Pascal Perrineau : “Sciences Po n’arrive plus à faire vivre un véritable pluralisme”

Pascal Perrineau : “Sciences Po n’arrive plus à faire vivre un véritable pluralisme”

A l’heure où la politique provoque volontiers du dégoût, l’un de nos meilleurs analystes de la Ve République a choisi d’exposer, dans Le Goût de la politique (Odile Jacob), un ouvrage en forme de mémoires mêlant l’autobiographie au regard du politologue, toutes les raisons de son goût pour la chose publique. On y apprend comment le professeur à Sciences Po et ancien directeur du Cevipof, aux origines géographiques et culturelles mêlées, s’est pris de passion pour la politique dès son plus jeune âge et a décidé, à défaut de s’y engager directement, d’en faire son objet d’étude.

Bien lui en a pris puisque Pascal Perrineau fut l’un des premiers à avoir identifié les changements de l’électorat du Front national, qu’il décida d’étudier dès le début des années 1980 et qualifia dans les années 1990 de “premier parti ouvrier de France”, au grand dam de certains de ses collègues. Comprendre le monde, telle a toujours été la passion de cet homme chaleureux et curieux, amoureux de la stabilité autant que du mouvement. Avec lui, nous évoquons sa jeunesse, Mai 68, les figures politiques qui l’ont impressionné, le Front/Rassemblement national et la crise actuelle à Sciences Po Paris.

L’Express : Vos origines familiales sont diverses, géographiquement et culturellement. Ce choc des cultures a-t-il été pour vous une richesse ?

Pascal Perrineau : Mon goût de la politique a été d’abord formé par mes influences familiales, ce que j’appelle des “empreintes”. Elles s’avèrent très diverses. En Alsace-Lorraine, où je suis né, nous nous désignons nous-mêmes comme des “Français de l’extérieur”, par opposition aux “Français de l’intérieur”. Mon père, lui, était un Français de l’intérieur de la bourgeoisie moyenne. Son père était un médecin de Rambouillet devenu professeur d’anglais. En revanche, du côté de la famille de ma mère, à l’Est, la fierté nationale coexistait avec des références culturelles germaniques, puisque la région était devenue allemande à deux reprises. Mon grand-père avait lui-même grandi en Tchécoslovaquie, à l’époque austro-hongroise. Les bibliothèques familiales étaient pleines d’ouvrages de littérature allemande et tchèque. On était loin de la France, et loin des référents culturels de mon père, qui était fasciné par la culture britannique. Ces deux univers extrêmement différents se sont rencontrés à l’occasion de la Seconde Guerre mondiale, puisque mon père s’est engagé comme interprète de l’armée américaine et s’est retrouvé par ce biais dans l’est de la France, où il a rencontré ma mère.

Les influences politiques y étaient également très différentes.

Mon père, fils d’un médecin radical-socialiste très libre d’esprit, était de tradition gaulliste. Comme il avait les yeux rivés vers l’Angleterre, il est devenu un gaulliste de la première heure quand de Gaulle a rejoint Londres. Chez ma mère, c’était tout à fait différent. Pendant la Seconde Guerre mondiale, comme un grand nombre de jeunes Alsaciens-Lorrains devenus allemands, elle a été envoyée dans une famille allemande pour y être “nazifiée”. Elle a résisté, à sa manière, comme on pouvait le faire à 16 ou 17 ans. Elle est restée très marquée par ces trois ans passés en Allemagne, au cœur de la Ruhr, à subir tous les soirs les bombardements de ceux qui allaient la libérer. La tradition de cette partie de la famille n’était pas française, c’était celle du Zentrum (le centre allemand qui a existé de 1870 à 1933), cette démocratie chrétienne allemande qui vouait un véritable culte à Robert Schuman. Nous visitions souvent deux lieux, la colline de Sion – la “colline inspirée” de Barrès – et la maison de Robert Schuman. Ce n’est qu’un apparent paradoxe : cette culture tenait très bien les deux bouts de la chaîne, la passion nationale et la passion républicaine.

L’appartenance nationale, de surcroît, n’empêchait pas le sentiment européen. Ces deux familles avaient vécu dans leur chair trois guerres, et le seul moyen d’en sortir, pour elles comme pour beaucoup de Français, c’était de tendre la main aux ennemis d’hier via la Ceca [Communauté européenne du charbon et de l’acier, fondé en 1952]. Pour cet “homme du fer” qu’était mon grand-père, qui travaillait dans la sidérurgie chez Wendel, la Ceca a représenté un grand espoir : ce qui servait à faire des canons allait permettre de tendre la main aux ennemis d’hier. Cette passion européenne, chez lui, s’accompagnait d’une forte aspiration au redémarrage économique du pays, via la création d’un grand marché.

Vous avez donc attrapé le “virus de la politique”, pour reprendre les termes de Raymond Aron. Vous racontez notamment l’émotion que vous avez ressentie en allant, avec votre père, à la rencontre du général de Gaulle en 1959.

J’avais neuf ans. De Gaulle venait de revenir au pouvoir. Il avait prévu de se rendre à Tours – un lieu important parce que c’était là où, en 1940, le gouvernement, après avoir quitté Paris, s’était réfugié dans un premier temps avant d’aller à Bordeaux, et où Churchill l’avait incité à résister ou à capituler et à ne pas signer d’armistice. Nous étions près de 300 personnes sur la place de la préfecture. Je fus ébahi de voir mon père, d’ordinaire si réservé, crier “Vive de Gaulle !” Et en sortant de sa DS, de Gaulle, entendant ces quatre ou cinq personnes enthousiastes, est venu saluer mon père en souriant. Je me trouvais juste sous le bras du général dans son loden noir. C’est le jour où j’ai découvert ce que voulaient dire les “grandes personnes”. J’étais à la fois écrasé et fasciné. J’étais fier d’avoir un père capable de s’extraire de la sphère privée pour s’affirmer dans la sphère publique – une sphère à laquelle il m’introduisait, ce qui, pour un jeune garçon, compte beaucoup.

Ensuite, vous vous intéressez à la politique via la littérature.

J’avais une passion pour une forme de littérature romanesque que les Français de l’intérieur connaissent assez mal, caractéristique de l’Alsace-Lorraine républicaine, dont les auteurs les plus emblématiques étaient Erckmann-Chatrian et Hansi. C’est une littérature républicaine, universaliste, patriote mais sensible à la diversité. La République est, dans ce contexte, la réponse universelle qui permet de s’arracher aux conditions particulières tout en les reconnaissant. Pour moi, c’était ce que je ressentais intuitivement, c’était l’exemple de la “vie bonne”, c’était la bonne façon de “faire communauté”, comme on dit aujourd’hui.

Puis je me suis tourné vers une approche plus philosophique. Le premier qui m’a fasciné, à la frontière de la sociologie et de la philosophie, c’est Auguste Comte. Selon lui, le mouvement, c’est la continuation de l’ordre, il n’y a pas de mouvement sans ordre et pas d’ordre sans mouvement, sans quoi l’on tombe dans le statisme mortifère ou le mouvement mortifère. C’est quelque chose auquel je crois profondément. D’où ma fascination, quand j’ai 19 ans, pour le discours sur la “nouvelle société” de Chaban-Delmas, qui dit en substance qu’on ne peut faire porter le mouvement que par des hommes d’ordre.

Ce discours n’aurait sans doute pas eu lieu sans Mai 1968. Qu’avez-vous fait et pensé pendant cette période ?

Dans les années 1966-67, j’ai 16-17 ans, je suis en première, je vais rentrer en terminale. On discutait énormément du changement social. Nous ressentions tous dans nos familles, dans la culture, dans la vie de tous les jours, une société qui avait incroyablement bougé sur le terrain économique – enfant, j’allais encore prendre ma “douche” dehors dans un bac ! – mais pas autant sur le plan culturel. Les hommes de la génération qui était au pouvoir, comme de Gaulle, pour lesquels j’avais un immense respect, avaient certes catalysé un changement extraordinaire, mais quelque part, ils restaient des hommes de la fin du XIXe siècle. C’est pourquoi ils ne pouvaient pas entendre et emmener le besoin de changement de la société française au milieu des Trente Glorieuses – d’où mon adhésion à la figure de Jacques Chaban-Delmas.

Autrement, je n’ai pas participé au mouvement de Mai 68. J’étais très sensible à la réflexion sur le changement social et culturel de mes camarades. Mais je trouvais leurs réponses – celles du trotskisme, du maoïsme, de Castro ou du Parti communiste, indigentes. Je trouvais invraisemblable que les réponses à tous les débats que nous avions, nous jeunes Français, soient celles-là. Ce n’était pas à la hauteur. C’est ce que je disais à mes amis : je n’irais pas sur les barricades avec vous pour bâtir la société communiste de demain ! Je n’y crois pas. Ce sont des billevesées. Vous êtes en train de préparer une société totalitaire. A ce moment-là, je lisais le livre de Karl Popper, La Société ouverte et ses ennemis, qui offrit à ce qui n’était qu’une intuition une référence intellectuelle forte. Tous mes amis, persuadés d’être en train de préparer une société ouverte et moderne, étaient en réalité les promoteurs de sociétés closes, communautaires et totalitaires.

Vous resterez pourtant de gauche, jusqu’à adhérer au Parti socialiste dix ans plus tard.

Après 1968 et le “quinquennat” Pompidou, je place énormément d’espoirs dans Chaban. Mais à partir de 1973, pour une raison que l’on connaît aujourd’hui, la maladie de Pompidou, une phase conservatrice s’est amorcée. J’estime donc que l’on ne pourra pas attendre de l’équipe de Pierre Messmer ce changement auquel tout le monde aspirait, dans tous les milieux.

J’avais été horrifié par ce qui s’était passé à Prague en 1968, qui ne faisait que renforcer mon anticommunisme. Je tombe alors sur une revue, Dire, qui restera éphémère, dont je ne sais pas qu’elle est, à l’origine, celle de la Convention des institutions républicaines, c’est-à-dire des mitterrandistes. Par cette revue, je rentre en contact avec des auteurs de la gauche réformiste, Gilles Martinet, Michel Rocard, Marc Paillet. J’y trouve une vraie réflexion réformiste. Je me dis alors que si la droite n’est pas capable de faire advenir la nouvelle société, peut-être que la gauche sociale-démocrate, socialiste en l’espèce car en France il n’y a jamais eu de vraie social-démocratie, le pourra peut-être.

Simplement, je restais très gêné par l’alliance des socialistes avec les communistes. J’ai alors rencontré Georges Dayan, qui était sénateur de Paris, et un ami intime de François Mitterrand. Cet homme brillant va me convaincre d’entrer au PS. La stratégie du parti, m’explique-t-il, est d’utiliser l’Union de la gauche pour mieux étouffer le Parti communiste. Cette position me semblait être la bonne. Et quelque part, la réalité le confirmait. Aux législatives de 1978, pour la première fois depuis la guerre, le PS est passé devant le PC.

J’ai pourtant fini par démissionner en 1981 parce que je n’ai pas un tempérament de militant et que Dayan était mort d’un arrêt cardiaque. Je n’avais plus aucun attachement affectif pour cette communauté au demeurant très conflictuelle, avec ses incessantes guerres de courants et son ambiance déplorable.

Vous écrivez d’ailleurs qu’une fois la victoire emportée, les socialistes ont tous couru après les places.

Quelques années auparavant, on m’avait fait distribuer dans les rues du centre de Paris ces célèbres tracts en faveur de Mitterrand : “La seule idée de la droite, garder le pouvoir. Mon premier projet, vous le rendre.” Tu parles ! Je conclus de cet épisode que la politique n’était pas faite pour moi. A ce moment-là, je faisais des études de sciences politiques et, en lisant le Tableau politique de la France de l’Ouest d’André Siegfried, j’étais tombé sur cette phrase de l’introduction où il expliquait avoir lui-même cherché sans succès à faire de la politique active, et conclu que la “volupté de comprendre” était aussi belle que “l’ivresse de l’action”. Je m’y retrouvais pleinement. J’ai donc fait de la politique, pour laquelle j’avais une forme de passion, un objet d’étude.

Dès ce moment-là, je prends mes distances vis-à-vis de toute forme d’engagement militant. Je passe l’agrégation et je soutiens ma thèse. Je deviens professeur d’université à Grenoble et j’y apprends le métier d’enseignant. J’avais et ai toujours la passion de la transmission. Et quelque part, mon plus grand engagement, c’est celui-là.

A partir des années 1980, vous commencez à vous intéresser à un petit parti en pleine ascension, le Front national. Pourquoi ?

A Grenoble, en préparant mes cours d’histoire des idées politiques pour la première fois, en l’espèce sur la droite et l’idée nationale, je découvre la grande diversité de ces droites, les unes prônant un nationalisme ouvert, les autres, rétracté. Cela me passionne et je décide d’explorer davantage ce nationalisme de rétraction. Non seulement cela faisait écho à mes lectures de Barrès, dont j’appréciais beaucoup le style et qui faisait partie de la culture de tout jeune Lorrain, mais aussi, le chercheur que j’étais était sensible aux “signaux faibles” électoraux. Or à cette époque, en regardant les résultats des cantonales de 1982, j’aperçois des choses étranges dans quelques endroits.

Le Front national, qui n’était rien à l’époque, fait 7, 8, 9, 10 %. Je pars étudier ces terrains. Je m’aperçois que la plupart du temps, ce sont des zones de fracture industrielle qui commencent à entrer dans la globalisation et qui en souffrent – c’est le cas, au passage, de mon village. C’est pire encore dans le cas des industries sidérurgiques, où ces changements ne déstructurent pas simplement la société mais aussi la culture des “hommes du fer”. Je réalise que ces zones sont touchées par d’autres phénomènes, en particulier par les flux migratoires liés à l’industrialisation française. Ces immigrés, qui auraient dû venir pour un temps limité, sont restés et sont vécus de plus en plus comme une concurrence sur le marché du travail, notamment pour les “petits boulots”. Les enfants d’immigrés sont de fait beaucoup plus adaptés à cette forme de travail, marginale, que les fils des ouvriers qui étaient, eux, à la recherche d’un emploi semblable à celui de leur père. En l’occurrence, la dimension raciste n’est pas tellement présente. S’y ajoute la montée de l’insécurité. Or si la petite insécurité peut être supportée par des gens économiquement à l’aise, elle ne l’est pas par ceux qui sont économiquement fragiles.

Si je prête attention au phénomène, c’est que la globalisation ne va cesser de s’étendre, sur le plan économique, financier, culturel, politique, avec bien sûr la construction européenne. Je mets alors au travail mes étudiants à Grenoble, qui se demandaient ce qui m’arrivait (rires). Je les envoie sur le terrain pour mener des études pointues, rencontrer ces électeurs et essayer de décoder avec moi ce qui se passe. C’est alors que se produit la première percée du FN, aux européennes de 1984. Je commence à en discuter avec des collègues, mais personne ne prenait le sujet au sérieux. Tout le monde se disait que c’était une poussée de fièvre, à la manière du mouvement poujadiste en 1956. Mais j’étais persuadé que cela ne disparaîtrait pas et qu’au contraire, cela s’amplifierait. Je l’ai écrit à l’époque. D’autant que l’entrepreneur politique qu’était Jean-Marie Le Pen avait le talent de démagogue que l’on sait. En discutant avec les électeurs du RN, en lisant les entretiens de mes étudiants, je pressentais un mouvement très profond, auquel aucune force politique, de la droite à l’extrême gauche, n’était capable de répondre.

Comme je m’intéressais surtout aux électeurs, davantage qu’au parti en tant que tel, j’ai été assez vite l’objet de l’ostracisation de mes collègues. Pourquoi un professeur d’université travaille-t-il sur ce sujet ? Pourquoi écoute-t-il ces électeurs qui, à l’époque, sont tout simplement perçus comme de simples beaufs ? Je ne faisais pourtant que mon métier.

Les choses se sont gâtées quand, dans les années 1990, vous désignez le FN comme “le premier Parti ouvrier de France”…

Qu’est-ce que je n’ai pas entendu ! J’ai été presque accusé de faire de la propagande pour le Front national. C’était hallucinant. J’avais du mal à traiter cela par le mépris. Et cela a certainement coûté cher à ma carrière, un peu comme à Pierre-André Taguieff. Lui comme moi estimions que notre rôle de chercheur était de comprendre le phénomène et non le critiquer, et nous considérions au contraire que nos “intellectuels”, en condamnant le phénomène, ne faisaient que le renforcer, parce que bien sûr, le FN avait une habileté particulière à “retourner le stigmate”. C’est ce que j’essayais d’expliquer en vain à mes collègues : s’ils voulaient combattre le phénomène, il fallait d’abord le comprendre.

Rétrospectivement, vu le succès actuel du RN, il paraît étrange que même les responsables politiques mainstream de l’époque n’aient pas réagi, ni à gauche, ni vraiment à droite. Pourquoi ?

Par paresse. Les politiques ne lisent pas assez. Les liens entre la recherche et le monde politique sont souvent faibles. Seuls quelques hommes isolés, comme souvent, en étaient conscients. Par exemple, au Parti socialiste, un maire de banlieue, Gilbert Bonnemaison, ou encore Pierre Mauroy. À droite, Gérard Larcher. C’étaient tous des hommes de terrain, ceux qui ont de la glaise à leurs souliers, par opposition aux autres, qui sont tout aux délices des jeux politiques. Ces derniers pensaient pouvoir facilement damer le pion au FN. Ils regardaient le FN et leurs électeurs comme des médiocres, avec un mépris de classe incroyable, notamment à gauche. La gauche était persuadée que seule l’indignation morale viendrait à bout du phénomène – ce qui me faisait éclater de rire… jaune.

Elle en est toujours persuadée…

Oui. Plus récemment, seul Manuel Valls a vraiment pris le sujet au sérieux, ou encore, dans une moindre mesure, Jean-Christophe Cambadélis, qui est passé de l’indignation à la compréhension, parce qu’il lisait. J’ai aussi rencontré une oreille très attentive auprès de Jean-Pierre Chevènement quand il était ministre de l’Intérieur. Mais au sommet de l’Etat, en revanche, pas grand-chose. Jacques Chirac possédait une forme d’optimisme qui l’empêchait de voir la réalité. Il m’écoutait avec beaucoup d’intérêt mais restait persuadé qu’il suffisait d’utiliser certains éléments de langage comme ceux qu’il a employés sur “le bruit et l’odeur”. Quant à Nicolas Sarkozy, il entendait les choses mais voulait s’en servir pour faire des coups. Ce n’était pas du tout à la hauteur du défi.

Que pensez-vous du nouveau FN, le RN ?

Une évolution sensible a eu lieu à partir de 2011, quand Marine Le Pen a pris la présidence du FN. Mais cette dernière jouait déjà un rôle important depuis quelque temps. Quand elle dirigeait la campagne de son père en 2007, des évolutions étaient déjà apparues, en premier lieu la tentative de réaliser une OPA sur la République, en reprenant un message républicain considéré comme laissé en déshérence. Pendant plus d’une décennie, le FN a alors cherché à s’approprier l’ensemble des fondamentaux de la culture politique française, une stratégie qui s’est avérée payante et leur a permis une extension à la fois électorale et idéologique, les faisant passer de parti “hors système” à parti “dans le système”.

De fait, les aspects les plus inadmissibles qui pouvaient encore y exister dans les années 1990, en particulier l’antisémitisme, ont presque totalement disparu. On pourra toujours y trouver quelques militants aux attitudes condamnables dans leur jeunesse, mais de la part de Marine Le Pen et de Jordan Bardella, aucun dérapage de ce genre n’est à remarquer. C’était essentiel pour intégrer la “cour des grands”. Et ils y sont pleinement aujourd’hui. Le RN est devenu non seulement le premier parti en milieu populaire, mais le premier parti français tout court, et on pourra amplement le constater aux européennes. Ils sont au cœur du système et, qu’on le veuille ou non, il faudra faire avec ce qu’ils représentent. Car même si l’on rejette ce parti, il faut au moins s’intéresser au phénomène économique, social et culturel qu’il incarne. Sinon, on ne fait pas son métier de politique.

Dans votre livre, vous suggérez que le clivage politique qui compte, désormais, est celui qui sépare l’ouverture de la fermeture. Le clivage gauche droite est-il condamné ou n’est-ce qu’une transition passagère ?

Je crois que la vie politique française est devenue un palimpseste. Bien sûr, comme le disait très bien dans Sens et puissance ce spécialiste de l’Afrique noire qu’était Georges Balandier, les temporalités des sociétés sont distinctes. Le temps culturel est extrêmement lent, le temps économique, extrêmement rapide, et le temps social est intermédiaire. La globalisation s’est imposée très rapidement. On a pu en observer les conséquences en matière de désaffiliation sociale. Pendant longtemps, les cultures politiques sont restées inchangées. On le voit encore en 2012, où l’affrontement entre Sarkozy et Hollande donnait encore l’illusion d’un grand conflit entre droite et gauche. Mais ce n’était que le dernier sursaut.

Le nouveau clivage s’est imposé en réalité dès les années 1990 avec le référendum sur Maastricht, et s’est accentué avec le référendum sur la Constitution européenne de 2005 avec, à chaque fois, une forte participation électorale des Français. Beaucoup de politologues n’ont pas voulu le comprendre. Ceux qui l’ont le mieux anticipé, ce sont les géographes, d’où les nombreuses interprétations en termes de “fractures” territoriales, porteuses de fractures sociales et politiques. La bipolarité est désormais claire entre une France qui, à tort ou à raison, croit dans les vertus d’une ouverture économique, politique et même sociétale, et une autre qui estime que le prix à payer est trop grand et que l’heure est au recentrage national, c’est-à-dire au protectionnisme économique, social, politique et culturel.

La grande habileté de Marine Le Pen est de s’être placée à l’avant-garde du camp du recentrage national et d’en être maintenant l’expression principale. Quand elle réunit 41 % des suffrages au second tour à la dernière présidentielle, cela représente évidemment bien davantage que ce qu’on appelle communément l’extrême droite. Et demain, quand elle fera peut-être 52 % ou 53 %, cela voudra dire que l’opposition à ce que représentent Edouard Philippe ou Gabriel Attal l’emportera sur l’anti-populisme.

Il y a pourtant beaucoup d’électeurs qui ne se reconnaissent pas dans ce clivage et pensent que l’idéal se trouve dans la bonne combinaison de l’ouverture et de la fermeture, en fonction des circonstances.

Bien sûr. Tout comme il y a des gauches et des droites, il y a des modes d’ouverture et de fermeture. Il n’empêche que l’axe le plus explicatif des comportements politiques est celui de l’ouverture/fermeture. L’axe gauche-droite arrive après. Et en effet, vous avez une gauche ouverte, une gauche fermée, une droite ouverte, une droite fermée. Certains sont ouverts économiquement mais fermés socialement et culturellement, et vice-versa. Le repère de l’ouverture/fermeture s’est installé durablement dans nos sociétés et le populisme, de gauche comme de droite, l’a très bien compris, renvoyant les élites de l’ouverture au petit monde des nantis, des bobos de droite et de gauche. Cela lui a permis, dans beaucoup de pays et bien au-delà de la seule Europe, de s’installer durablement. A tel point que cette dynamique est venue à bout des deux grands partis qui ont organisé toute la bipolarité sous la Ve République. C’est tout de même incroyable.

Il faut souligner un autre aspect très important de votre parcours, votre attachement à l’Institut d’études politiques de Paris, Sciences Po.

Je rentre à Sciences Po au milieu des années 1970 parce que je me destine au droit, et précisément au droit maritime. Georges Lavau, un grand professeur de Sciences Po, m’a repéré et conseillé d’y entrer. A l’époque, je ressentais déjà les méfaits des hégémonies intellectuelles dominantes à l’université. L’université était marxiste, structuraliste et bourdivine [NDLR : en référence au sociologue Pierre Bourdieu]. En dehors de ça, il n’y avait point de salut. C’était intéressant mais ce n’était rien d’autre que du marxisme un peu vulgaire. Or je n’étais pas à l’université pour vivre sous une chape de plomb. En regard, Sciences Po m’apparaissait comme un lieu de liberté intellectuelle. Ce que j’ai pu vérifier après m’y être enfui.

Nous avions des professeurs communistes, démocrates chrétiens, ou même d’extrême droite. Je pense à ce grand historien du nationalisme français, Raoul Girardet, qui était passé par l’Action française, la Résistance et l’O.A.S, et était un puits de science. Ou encore à Raymond Aron. Le but était de nous offrir des instruments pour construire au mieux nos parcours de citoyen. Pendant très longtemps, Sciences Po a été ce havre de pluralisme.

Et puis peu à peu, l’idée s’est imposée d’en faire une université afin de rentrer dans la compétition internationale. Nous nous sommes “universitarisés” au bon et au mauvais sens du terme. J’en parle de manière d’autant plus décomplexée que je l’ai dit à l’époque à Richard Descoings. Or le père fondateur de l’IEP, Emile Boutmy, l’avait bien dit en 1872 : je crée Sciences Po parce que l’université est sclérosée. Alors bien sûr, nous y avons gagné l’augmentation du nombre d’étudiants, la diversité des matières, l’internationalisation. Mais en même temps, nous y avons fait entrer un certain dogmatisme, ce que Boutmy appelait en son temps un “esprit borné”. Cela a modifié à la fois la manière dont on conçoit le pluralisme et le profil des étudiants, qui sont de plus en plus des étudiants en sciences sociales comme on en trouve ailleurs, avec certes un meilleur niveau puisqu’ils sont sélectionnés à l’entrée. Ce n’est pas pour rien qu’aux dernières élections présidentielles, les étudiants de Sciences Po ont voté à 55 % pour Jean-Luc Mélenchon. Or cela pose un évident problème, en milieu étudiant et enseignant, de pluralisme. Elle est ici, la crise que traverse Sciences Po aujourd’hui. Sciences Po n’arrive pas suffisamment à faire vivre un véritable pluralisme, et laisse parfois trop de place à des gens qui véhiculent tout sauf le pluralisme.

Comment en sortir ? Si le poisson pourrit par la tête, peut-il aussi se désintoxiquer par la tête ?

Sciences Po s’est toujours appuyé sur un leadership fort, comme celui d’Alain Lancelot, de 1987 à 1996, celui d’hommes qui s’imposaient et savaient dire leur mot. Il faut retrouver ce leadership stable et fort, y compris dans la sphère académique et intellectuelle. Je ne crois pas à cette division entre académiques d’un côté et administration de l’autre. Il faut aussi faire très attention, dans le recrutement des enseignants, au pluralisme méthodologique et intellectuel, tout en veillant à ne pas recréer de nouvelles formes d’idéologies dominantes. Ce n’est pas simple car les universitaires se recrutent entre eux. Mais nous sommes à la croisée des chemins et il faut agir.

Et vous, pourriez-vous diriger Sciences Po ?

Je me suis présenté, sans succès, à la présidence de la Fondation nationale des sciences politiques. Quant à la direction de l’IEP, que Mathias Vicherat occupait jusqu’alors, c’est un poste difficile pour lequel je n’aurais à mon avis aucune chance – cela ferait bondir mes collègues ! Car comme vous avez pu le constater en lisant mon livre, je n’ai pas ma langue dans ma poche.

Alors, qui ? Avez-vous des idées, des suggestions ?

Pas pour l’instant. J’attends de voir qui va sortir du bois.

Pascal Perrineau, Le Goût de la politique. Un observateur passionné de la Ve République, Odile Jacob, 56 pages, 22.90 €

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