Quand voir des biais cognitifs partout devient un piège, par Julia de Funès

Quand voir des biais cognitifs partout devient un piège, par Julia de Funès

Entre les biais d’attention, de négativité, de récence, de primauté, les biais de jugement, de probabilité, d’ancrage, d’engagement, d’intentionnalité, de confirmation, de normalité, les biais de raisonnement, de disponibilité, d’appariement, la liste est longue… Un biais, faut-il le rappeler, est une déviation de la pensée logique et rationnelle dans le traitement d’une information. L’étude des biais fait l’objet de nombreux travaux en sciences cognitives ou sociales, et en économie. Daniel Kahneman, décédé en mars dernier, a déconstruit l’idée selon laquelle les décisions économiques sont prises de manière rationnelle. Ses recherches sur les effets des biais cognitifs dans le processus de décision lui ont valu le “prix Nobel d’économie” en 2002.

Si ces théories ont bien des vertus quand elles sont appliquées par des économistes ou des scientifiques, elles virent au cocasse quand des amateurs (pseudopsys, coachs…), fiers de suivre quelques modules en neurosciences pour le gage scientifique qu’ils font mine d’apporter à leurs formations éthérées, s’offrent un fantasme d’omniscience en pensant relever des joyaux de signifiants derrière des phrases ordinaires. “Comme le disait mon père…”, et nous voilà aussitôt fautifs d’un biais d’autorité ! “Je pense qu’il va y avoir du monde au cinéma” se retourne instantanément en biais de négativité ! “Je suis d’accord avec toi”, et le biais de confirmation n’est pas loin. Notre esprit se retrouve rapidement fragmenté, fractionné, morcelé selon un découpage digne des plus grands cubistes.

Plus important : si dans certains domaines l’analyse des biais s’avère utile et nécessaire, elle devient un piège lorsqu’elle tend à faire de nos moindres prises de décision le fruit de calculs rationnels. L’idéal de rationalité, indissociable de ces études cognitives, n’est-il pas lui-même le symptôme d’un biais saillant de rationalisation quand il cherche à systématiser, schématiser, modéliser notre pensée en circuits d’intelligence ? La vie de l’esprit est une continuité, une multiplicité d’états qui se fondent les uns dans les autres, difficilement réductible à un produit mathématique d’opérations rationnelles, à une suite de démonstrations logiques. Une décision n’est pas toujours une déduction, un choix est rarement la conclusion d’un raisonnement, un jugement un peu souvent le point d’orgue d’une inférence.

Pour passer à l’acte, l’émotion se révèle particulièrement agissante

“Nous voulons savoir en vertu de quelle raison nous nous sommes décidés, et nous trouvons que nous nous sommes décidés sans raison, peut‐être même contre toute raison. Mais c’est là précisément, dans certains cas, la meilleure des raisons”, indique Bergson. Tant que nous raisonnons et réglons notre volonté sur notre intelligence, sur notre rationalité, sur des analyses logiques, on se condamne à l’inaction ou au choix inauthentique. La décision authentique, personnelle, singulière provient rarement de causes rationalisables. C’est, dit Bergson, comme se jeter à l’eau, faire un saut. Pour faire ce saut, pour passer à l’acte, l’émotion, non pas au sens de sensiblerie émotionnelle mais au sens d’impulsion infradiscursive, se révèle particulièrement agissante. “Si l’émotion me pénètre, je choisirai selon elle, soulevé par elle”, souligne Bergson. L’émotion, par nature antérieure à tout raisonnement, est une puissance d’action irréductible aux processus logiques, rationnels et cartésiens de notre entendement. Aussi convient‐il de distinguer la vie profonde de l’esprit où les pensées, les émotions et les jugements se fondent ensemble, de la reconstitution apparente qu’en fait l’intelligence analytique à l’aide de catégories, de systèmes, de modélisations bien ordonnés.

Ces approches ont sans aucun doute leur intérêt. Qui pourrait négliger le rôle de certains biais dans nos jugements ? Et néanmoins ces considérations restent à jamais incomplètes en ce sens qu’elles laissent toujours échapper une part essentielle à la vie de l’esprit qu’elles désirent pourtant élucider. Elles oublient qu’aucun travail intellectuel ne détient le fin mot d’une préférence ni n’élucide l’énigme d’un choix. Car aucune analyse, aucune étude, aucune déduction rationnelle ne saurait être à la hauteur de l’émotion qui l’inspire.

* Julia de Funès est docteur en philosophie.

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