Quand le mépris d’une langue masque le mépris de ses locuteurs

Quand le mépris d’une langue masque le mépris de ses locuteurs

Ce sont des phrases que l’on entend régulièrement, notamment dans les médias. La première : “Les Africains parlent des dialectes.” La seconde : “Dans certaines de nos régions, les paysans parlent encore le patois.” Or, l’avez-vous remarqué ? Ceux qui sont censés pratiquer ces “dialectes” et ces “patois” sont généralement des pauvres, des vieux, des Noirs. Et ceux qui formulent ces propos détiennent généralement tout ou partie du pouvoir politique, économique, intellectuel ou médiatique. La conclusion en découle : “Derrière la hiérarchie des langues, il existe une hiérarchie des personnes”, selon la formule le sociolinguiste James Costa.

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En veut-on d’autres illustrations ? Le parler particulier des voyous est qualifié d’”argot” et celui des bouchers, le louchébem, de “jargon”. Deux termes qui, de manière significative, ne sont jamais utilisés pour évoquer les langages des poètes, des médecins ou des juristes, pourtant tout aussi incompréhensibles pour le commun des mortels, ainsi que le remarque le philosophe Malo Morvan (1).

On observe la même condescendance en matière de prononciation. Selon un cliché largement répandu, les élites utiliseraient un “français sans accent”. Une stupidité sans nom, puisque l’accent décrit simplement la manière d’articuler une phrase. Dès lors que l’on parle, on parle avec un accent ! Pourtant, seuls les provinciaux et les catégories situées au bas de l’échelle sociale sont censés “en avoir un” – et un mauvais, bien sûr.

Inutile d’avoir suivi de longues études pour le comprendre : l’ensemble de ces préjugés est en lien direct avec l’extrême centralisation de notre pays. “La France moderne a été construite depuis Paris, lieu de la puissance politique, en développant un sentiment de supériorité de la capitale sur ‘la province’ (le singulier est significatif) et des villes (supposées modernes) sur les campagnes (supposées arriérées). Les normes sociales valorisées ont donc été celles, urbaines, de la ville-capitale”, souligne le sociolinguiste Philippe Blanchet (2). De manière révélatrice, poursuit-il, le mot “urbain” signifie d’ailleurs tout à fois “de la ville” et “poli, courtois”, tandis que le terme “paysan” renvoie non seulement à ce qui est rural ou agricole, mais aussi à ce qui est rustre et grossier…

Selon l’historien Olivier Grenouilleau, ce discrédit de la province remonte à l’Ancien Régime. Sous Louis XIV, elle commence à être décrite comme le négatif de la ville, des “personnes de qualité” et de la Cour (3). Un mépris de classe qui perdurera sous la République, au point de confiner parfois au racisme pur et simple. Depuis des siècles, de grands écrivains diffusent dans leurs œuvres une vision sordide de certaines régions françaises, comme le relève une autre historienne, Céline Piot (4). “Le Sud enfin aurait bien besoin d’un tyran qui ferait faire des routes et obligerait les gens à mieux se tenir, à ressembler un peu plus à des êtres humains”, affirme ainsi Stendhal. Balzac, évoquant un Breton, écrit de son côté : ses traits “appartenaient moins à notre belle race caucasienne qu’au genre des herbivores” (5). Et ce ne sont pas là des exceptions : Hugo, Mérimée, Michelet, Renan et bien d’autres sont allés dans le même sens (6).

Une grande partie des élites intellectuelles françaises a ainsi contribué à installer une véritable dichotomie entre Paris et les autres régions, dans lesquelles, cela va de soi, il n’y aurait pas de cultures, mais de simples « folklores », et où l’on ne parlerait pas de vraies langues, mais de vulgaires patois. Aussi n’est-il pas inutile de rappeler succinctement ce qui fait consensus parmi la communauté universitaire :

• D’un point de vue linguistique, toutes les langues sont égales. Seul leur statut politique les distingue. Certaines sont privilégiées dans l’enseignement, l’administration, la vie politique et les médias, d’autres non. Cela ne fait pas de ces dernières des “dialectes” ni des “patois”, mais des langues privées d’un statut officiel.

• Les langues régionales ont été pratiquées en ville. Pendant des siècles, on a parlé gascon à Bordeaux, languedocien à Toulouse, alsacien à Strasbourg, et ainsi de suite.

• Plusieurs de ces langues ont donné naissance à des chefs-d’œuvre littéraires. Frédéric Mistral, pour ne prendre que ce seul exemple, a obtenu le prix Nobel de littérature en 1904 pour une œuvre écrite en provençal.

On rêverait d’écrire que cette hiérarchisation entre les langues de France appartient à des temps révolus, mais elle a toujours cours aujourd’hui, notamment dans la publicité, la télévision et le cinéma. Jean Jaurès parlait languedocien ? Napoléon, corse ? Jeanne d’Arc, lorrain ? Peu importe : jamais on ne voit dans un film un personnage célèbre utiliser l’une de ces langues. Et l’on attend encore, dans un pays qui clame son amour pour l’égalité, qu’un journal de 20 heures soit présenté avec l’accent de Marseille, de Mont-de-Marsan ou de Pointe-à-Pitre.

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(1) Classer nos manières de parler, classer les gens, par Malo Morvan. Editions du commun.

(2) “Comment la société française a appris à mépriser les ‘paysans’ et leurs ‘patois’“, par Philippe Blanchet. The Conversation, 25 février 2024.

(3) Nos petites patries, par Olivier Grenouilleau. Gallimard.

(4) La Fabrique de l’Autre : le Midi au XIXe siècle ou l’invention d’une haine française, par Céline Piot. Didactica Historica, n° 6/2020.

(5) “Les Bretons, des ‘nègres blancs’ ?“, par Ronan Le Coadic, dans De la domination à la reconnaissance. Antilles, Afrique et Bretagne, Presses universitaires de Rennes, 2013.

(6) La Légende noire du soldat O, par André Neyton. Centre dramatique occitan.

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