Quelle agriculture si le RN arrivait au pouvoir ? Les limites du programme de Marine Le Pen

Quelle agriculture si le RN arrivait au pouvoir ? Les limites du programme de Marine Le Pen

Le contraste est saisissant. D’un côté, le président de la République Emmanuel Macron, inaugurant le Salon de l’agriculture sous les sifflets et les huées. De l’autre, le jeune chef de file du Rassemblement national Jordan Bardella, acclamé lors d’un bain de foule au milieu d’agriculteurs conquis. Le RN serait-il le sauveur d’un monde agricole en détresse ? C’est bien ce que semble suggérer une agricultrice qui, face à Jordan Bardella, s’effondre en larmes et implore : “Monsieur Macron, ses mesures, c’est nul, il faut que vous nous aidiez.”

Depuis le début de la crise agricole, le premier parti d’opposition se présente en véritable défenseur des agriculteurs avec un objectif clair : la France doit retrouver sa souveraineté alimentaire, c’est-à-dire, selon le RN, garantir la sécurité alimentaire en sortant la France de la dépendance aux importations extérieures, et de favoriser la consommation de produits de qualités en imposant un contrôle plus strict sur les produits disponibles sur le marché.

Concurrence déloyale

Dans ce contexte, le principal obstacle à la souveraineté alimentaire réside dans la “concurrence déloyale” dont seraient victimes les agriculteurs français. Les exploitations tricolores sont en concurrence directe avec des producteurs étrangers qui bénéficient d’un droit du travail plus souple voire quasi inexistant dans certains pays, d’une fiscalité avantageuse et de normes sanitaires et environnementales beaucoup moins permissives.

“On met en concurrence déloyale notre agriculture avec des pays qui n’ont pas les mêmes normes sociales, qui font du dumping social, environnemental”, nous explique le député du RN et viticulteur dans le Médoc Grégoire de Fournas. La distorsion de concurrence avec le reste du monde est une réalité difficilement contestable. Par exemple, les producteurs de volailles français sont soumis à la concurrence ukrainienne dont les producteurs sont, depuis mai 2022, exemptés de droits d’importation en Europe. Or, les producteurs français sont contraints de suivre une réglementation stricte sur l’usage d’antibiotiques ou les tailles minimales des cages, ce qui n’est pas le cas de leurs homologues ukrainiens. Ces différences de coût de production se répercutent dans le prix, un filet de poulet français coûte en moyenne 6,80 euros le kilo contre 3,16 euros le kilo pour un filet de poulet ukrainien.

La sortie des traités de libre-échange

Face à ce constat, “il faut sortir l’agriculture des traités de libre-échange européens”, assure Grégoire de Fournas. Pour favoriser l’exportation de certains de ses produits en dehors des frontières européennes, l’UE accepte de faciliter l’importation de produits agricoles extra-européens sur son marché. Pour le RN, cela revient à sacrifier les intérêts de l’agriculture française au profit de ceux des secteurs industriels d’autres pays européens : “Nous refusons que l’agriculture soit une variable d’ajustement permettant de favoriser les exportations de voitures allemandes” dénonce encore Grégoire de Fournas. Dans certains accords de libre-échange, l’agriculture est en effet perdante, “c’est le cas dans les traités avec la Nouvelle-Zélande ou avec le Mercosur“, nous confirme le professeur d’économie à AgroParisTech Jean-Christophe Bureau.

L’éviction des questions agricoles des traités multilatéraux de libre-échange entraînerait inévitablement des conséquences négatives dans d’autres secteurs directement ou indirectement concernés par ces traités. Par exemple, la sortie de l’accord UE-Chili desservirait l’industrie automobile française, car comme nous l’explique Jean-Christophe Bureau, “un industriel comme Peugeot est en concurrence directe avec des entreprises de construction automobile coréennes qui profitent d’accords de libre-échange avec ce pays, les exonérant de payer des droits de douane”.

De plus, l’idée selon laquelle l’agriculture française serait la grande perdante des accords de libre-échange est à nuancer en raison des grandes différences qui existent au sein même du secteur agricole. Certes, certains producteurs français, comme les éleveurs de bœuf et de porc avec le Ceta (Comprehensive Economic and Trade Agreement, entre l’UE et le Canada) ou les producteurs de sucre et de soja avec l’accord entre l’UE et les pays du bloc Mercosur (Brésil, Argentine, Paraguay, Uruguay), sont affaiblis par les traités. En revanche, certains secteurs agricoles profitent de ces accords pour augmenter leurs exportations. L’accord entre l’UE et le Japon (Jefta), en réduisant les barrières tarifaires pour le vin, le fromage et la viande porcine européenne, a favorisé les exportations agricoles françaises vers le pays du Soleil levant.

La renégociation des traités de libre-échange ne profiterait donc pas à tous les agriculteurs de manière équivalente, et rien ne permet d’affirmer que les gagnants seraient plus nombreux que les perdants. L’économiste et professeur à l’ESCP Jean-Marc Daniel nous assure que “sortir des traités de libre-échange serait une idée absurde, car ce serait ignorer que les partenaires avec qui l’on a signé ces traités vont adopter des mesures de rétorsion, alors même que le secteur agricole français dégage des excédents commerciaux”. Dit simplement, “on ferait payer le maintien des producteurs de poulet par les producteurs de Cognac”, ironise-t-il.

En prétextant que la sortie des traités de libre-échange n’aurait d’impact que sur l’industrie de nos voisins européens, le RN botte en touche face à ce qui apparaît comme une contradiction évidente. Comment prétendre, comme c’est le cas dans leur programme pour l’élection présidentielle de 2022, vouloir instaurer un “patriotisme économique pour réindustrialiser et produire les richesses en France” tout en défendant la sortie d’accords commerciaux qui aurait des conséquences terribles sur certains secteurs industriels français ? La réalité que le RN refuse d’affronter est que les intérêts de la France et des Français ne sont pas homogènes, et apparaissent parfois même incompatibles. Critique du “en même temps” macronien, le Rassemblement national se condamne à le pratiquer lui-même lorsqu’il revendique défendre simultanément les agriculteurs et les ouvriers.

Une souveraineté alimentaire chimérique

En outre, une étude récemment publiée par le Centre commun de recherche de la Commission européenne suggère que ces accords devraient permettre de créer de nouveaux marchés pour les produits agroalimentaires européens. Contrairement à ce qu’affirment les dirigeants du Rassemblement national, ces traités de libre-échange ne compromettraient pas forcément la souveraineté alimentaire des pays européens : “L’UE sera moins dépendante d’un nombre limité de partenaires commerciaux sur les produits de base, ce qui améliorera la résilience des chaînes d’approvisionnement alimentaire de l’UE et contribuera à renforcer la sécurité alimentaire des consommateurs européens”.

D’autant plus que cette souveraineté alimentaire à laquelle fait allusion le RN est largement chimérique. Pour Jean-Christophe Bureau, “l’agriculture conventionnelle et productiviste que défend le Rassemblement national dépend de toute manière d’intrants importés, l’azote vient du Vietnam ou du Qatar, le phosphate du Maroc, la potasse de Russie, et beaucoup de molécules de produits phytosanitaires proviennent de pays comme la Chine”. Selon l’économiste “la souveraineté dont parle le RN est une souveraineté artificielle, puisqu’un poulet élevé en France, c’est du soja importé sur pattes ! Si on veut une vraie souveraineté, il faudrait avoir des exploitations qui dépendent moins d’intrants importés.”

Normes et décroissance

Dans son livret thématique sur l’agriculture présentant le programme de la candidate Marine Le Pen pour l’élection présidentielle de 2022, le RN dénonçait la “bureaucratie européenne et son déluge de normes”, et les surtranspositions (le fait de rajouter des mesures qui ne sont pas nécessaires à l’adoption de la directive communautaire) comme facteurs de concurrence déloyale pour nos agriculteurs. Les normes sanitaires et environnementales, insiste le RN, compliquent leur travail en les noyant de travail administratif, diminuent les rendements et in fine nuisent à la productivité des exploitations.

Pourtant, le RN a longtemps fait la promotion de l’agriculture locale, des circuits courts et des petites et moyennes exploitations. Aujourd’hui, Marine Le Pen n’hésite plus à soutenir l’agriculture conventionnelle (pratiques agricoles utilisant des méthodes dites “intensives”, comme l’utilisation de pesticides chimiques, d’engrais synthétiques, d’OGM). En ligne de mire, l’écologie politique décroissantiste, qui porterait selon le RN une grande responsabilité dans la multiplication des normes. Le Pacte vert et la stratégie adoptée en octobre 2021 par la Commission européenne “Farm to Fork” (“de la ferme à la fourchette”, dont l’objectif est de tendre vers “un système alimentaire équitable, sain et respectueux de l’environnement”) affichent clairement, selon Grégoire de Fournas, “la volonté de la Commission de mener une politique agricole de décroissance”.

Pour répondre au problème de la trop faible rémunération de certains agriculteurs, le RN propose depuis longtemps la fixation d’un prix minimum pour la vente des produits agricoles aux industriels tenant compte des variations des prix des matières premières. Mais dernièrement, Jordan Bardella a semé le doute quant à la position du RN sur la question, en sous-entendant son opposition aux prix planchers, évoqués par Emmanuel Macron : “Si vous mettez en place des prix plancher au niveau français, c’est une trappe à pauvreté parce que précisément on ira se tourner sur le marché européen, et si vous mettez en place de manière totalement chimérique des prix plancher au niveau européen, on ira se fournir sur les marchés internationaux” a-t-il déclaré lors de sa visite au Salon de l’agriculture. Accusé de dire tout et son contraire, Bardella est ensuite revenu sur ses propos en plaidant la maladresse.

Pourtant, comme nous le précise Grégoire de Fournas, sans régulation des frontières et sortie ou renégociation des traités de libre-échange, la mise en place d’un prix minimum serait une mesure contre-productive, “à partir du moment où l’on augmente le prix de production agricole française, on favorise les importations étrangères qui sont moins chères. Ce n’est pas viable.”

Un projet difficilement applicable

Pour appliquer son programme, le RN devrait donc non seulement réussir à convaincre ou à imposer à la Commission européenne de renégocier les traités de libre-échange ou d’en sortir, mais aussi revenir sur la libre circulation des marchandises à l’intérieur de l’UE. Sans ces changements au niveau européen, le Rassemblement national n’aurait pas les moyens, par exemple, d’imposer à un fabricant de compotes l’achat de produits français. “L’industriel qui souhaite produire des compotes à des prix compétitifs va acheter ses pommes en Pologne ou au Chili, renchérit l’économiste Thierry Pouch. Puisque nous sommes dans un espace européen de libre circulation des marchandises, on ne peut pas mettre un droit de douane sur la Pologne. On pourrait envisager de suspendre l’accord avec le Chili, mais je ne sais pas qui, à la Commission, accepterait de prendre une telle décision aujourd’hui…”.

Certes, la France n’est pas complètement démunie au sein des instances européennes. Comme nous l’explique Thierry Pouch, “notre pays, en tant que première puissance agricole européenne, a certainement les moyens de faire pression, vu qu’elle produit 18 % de la production agricole des 27 et un quart de la production totale de céréales”. Mais si les intérêts français pourraient être défendus avec un peu plus de fermeté au niveau européen, on reste loin de l’”Europe des nations libres et souveraines”. Même en cas de victoire de Marine Le Pen en 2027, la réussite d’un tel projet est loin d’être assurée.

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