Olena Tregub : “En Russie, on apprend aux écoliers qu’il faudra un jour s’emparer de Paris et de Berlin”

Olena Tregub : “En Russie, on apprend aux écoliers qu’il faudra un jour s’emparer de Paris et de Berlin”

En 2014, Olena Tregub est une jeune fonctionnaire chargée de superviser les flux d’aide internationale vers l’Ukraine après l’annexion de la Crimée et la guerre du Donbass. Elle est aux premières loges pour observer les failles du système. Deux ans plus tard, sous l’égide de Transparency International, elle crée Nako, une ONG anticorruption spécialisée dans le “monitoring” des contrats d’armement. Tout en travaillant à assainir les pratiques dans le secteur de la défense, Nako se consacre, en prime, à l’étude de la “machine de guerre” russe et aux meilleurs moyens d’affaiblir celle-ci. En marge du forum France-Ukraine 2024, organisé à Paris par l’Institut français des relations internationales (Ifri), L’Express a interviewé la directrice de cette organisation non gouvernementale. “Depuis le début de la guerre, la société est devenue encore plus allergique à la corruption”, dit-elle.

L’Express : l’Ukraine traîne encore une réputation de pays corrompu. Qu’en est-il aujourd’hui ?

Olena Tregub : C’est injuste, car les progrès accomplis par l’Ukraine dans la lutte contre ce fléau sont spectaculaires. L’année dernière, l’Ukraine a amélioré de 3 points son indice de perception de la corruption selon le classement de Transparency International, ce qui est très inhabituel pour un pays en guerre. Notre pays a gagné 3 points en un an et obtient actuellement un score de 36 points sur 100 [NDLR : le Danemark a 90 points ; la France, 76 ; et la Russie, 26]. L’Ukraine se classe cette année à la 104ᵉ place sur 180 pays, alors qu’elle était 116ᵉ en 2023. La Russie, elle, est 141ᵉ.

La tendance est positive. La bonne gouvernance et les bonnes pratiques progressent à grands pas. Ce succès s’explique par l’engagement de la société civile : depuis plusieurs années, elle exerce une pression continue sur le système politique et les institutions. C’est au cœur des préoccupations des Ukrainiens de la rue. Ils jugent d’ailleurs que la lutte contre la corruption est plus importante que d’autres sujets tels que la reconstruction. Ce mouvement a démarré avant la guerre. Mais, depuis l’invasion russe, la société est devenue encore plus allergique à la corruption. L’organisation que je préside, Nako, “monitorise” de près les contrats de défense, un secteur où la corruption s’épanouit traditionnellement en raison des importants flux d’argent. Nako est un bon exemple de ce qui se passe en Ukraine : cette ONG née au sein de la société civile est aujourd’hui intégrée à un conseil de surveillance qui contrôle les marchés publics dans le domaine de l’armement.

La présidente du Conseil italien, Giorgia Meloni, le chef de l’Etat ukrainien, Volodymyr Zelensky, et la présidente de la Commission européenne, Ursula von der Leyen, lors d’une cérémonie au Mur de la mémoire des défenseurs tombés au combat en Ukraine, le 24 février 2024, à Kiev, à l’occasion du 2ᵉ anniversaire de l’invasion de l’Ukraine par la Russie.

La guerre a permis de faire avancer des réformes importantes. Ainsi de la réforme des appels d’offres. Le processus est complètement transparent et consultable sur des sites Web dédiés. Cela étonne souvent les visiteurs étrangers, mais l’accès à l’information en la matière est plus facile en Ukraine que dans bien des pays européens ou qu’aux Etats-Unis. D’autre part, les déclarations de patrimoine de hauts dirigeants du pays, civils ou militaires, sont également transparentes. Au total, la corruption recule. Cependant, cela ne suffit pas. Notre système judiciaire doit s’améliorer. Car, si les personnes corrompues sont bien identifiées et surveillées, elles bénéficient encore d’une certaine impunité et sont rarement emprisonnées. Autrement dit, il y a beaucoup de procédures en cours mais peu de condamnations effectives. Voilà pourquoi nous devons modifier notre Code pénal.

Une autre de vos missions consiste à trouver des moyens pour ralentir la machine de guerre russe : comment faire ?

Il faut une approche entièrement nouvelle et beaucoup plus de coopération internationale. Aujourd’hui, la Russie contourne trop facilement les sanctions. Songez que 80 % des composants des missiles russes ou des drones iraniens proviennent des Etats-Unis. Les sanctions sont assez inefficaces. Le problème vient de ce que chaque pays travaille dans son coin et applique des sanctions mais sans vraie coordination ni suivi international. Il faudrait créer un groupe de travail multilatéral au niveau des gouvernements afin de rediscuter le régime de contrôle des exportations. L’effort doit être collectif.

Les pays européens devraient se réunir tous les jours pour analyser au quotidien ce que fait la Russie. Ce monitoring permettrait d’éviter que les systèmes de navigation américains – que les Etats-Unis n’accepteraient jamais de vendre à la Russie – se retrouvent malgré tout en Turquie ou au Kazakhstan et, de là, poursuivent leur chemin vers la Russie. Les gouvernements occidentaux, mais aussi les entreprises, devraient contrôler et suivre minutieusement ce que font leurs clients. En l’état actuel, il semble impossible d’arrêter la machine de guerre russe. L’Occident ne fait pas assez, il se contente de déclarations.

Quelle est votre évaluation de la machine de guerre russe ?

La Russie a transformé son économie en économie de guerre, en réorientant de nombreux sites de production. Des usines qui fabriquaient du pain produisent aujourd’hui des drones ! Même si l’Europe et l’Ukraine répètent qu’elles sont également entrées en mode “économie de guerre”, ce n’est pas le cas. La Russie, notre adversaire, est en avance sur nous. Elle a adapté sa structure de production. Les Russes parient à la fois sur de petits groupes d’ingénieurs du secteur privé et sur ses capacités industrielles étatiques. Les deux sont articulés avec une certaine souplesse.

La Russie a déjà amorcé son scénario de destruction totale

Résultat, la Russie fabrique des drones, des bombes, des missiles, des obus en grande quantité. Et même si ces armes sont chères à produire en raison des sanctions internationales frappant les composants technologiques sensibles, la Russie parvient à fabriquer ce dont elle a besoin tout en progressant technologiquement. Les Russes ont, par exemple, mis au point des drones avec vision nocturne, qui incluent une dose d’intelligence artificielle.

Et en Ukraine ?

La situation est différente. L’industrie de défense repose en grande partie sur l’innovation de la société civile. Nous avons par exemple été les premiers à comprendre l’importance des drones dans la guerre. Constatant qu’un drone à 500 dollars pouvait détruire un char d’assaut à plusieurs millions, les Russes nous ont ensuite imités. L’Ukraine a aussi mis au point des drones maritimes qui nous ont aidés à reconquérir la mer Noire et à détruire une bonne partie de la flotte russe. Cela est dû aussi au missile Neptune, qui a détruit le navire amiral russe Moskva au début de la guerre. Nous avons aussi remis à neuf de vieux avions en les transformant en drones : cela a été couronné de succès, comme on l’a vu la semaine dernière lors de l’attaque “en profondeur” contre des usines russes au Tatarstan. L’Ukraine développe maintenant sa capacité de missiles à longue portée.

La Russie est à l’offensive, les Etats-Unis n’apportent pas l’aide attendue, et Trump pourrait redevenir président bientôt : êtes-vous inquiète ?

Nous sommes dans une phase critique. C’est une course contre la montre. L’Ukraine manque de personnels et renforce ses fortifications pour tenir la ligne de front. Nous devons amener plus de combattants sur la “ligne de contact”, mais, pour cela, nous avons besoin d’aide financière, parce qu’entraîner des soldats et les équiper est onéreux. Si l’Ukraine reçoit de l’aide européenne et américaine rapidement, elle sera en mesure de conserver son territoire. Dans le cas contraire, la Russie fera une percée majeure sur la ligne de front, prendra davantage de territoire et continuera à avancer…

La Russie ignore complètement les notions de ‘lassitude’ ou de ‘fatigue’ de guerre

Comment voyez-vous l’avenir immédiat du conflit ?

La Russie a commencé à mettre en œuvre un plan que je qualifierais de “scénario d’Alep”, du nom de la ville syrienne ravagée par la Russie. Dans un premier temps, il s’agit de détruire complètement deux grandes villes, Odessa et Kharkiv – qui est la deuxième plus grande commune ukrainienne. Moscou est déjà parvenu à détruire l’infrastructure énergétique de Kharkiv. Poutine veut que ses habitants connaissent une catastrophe humanitaire à l’hiver prochain. Les gens n’auront plus d’eau chaude, plus de chauffage et quitteront la ville par millions. Les Russes vont donc continuer à aplatir ces deux métropoles avec des missiles, des drones et des bombes lâchées par des avions, comme ils l’ont fait à Marioupol voilà deux ans. Cela deviendra totalement invivable. Après quoi, les Russes espèrent mobiliser suffisamment de forces terrestres pour s’emparer de Kharkiv. Ce scénario de destruction totale est en cours. Il sera suivi par l’anéantissement d’autres villes. Sans l’aide de l’Europe et des Etats-Unis nous ne pourrons pas arrêter ces crimes contre l’humanité.

Craignez-vous que les Occidentaux ne se lassent de la guerre ?

En Ukraine, les gens ne comprennent pas comment on peut ressentir de la lassitude face à la guerre. Les Européens devraient comprendre que la Russie constitue une menace existentielle pour eux, pas seulement pour nous, les Ukrainiens. Aujourd’hui, la Russie s’attaque à l’Europe, à l’Otan, et elle prépare la prochaine génération de citoyens à la guerre contre le Vieux Continent. La Russie ignore complètement les notions de “lassitude” ou de “fatigue” de guerre. Au contraire, le ministère de l’Education a donné des consignes pour les écoles russes : on y enseigne aux enfants de maternelle le port de l’uniforme, les chants patriotiques, la marche au pas et le maniement des armes. Les écoliers sont soumis à des lavages de cerveau. On leur apprend qu’il faudra un jour s’emparer de Berlin, de Paris, de Lisbonne et que l’Europe a vocation à être dominée par la Russie !

“En Ukraine, personne n’envisage de rendre les armes. Pourquoi ? Parce que les gens savent ce qui les attend en cas de reddition : ils seraient massacrés, anéantis, torturés, parqués dans des camps de concentration. On assisterait à un génocide”, avertit Olena Tregub.

La résistance ukrainienne permet à l’Europe de gagner du temps pour se préparer à l’agression russe et, espérons-le, à dissuader la Russie de continuer sa folle guerre. Si Poutine échoue en Ukraine, il s’arrêtera là. Si, au contraire, il gagne, il s’attaquera ensuite à des cibles plus importantes. La dynamique est forte, côté russe, d’autant que la guerre est rentable pour la Russie et ses habitants. Les sommes perçues par les Russes sont alléchantes, supérieures à ce qu’ils ont jamais pu gagner en temps de paix. La région de Krasnodar offre par exemple 1 million de roubles [10 000 euros] à la signature du contrat d’engagement, puis une solde mensuelle de 2 000 euros environ. C’est énorme. Ainsi attirés par l’appât du gain, beaucoup d’hommes sont prêts à partir au front. De nombreuses familles voient leurs revenus progresser. Les Russes n’éprouvent aucune “lassitude”.

Quel est le moral, côté ukrainien ?

Il est un peu moins bon cette année que l’année précédente. C’est compréhensible : les Ukrainiens sont épuisés par les bombardements constants. Les gens dorment mal la nuit. Leur sommeil est interrompu par les alertes et ils doivent alors aller aux abris. Nombreux sont les Ukrainiens qui souffrent du syndrome de stress post-traumatique. L’humeur n’est donc pas au beau fixe, parce que chacun comprend que la guerre sera longue et qu’il n’y aura pas de victoire à brève échéance. Après l’euphorie liée au succès de la contre-offensive du printemps et de l’été 2022, les attentes sont plus réalistes.

Mais le “fighting spirit”, la motivation sont là : personne n’envisage de rendre les armes. Pourquoi ? Parce que les gens savent ce qui les attend en cas de reddition : les Ukrainiens seraient massacrés, anéantis, torturés, parqués dans des camps de concentration. On assisterait à un génocide. Les Russes disposent déjà des listes des gens à assassiner. Ils veulent notamment tuer les leaders ; tous les hommes et les femmes qui ne coopèrent pas avec eux, de 18 à 60 ans. Les Russes tueront et tortureront aussi les adolescents. Ils le font déjà. Or les Ukrainiens savent tout cela, c’est pourquoi ils ne peuvent pas abandonner le combat. Pour eux, ce n’est pas une option envisageable.

Comment les récentes déclarations d’Emmanuel Macron sur l’éventuel envoi de troupes françaises en Ukraine ont-elles été reçues en Ukraine ?

Elles ont été d’autant mieux reçues que le blocage de l’aide de Washington par le Congrès américain depuis plusieurs mois a un effet démoralisant. Imaginez l’état d’esprit d’un jeune Ukrainien envoyé au combat en sachant que son armée manque de munitions… Comme Macron l’a indiqué, l’Ukraine désire ardemment un engagement accru de l’Union européenne et de l’Otan. En même temps, nous comprenons parfaitement que c’est risqué pour les Européens. Voilà pourquoi personne ne demande aux troupes françaises de venir sur le terrain.

Ce dont nous avons besoin, en revanche, ce sont des armements et de l’assistance financière. Sans s’engager en Ukraine, les troupes françaises pourraient être stationnées le long de la frontière avec la Pologne et la Roumanie. Ce serait gagnant-gagnant. L’Ukraine est en effet le seul pays d’Europe à savoir comment combattre les Russes. Notre pays est aussi le seul pays à disposer d’une expérience pratique et de connaissances dans le domaine de la guerre contre la Russie, y compris en matière de guerre électronique. Nous pourrions partager ce savoir en temps réel avec votre armée ; en échange, celle-ci pourrait nous former, près de la frontière, au maniement de certaines technologies. Une chose est sûre : après la prise de position de Macron, l’image de la France est ressortie grandie. L’impression qui domine est que l’Allemagne est devenue l’épicentre de la peur en Europe. Or la peur est la plus grande arme de Poutine contre l’Occident. Nous pensons maintenant que la France est la mieux placée pour vaincre cette arme de la peur.

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