Poutine réélu : pourquoi sa victoire écrasante a tout d’une défaite, par Pierre Bentata

Poutine réélu : pourquoi sa victoire écrasante a tout d’une défaite, par Pierre Bentata

Si la réélection de Vladimir Poutine ne faisait aucun doute, le résultat a provoqué de nombreuses réactions. Il faut dire qu’une victoire avec 87 % des suffrages au premier tour, ça ne laisse pas indifférent. Pour les uns, il s’agit d’une démonstration de force, la preuve d’une adhésion sans faille d’un peuple tout acquis à la cause du maître du Kremlin. C’est en substance ce que disait récemment le porte-parole de l’ambassade de Russie en France, largement relayé par les émissaires non officiels de la propagande russe sur les réseaux sociaux. Pour les autres, un tel score ne peut prêter qu’à sourire ou à s’attrister, car il est tout simplement trop gros pour être honnête. Selon eux, pour emporter une si grande adhésion, il faut nécessairement avoir triché. D’où la cristallisation du débat autour de la question de la fraude électorale.

Il s’agit là d’un piège rhétorique tendu par la Russie car, quoi qu’en disent ses détracteurs, Vladimir Poutine et ses sbires pourront toujours argumenter sur le respect des règles et la légitimité du scrutin. Mais au fond, il s’agit surtout d’une erreur d’analyse. Que les règles aient été violées ou non ne change rien au fait qu’un tel score est nécessairement une mauvaise nouvelle pour la démocratie et l’aveu d’une faiblesse pour l’élu.

Brouiller les capacités des citoyens

Pour le comprendre, il faut revenir à ce qu’on appelle “le dilemme du dictateur”. Lorsqu’un dictateur organise sa réélection, il sait par avance que les résultats ne lui apporteront aucune information sur le peuple. Il aimerait savoir ce que pense la population, quelle est la part des citoyens qui le détestent et sur qui il peut vraiment compter ; autant de connaissances nécessaires pour organiser son pouvoir et saper les mouvements de révoltes. Mais il n’en a pas les moyens. Parce qu’ils vivent en dictature, les citoyens ne révéleront pas leurs opinions, ni dans les sondages ni au cours des élections, si bien que le dictateur avance dans le brouillard.

Conscient de cette situation, le dictateur expérimenté sait que, quand bien même il gagnerait à la loyale, et quels que soient les suffrages, il lui sera impossible de savoir si le peuple le soutient vraiment ou s’il prétend le faire parce que le système l’exige. Ne reste alors qu’une seule option : gagner avec un score si élevé qu’il créera le doute parmi les citoyens quant à sa véritable popularité. Face à l’ampleur du résultat, celui qui déteste le dictateur se demandera toujours dans quelle mesure son sentiment est partagé par ses congénères. Autrement dit, et contrairement à l’intuition générale, les scores élevés dans les dictatures ne servent pas à asseoir une quelconque puissance, ni à en imposer aux dirigeants des autres pays – tout cela, c’est un vernis, une excuse a posteriori – mais constituent l’ultime et unique moyen de brouiller encore les capacités des citoyens à se comprendre les uns les autres.

Parodie de démocratie

Voilà pourquoi toute victoire écrasante est une défaite. A l’heure actuelle, personne ne sait vraiment qui, parmi les Russes, soutient vraiment Poutine, et Poutine lui-même l’ignore. Dès lors, la véritable question, la seule qui importe, n’est pas de savoir si les élections ont été entachées d’irrégularités, mais de comprendre pourquoi elles ont été organisées. Puisqu’elles ne révèlent rien, ni le soutien des Russes, ni le pouvoir du Kremlin, et qu’on nous affirme que Vladimir Poutine est puissant et adulé par son peuple, quelle est l’utilité d’une élection démocratique ? Après tout, un dictateur sûr de sa force n’aurait pas besoin de s’encombrer de ces processus démocratiques. Et un leader plébiscité par tout un peuple s’imposerait de lui-même. Alors cette élection présidentielle, pour quoi faire ? Question d’autant plus légitime qu’il s’agit là d’un mode de désignation des dirigeants développé par les sociétés que le Kremlin qualifie de “dégénérées”.

La réponse est évidente. Peu importe le joug qu’il exerce sur son peuple, il ne peut concevoir d’autres façons de légitimer son pouvoir. Et pour cause, il n’en existe aucun. Le voilà donc contraint de parodier un système qu’il déteste autant qu’il l’admire ; sans totalement en respecter l’esprit, sans quoi, le risque de perdre serait trop grand. Car dans une démocratie véritable, une démocratie libérale, les citoyens s’expriment vraiment. Ils arbitrent en fonction d’idéaux trop complexes pour se fondre parfaitement dans un programme et finissent par voter pour le candidat qu’ils jugent le moins pire. Parce qu’ils sont libres et que leur voix révèle leur opinion, ils hésitent, tergiversent, changent d’avis au dernier moment, dans un isoloir libre de tout agent de l’Etat. Raisons pour lesquelles les résultats sont toujours serrés, et la différence entre perdre et gagner est infime.

Candidats malheureux et électeurs déçus déplorent souvent cet état de fait, arguant que le vainqueur n’est pas suffisamment légitime, puisqu’il n’a gagné que de quelques milliers de votes. Ils se trompent. Elu de peu, le président sait qu’il est sur une corde raide, qu’il ne saurait ignorer ceux qui ne l’ont pas choisi, qu’il faudra encore négocier, rechercher le consensus. Dans une société libre, remporter les élections n’est que le début du processus démocratique. Autrement dit, lorsque le peuple vote vraiment, c’est l’étroitesse de la victoire qui confère toute sa légitimité au pouvoir.

Voilà pourquoi un président élu avec 50 % des voix plus une a tant de valeur, et qu’un homme recueillant 87 % des suffrages a peur.

* Pierre Bentata est maître de conférences en économie à la faculté de droit et de science politique d’Aix-Marseille

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