Philippe Sands : “Cela n’a aucun sens de dire qu’Israël et le Hamas sont mis sur un pied d’égalité”

Philippe Sands : “Cela n’a aucun sens de dire qu’Israël et le Hamas sont mis sur un pied d’égalité”

Un dirigeant israélien se retrouvera-t-il, un jour, dans le box des accusés de la Cour pénale internationale (CPI) ? Son procureur, Karim Khan, a requis le 20 mai des mandats d’arrêts contre le Premier ministre, Benyamin Netanyahou, et son ministre de la Défense Yoav Gallant, en plus de trois autres visant Yahya Sinouar, leader du Hamas dans la bande de Gaza, Mohammed Deïf, chef de sa branche armée, et Ismaïl Haniyeh, chef du bureau politique de l’organisation. Une décision “scandaleuse”, selon le président américain Joe Biden, fervent soutien d’Israël.

Ce n’est pas l’avis de Philippe Sands, auteur de plusieurs ouvrages sur l’histoire du droit international, dont le “best-seller” Retour à Lemberg, sur l’invention, par deux éminents juristes juifs ayant vécu dans la même ville que son grand-père, des termes de crimes contre l’humanité et de génocide. L’avocat franco-britannique estime que le rapport sur lequel s’appuie Karim Khan est “juridiquement incontestable” et qu’il est “évident” qu’ont “été commis à Gaza” des “crimes de guerre” et, “très certainement aussi des crimes contre l’humanité”.

L’Express : Le procureur général de Cour pénale internationale a demandé l’émission de mandats d’arrêt contre des responsables du Hamas, mais aussi contre le Premier ministre israélien Benyamin Netanyahou et son ministre de la Défense, Yoav Gallant. Est-ce la première fois qu’une telle demande vise les dirigeants d’une démocratie ?

Philippe Sands : C’est la première fois pour une démocratie, oui. Si un mandat d’arrêt était émis contre lui, Benyamin Netanyahou serait le troisième chef d’Etat ou de gouvernement à être inculpé par la CPI après le Soudanais Omar el-Béchir [en 2009] et Vladimir Poutine [en mars 2023]. Je pense que le procureur général, après avoir inculpé le président russe, n’avait pas le choix. Il ne pouvait pas seulement inculper les dirigeants du Hamas pour les crimes internationaux commis le 7 octobre et par la suite – tueries, crimes sexuels, otages. Mais il est aussi évident que des crimes ont été commis à Gaza : crimes de guerre, très certainement aussi crimes contre l’humanité.

Israël conteste vivement cette décision, estimant être mise sur un pied d’égalité avec une organisation terroriste, le Hamas. Est-ce une erreur de la part du procureur général de demander ces cinq mandats d’arrêt de manière simultanée ?

Cela n’a aucun sens de dire qu’Israël et le Hamas ont été mis sur un pied d’égalité. Le procureur a bénéficié d’un rapport juridiquement incontestable, produit par des experts – que je connais pour la plupart -, sur la base d’informations connues publiquement. Peut-être ont-ils aussi d’autres éléments dont nous n’avons pas connaissance. Mais sur l’aspect politique, on peut s’interroger : était-ce le moment de le faire, alors que la guerre se poursuit ?

Et donc, était-ce le moment ?

Je vois les arguments des deux côtés. J’ai déjà dit publiquement que, selon moi, c’était une erreur d’inculper Poutine au moment où il l’a fait. Selon ma théorie, il s’agissait d’éviter la création d’un tribunal spécial pour le crime d’agression [d’un pays par la force d’armée d’un autre], une idée à laquelle le procureur s’oppose. Non pour des raisons de principes, mais de territoire : il ne veut pas d’un tribunal concurrent de la CPI. Il lui fallait donc trouver une façon d’inculper Poutine et, dans la hiérarchie des horreurs que celui-ci a commis, il a choisi les déportations d’enfants. Un crime important, mais qui n’est pas central.

L’annonce de Karim Khan à propos de Netanyahou a provoqué des réactions scandalisées des Américains, des Britanniques ou des Allemands…

Mais pas des Français, ni des pays du Sud, qui sont plutôt en faveur de ces mandats d’arrêt. Les Américains et les Britanniques affirment que la CPI n’a pas de compétence pour juger les responsables israéliens, mais la Cour a déjà statué sur cette question et elle a affirmé que la Palestine faisait partie du Statut de Rome [NDLR : le traité à l’origine de la CPI] et qu’elle avait donc compétence sur le territoire de la Palestine. Le Royaume-Uni, membre de la CPI, doit respecter ses décisions, et sa réaction hypocrite relève du deux poids, deux mesures. En ce qui concerne les Américains, c’est encore plus ridicule. Il y a un an, le Sénat a voté à cent voix contre zéro son soutien à l’inculpation de Vladimir Poutine, alors que la Russie n’est pas membre de la CPI. Dire oui pour la Russie et non pour Israël, cela n’a aucun sens.

Mais la CPI n’a pas poursuivi, par exemple, le dirigeant syrien Bachar al-Assad…

La CPI n’a pas compétence concernant Bachar al-Assad, car la Syrie n’est pas partie du Statut de Rome. Elle pourrait inculper Bachar al-Assad s’il avait commis un crime dans un pays tiers, membre de la CPI.

Les autorités israéliennes peuvent-elles encore empêcher l’émission de ces mandats d’arrêt, par exemple si la justice israélienne ouvre une enquête sérieuse sur la guerre à Gaza ?

Oui, le procureur a écrit dans sa décision que le principe de complémentarité allait jouer dans cette affaire, ce qui signifie que si Israël entame une procédure sérieuse contre messieurs Gallant et Netanyahou, cela pourrait jouer. Mais il n’est pas certain que cela arrive. Le parquet en Israël peut ouvrir une enquête, mais on suppose qu’il peut y avoir un élément de contrôle politique derrière, une certaine dépendance.

Le terme de génocide est utilisé par les manifestants propalestiniens pour décrire la situation dans la bande de Gaza. Partagez-vous cette analyse ?

Ayant plaidé dans plusieurs affaires de ce type, je peux dire qu’il est très, très dur de prouver un génocide en droit international, puisqu’il faut prouver l’intention exclusive ou quasi exclusive de le commettre. Le procureur de la CPI semble le penser aussi, à la fois pour les événements du 7 octobre et pour ceux qui se sont déroulés depuis : il ne mentionne pas le terme de génocide. Entre les lignes, il est raisonnable d’y lire un message envoyé par le procureur à la Cour internationale de Justice, qui se trouve aussi à La Haye : la Cour pénale internationale a des compétences sur les crimes de guerre, les crimes contre l’humanité et le génocide. Il a dit oui aux crimes de guerre, oui aux crimes contre l’humanité, rien sur le génocide.

Ce message peut-il être entendu dans le camp propalestinien, qui utilise ce terme de génocide régulièrement ?

Selon moi, il n’existe pas de hiérarchie entre crimes de guerre, crimes contre l’humanité et génocide. Quel que soit le terme utilisé pour décrire ce qui se déroule à Gaza, il s’agit d’un crime international. Ne faisons pas une compétition des horreurs ! Des crimes ont lieu à Gaza, il faut être très clair. La question reste celle de leur dénomination.

Dans les guerres en Ukraine et à Gaza, le terme de génocide est évoqué par tous les camps. Ce mot est-il galvaudé actuellement ?

Le crime de génocide enflamme les passions d’une façon complètement différente de tous les autres crimes. Que ce soit sur l’ex-Yougoslavie, le Rwanda, etc. Toutes les victimes demandent au procureur de prendre la direction du génocide. Les victimes ne se satisfont pas des termes de crimes de guerre ou de crimes contre l’humanité. Je m’interroge : à quoi sert cette hiérarchie ? A mon avis, ce n’est ni valable, ni utile. Je sais de mon propre travail que cela pose d’énormes problèmes : en ex-Yougoslavie, la Bosnie a réussi à obtenir un jugement affirmant le génocide contre les Bosniaques, quand la Croatie n’a pas réussi à prouver la même chose, “seulement” des crimes de guerre et crimes contre l’humanité. Cela crée une tension importante entre les Bosniaques et les Croates.

Ces dénominations ont été créées dans un moment très particulier, en juin-juillet 1945, pendant lequel il n’y a pas eu de réflexion sur les relations entre les trois crimes. De nos jours, elles sont susceptibles de créer énormément de problèmes. Le crime de génocide est capable de générer les actes que le terme a été inventé pour éviter : il renforce l’idée de groupes contre groupes, et c’est pour cela que les passions sont enflammées par ce terme. Nous avons besoin d’une réflexion sur l’utilité de ce concept et sur ses relations avec les autres concepts de droit international.

Avec les guerres en Ukraine et à Gaza, la justice internationale se trouve-t-elle à un tournant ?

Je suis moitié français, moitié anglais. Les Britanniques adorent l’ironie, les Français moins. Mais il y a une certaine ironie sur cette question : au moment où il y a une implosion des institutions politiques, les Etats se jettent vers les institutions juridiques. Il est clair que nos institutions politiques n’arrivent pas à gérer les événements, les Etats vont donc chercher ailleurs les moyens d’obtenir des résultats. Dès qu’il y a une diminution du rôle de la politique, le rôle du juridique grandit. C’est fascinant. Et cela met les juges dans une situation épouvantable.

Le même phénomène émerge avec le changement climatique : nous sommes dans une impasse au niveau politique, donc un avis consultatif est demandé devant le Tribunal du droit de la mer. Le 21 mai, ce dernier a donné un premier avis sur les conséquences juridiques du changement climatique dans le domaine du droit de la mer. Là où les institutions politiques sont en faillite, les gens et les Etats trouvent d’autres institutions pour ouvrir la porte.

La justice internationale est-elle équipée pour ces missions ?

Non, absolument pas. C’est trop. On ne peut pas demander aux juges internationaux d’agir là où les pays n’y parviennent pas à travers les voies législatives. Les juges se retrouvent dans une situation impossible : on leur demande de statuer dans un contexte où il n’y a pas de clarté dans les règles et pas de consensus dans le domaine politique. Ce n’est pas la fonction d’un juge international de légiférer.

Cela peut-il expliquer que la justice internationale soit autant attaquée par les Etats, surtout occidentaux, ces derniers jours ?

Cette hypocrisie est fascinante. Les réactions du président Biden et du gouvernement britannique servent uniquement à montrer leur soutien aux Israéliens. Mais ils sont fortement critiqués chez eux, parce qu’il y a là évidemment un double standard entre leur position vis-à-vis de la Russie et leur position vis-à-vis d’Israël.

Vous êtes conseil de l’Autorité palestinienne devant la Cour internationale de Justice, sur la question de l’occupation israélienne en Cisjordanie. Les événements du 7 octobre et la guerre ont-ils fait évoluer votre dossier ?

La Cour va donner son avis consultatif dans les semaines qui viennent, en juin ou en juillet. Cette procédure sur l’autodétermination de la Palestine a été entamée à la demande de l’Assemblée générale des Nations unies. Il s’agit d’un cas bien plus important, sur les grands principes, que celui amené par l’Afrique du Sud devant la CIJ : les juges vont siéger à propos de la question du territoire palestinien, de la légalité ou l’illégalité de l’occupation israélienne, ce qui aura vraiment des conséquences. C’est dans ce contexte que [le 22 mai] l’Espagne, l’Irlande et la Norvège ont annoncé reconnaître l’Etat de Palestine. Ce mouvement est très clairement lié à l’audience de février devant la CIJ, ce qui montre le lien éternel entre la politique et le droit.

Il faut regarder à long terme mais la période actuelle est fascinante pour le droit international. Ce n’est pas le grand succès du droit international ou la faillite du droit international : c’est un pas en avant, un pas en arrière, un pas à côté. Un nouveau monde a été créé en 1945, et cela prendra 300 ans pour y mettre de l’ordre. Nous sommes encore au Moyen-Age du droit international.