Pr Antoine Flahault : “Mon rêve secret ? Que Netflix nous aide à vivre plus longtemps”

Pr Antoine Flahault : “Mon rêve secret ? Que Netflix nous aide à vivre plus longtemps”

Les plats s’enchaînent. Du poisson, pas de vin, mais en dessert, une généreuse panacotta aux fruits rouges. “Pourquoi pas, si on ne grignote pas entre les repas”, sourit l’épidémiologiste Antoine Flahault, entre deux bouchées. Consulté comme un oracle durant la crise sanitaire, le spécialiste est venu, le temps d’un déjeuner, nous présenter son nouveau livre, Prévenez-moi ! – Une meilleure santé à tout âge (Robert Laffont, mars 2024).

A l’intérieur de ces 300 pages dédiées à la prévention, quelques surprises : le scientifique, depuis dix ans à la tête de l’Institut de santé globale à Genève, une des vigies sanitaires en Europe, refuse de prêcher l’abstinence et l’élimination des risques. Une “utopie”, écrit-il. Loin des carcans du genre, il préfère rappeler le consensus médical et présenter des alternatives, non sans gourmandise, aux habitudes mauvaises pour la santé, du mode de vie à l’alimentation.

Car il en est convaincu : pour se faire entendre, il faut éviter les injonctions. Et surtout, que la science infuse, dans les esprits, dans la culture. Ainsi Antoine Flahault a-t-il construit son ouvrage comme une succession de scènes de vie, assaisonnées de références littéraires, de La Peau de Chagrin de Balzac au Docteur Knock de Jules Romains. A table, il confie un rêve : que demain plus qu’hier ou aujourd’hui, les auteurs et les scénaristes en vogue profitent de leur succès pour rendre “cool” les bonnes pratiques. Entretien.

L’Express : On se plaint souvent en France de la faiblesse de la politique de prévention, et en même temps, une étude récente parue dans The Lancet Regional Health Europe a montré encore une fois nos bons résultats en matière de santé : nous avons globalement moins de pathologies cardiovasculaires et moins de cancers que nos voisins. Comment expliquez-vous ce paradoxe ? La prévention n’est pas si utile, finalement ?

Antoine Flahault : Certains indicateurs sont avant tout le reflet de la performance du système de santé, du niveau de revenu et des habitudes culturelles des différents pays, plutôt que des politiques publiques de prévention. Prenez le taux d’obésité, qui est un facteur de risque important pour les maladies cardiovasculaires et les cancers. La France se positionne plutôt bien sur ce critère du fait de nos habitudes alimentaires : nous faisons trois repas par jour à table et nous grignotons assez peu, quand les Anglo-saxons eux mangent plus souvent tout au long de la journée. En Australie par exemple, dire à un enfant qu’on ne grignote pas entre les repas alors qu’il dit qu’il a faim est presque considéré comme de la maltraitance ! C’est un exemple parmi d’autres, mais cela peut expliquer en partie nos résultats sur ces pathologies.

Par ailleurs, l’accès généralisé à une médecine de qualité grâce à la Sécurité sociale contribue à amener la population à un âge très élevé, quand bien même une partie non négligeable souffre de maladies chroniques ou de handicaps. Mais cela ne nous dit pas grand-chose de l’étendue et de l’efficacité des politiques de prévention mises en œuvre. De ce point de vue, l’espérance de vie en bonne santé à l’âge de 65 ans est un bien meilleur indicateur de la qualité de la prévention d’un pays : si à cet âge, vous pouvez garder votre population en bonne santé encore longtemps, c’est que des efforts ont été faits pour la prévention. Or, force est de constater que, sur cet indicateur, la France se trouve dans une position très moyenne.

Quels sont les modèles à suivre ?

Les Japonais sont sur la première marche du podium de l’espérance de vie sans incapacité, avec dix ans de différence avec les Français à l’âge de 65 ans. C’est énorme !

Quels sont leurs secrets ?

D’abord, ils font davantage d’activité physique. Ce sont eux qui ont inventé le podomètre : le mot japonais pour désigner cet appareil signifie “compteur des 10 000 pas”. Ce message de santé publique a été très bien promu, un peu comme les “cinq fruits et légumes” en France. Depuis il y a eu quelques controverses autour du chiffre de 10 000, mais il semble désormais bien démontré que marcher plus de 4 500 pas, c’est déjà très bien, et que le bénéfice augmente jusqu’aux alentours de 7 500 à 10 000 pas par jour.

Les Japonais ont aussi une tradition de lutte contre l’isolement social qui me paraît tout à fait intéressante. Ils s’organisent autour de “moai”, des petits groupes d’entraide autour d’intérêts communs. Un Japonais peut appartenir à six ou sept “moai” différents – des copains de fac, des chasseurs d’étoiles filantes, d’anciens collègues, etc. Ils se retrouvent régulièrement et se soutiennent entre eux. Cela a été particulièrement utile pendant le Covid : quand une personne était isolée, elle pouvait compter sur les autres pour ses courses. On voit que même les retraités continuent ainsi à avoir une vie sociale active, y compris les centenaires, ce qui est très important pour leur santé mentale, pour limiter le déclin cognitif.

Enfin, les Japonais bénéficient aussi de bonnes habitudes alimentaires, avec un régime constitué de beaucoup de poisson et de volaille mais de peu de viande rouge, contrairement aux Français. Ils consomment encore trop de sel, mais peu de sucre. Et ils ont de bons résultats en matière d’alcool et plus récemment de tabac.

Comment ont-ils fait ?

Sur l’alcool, l’explication est plutôt à chercher du côté de la génétique. Les Japonais sont porteurs d’une enzyme hépatique qui les empêche de boire beaucoup, car ils ressentent les effets de l’alcool après seulement un ou deux verres. Concernant le tabagisme, l’industrie locale, très puissante et liée à l’Etat, a décidé de promouvoir le tabac chauffé sans combustion (comme les Iqos, NDLR) et la consommation de cigarettes classiques a chuté de 50 %.

La communauté des tabacologues se montre très réticente par rapport au tabac chauffé, et je n’en ferai évidemment pas la promotion auprès des non-fumeurs. En revanche, avec une équipe de l’Institut de Santé Globale à Genève, nous avons bien montré l’intérêt de ces produits alternatifs pour réduire le risque chez les fumeurs. C’est la même chose avec les “snus”, ce tabac à chiquer très populaire dans les pays nordiques. L’Union européenne continue de les prohiber, alors qu’ils ont largement contribué à la quasi-disparition de la cigarette en Suède.

Finalement, même sans révolution médicale ni innovation technologique majeure, nous pourrions déjà vivre en France bien plus longtemps en bonne santé…

Bien sûr ! Plusieurs articles récents ont montré que les gains possibles pourraient atteindre pour certains une vingtaine d’années supplémentaires. Avec de nombreux avantages à la clef. Économiques, d’abord : certes l’allongement de l’espérance de vie conduit à verser des pensions plus longtemps, mais cette dépense supplémentaire serait largement compensée par les économies réalisées sur le système de santé par des personnes âgées plus longtemps en bonne santé. Les proches aidants, souvent des femmes, seraient moins mobilisés et pourraient travailler davantage ou conserver leur emploi. Les personnes âgées en bonne santé consomment plus, vont au restaurant, sortent, etc. Avec des besoins de soins moindres, la prévention contribue à faciliter la gestion des pénuries de soignants. Sans parler du bénéfice pour le changement climatique à privilégier la marche et le vélo, ou encore à réduire sa consommation de viande rouge !

Quelles seraient les priorités pour la France ?

Nous avons une marge de progression importante en ce qui concerne la promotion de l’activité physique. Je ne parle pas de sport, mais d’activité physique et de lutte contre la sédentarité en général : marcher, faire des réunions debout, avoir des bureaux assis-debout, etc. Même chose pour le tabac et bien sûr aussi l’alcool. La Suède ou l’Italie ont une consommation de près de 40 % inférieure à celle des Français. Cela montre nos marges de progression.

Comment ces pays y sont-ils arrivés ?

Les Suédois ont “déprivatisé” la vente d’alcool, c’est-à-dire que les boissons alcoolisées sont disponibles uniquement dans des magasins d’Etat, qui ne sont pas intéressés sur les ventes, ont des horaires d’ouverture restreints et ne font pas de publicité. Cela a été très efficace, mais je ne suis pas sûr que ce soit transposable chez nous. Le modèle italien me paraît plus intéressant. Ce pays est à la fois un grand producteur et un grand exportateur de vin – il dispute régulièrement la première place sur le podium à la France.

Mais les Italiens ont mieux réussi à promouvoir les boissons sans alcool. Chez nous, la fête est toujours associée à l’alcool, alors que ce lien a été rompu en Italie, particulièrement chez les jeunes. C’est bien pour les fabricants eux-mêmes, car ces produits sont moins taxés alors qu’ils sont presque aussi chers que les boissons alcoolisées, et c’est bien également pour la santé publique.

La prévention n’est donc pas toujours synonyme d’injonctions et de privations ?

Parfois on doit être directif, par manque de temps – avec les femmes enceintes, on ne peut pas vraiment prendre le temps de les convaincre, il faut changer ses comportements dès que la grossesse est connue. Mais sinon, oui, on obtient de bien meilleurs résultats en donnant envie. Je cite dans mon livre cet exemple suédois célèbre, où les marches d’un escalier du métro ont été transformées en piano. Les usagers ont rapidement délaissé l’escalator voisin. C’est quand même bien plus amusant que de dire “pour votre santé, prenez les escaliers !”.

Vous savez, mon rêve secret, ce serait que Netflix nous aide à vivre plus longtemps en bonne santé. Glisser des messages de santé publique dans des séries serait certainement très efficace. Comme dans mon roman, où je mets en scène dans mon roman un personnage de femme enceinte qui échange sur sa grossesse avec deux amies au café, un père qui se bat pour que sa fille ne fasse pas de têtes au football… Pour l’instant, dans les séries américaines, c’est plutôt le contraire : les héroïnes se retrouvent toujours à un moment ou à un autre avec un verre de vin rouge à la main. Ce n’est pas vraiment le bon message ! Peut-être que demain, les scénaristes auront des conseillers “santé publique” de la même façon qu’ils ont déjà des conseillers en respect des minorités ! On sait que cela marche : au Brésil, une large part de la baisse de la natalité a été attribuée aux télénovelas, où les modèles de réussite féminins étaient souvent associés à un nombre réduit d’enfants.

Qu’en est-il des politiques de dépistage ?

En matière de prévention, comme en toute chose en médecine, il faut s’appuyer sur la science. Pour ma part, je me réfère souvent aux travaux du service de prévention américain (US preventive service task force), qui établit des consensus à partir d’une analyse très complète de la littérature. Pour le dépistage du cancer de la prostate, ils sont clairement contre après 70 ans, et soulignent un manque de preuves d’un bénéfice avant cet âge. Pour le dépistage du cancer du sein, ils conseillent d’attendre la ménopause, car auparavant les risques de faux positifs sont trop élevés – sauf bien sûr en cas d’anomalies génétiques.

Pour ce qui concerne la consommation de drogues, vous défendez une position pour l’instant encore assez controversée : une libéralisation totale. Pour quelles raisons ?

Effectivement, je pense qu’il faudrait légaliser et encadrer comme on le fait pour l’alcool et le tabac toutes les drogues, y compris la cocaïne ou l’héroïne. On voit bien que la prohibition entraîne l’apparition de trafics, de mafias. Plus de la moitié des personnes emprisonnées le sont aujourd’hui pour des faits liés aux drogues. La guerre contre ces substances est un gigantesque échec. Il serait probablement bien plus efficace d’allouer les moyens mobilisés dans ce combat à une véritable politique de prévention vis-à-vis de tous les usages problématiques de drogues !

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