Raphaël Enthoven : “Mila est entrée en politique par la petite porte de l’identitarisme”

Raphaël Enthoven : “Mila est entrée en politique par la petite porte de l’identitarisme”

C’est le retour médiatique d’un symbole de la liberté de blasphémer. Il y a quatre ans, Mila avait été harcelée, menacée de mort et déscolarisée pour avoir, sur Instagram, exprimé sa détestation de la religion et dit que “l’islam, c’est de la merde”. Ces derniers jours, la jeune femme s’est exprimée sur les violences dans le cadre scolaire, des menaces contre le proviseur du lycée Maurice-Ravel à l’agression de la collégienne Samara. Mila a évoqué “une véritable police des mœurs” dans les établissements scolaires et déclaré que “la laïcité est morte”. Sur les réseaux sociaux, elle assume sa proximité avec le mouvement identitaire Némésis qui se réclame du féminisme face à l’immigration et à l’islam, mais se positionne par exemple contre la contraception.

Pour le philosophe Raphaël Enthoven, il est important de défendre le droit de Mila à parler. “Les opinions de Mila n’engagent que Mila, mais la liberté de Mila engage tout le monde”, estime-t-il, tout en précisant que sa “conversion à l’identitarisme relève de sa seule décision”, et en déplorant qu’elle semble aujourd’hui privilégier une idéologie à la laïcité républicaine. Au-delà du cas de la jeune femme, l’auteur du récent Esprit artificiel (L’Observatoire) analyse la tentation “civilisationnelle” d’une partie des militants de la laïcité issus de la gauche, et qui ont choisi de “défendre l’Occident avant l’universel”. Entretien.

L’Express : Devenue un symbole du droit au blasphème, Mila s’est affichée avec des militants de l’association identitaire Némésis, dont Alice Cordier. Eric Zemmour, Marine Le Pen ou Jordan Bardella se sont aussi empressés de saluer son “courage”. Pourtant, vous avez fait savoir que vous n’aviez aucun regret de l’avoir soutenue, et que vous recommenceriez si besoin. Pourquoi ?

Raphaël Enthoven : Parce que mes principes ne sont pas rétroactifs. Je ne suspends pas la défense de la liberté à l’usage qu’on en fait. Mon propos n’était pas de défendre les opinions de Mila, mais de défendre le droit, pour Mila, d’avoir l’opinion de son choix. Que j’approuve son blasphème ou que je désapprouve son identitarisme, cela n’a aucune importance. Ce qui est (et demeure) en jeu dans la défense de Mila, c’est la liberté en personne, et la façon dont la liberté de dire (voire de penser) est menacée par des hordes, à l’abri de la loi et sous prétexte de “tolérance”. En cela, je n’ai aucun regret. Il ne m’appartient pas de juger le discours de Mila, mais de défendre son droit de parler, et de m’élever, à cette occasion, contre la confusion du “blasphème” et du “racisme” qui a frayé la voie à des centaines de milliers de menaces de mort. De la même manière qu’être Charlie ne signifie pas qu’on adhère à tous les dessins de Charlie Hebdo (et que si nul n’est obligé d’aimer ce que le journal montre, chacun doit défendre la liberté que ce journal incarne), les opinions de Mila n’engagent que Mila, mais la liberté de Mila engage tout le monde. C’est la seconde que je défends et qu’on aurait dû être plus nombreux à défendre.

Comprenez-vous, du fait de son parcours et des nombreuses menaces de mort qu’elle a subies, la tentation de la radicalité de Mila, qu’elle avait déjà évoquée en 2021 au sujet d’Eric Zemmour (“je suis tellement terrorisée dans mon propre pays, que je me dis qu’on n’a plus d’autre choix que de passer au moins un temps par cette radicalisation bien qu’elle me déplaise. Pour rester en vie”) ?

Bien sûr que je la comprends. Comment ne pas comprendre qu’une jeune femme qui, en quatre années, a été déscolarisée et mise sous protection, menacée violemment et défendue avec mollesse, cède à la tentation de la colère et de la radicalité ? Comment ne pas comprendre que, face à la double peine qui consiste à se voir mise en danger par des fous et désavouée par des lâches, Mila soit tentée par des discours extrémistes ? Mila est une jeune femme que des milliers de puceaux ont menacée de mort et de viol (souvent dans cet ordre) avec la bénédiction tacite de nos “féministes” officielles, tétanisées par la peur de l’”islamophobie”. Comment ne pas comprendre qu’elle se rapproche des filous identitaires qui, à cette époque, la soutenaient bruyamment ?

Derrière elle, à ses côtés, on trouvait aussi des gens qui pensaient, comme moi, que nos libertés étaient en train de mourir sous la morsure du “respect” et qu’il fallait défendre Mila car si elle baissait les bras, la République tout entière baissait la garde. Mais peut-être ne parlait-on pas assez fort. Cela dit, même si l’on peut comprendre, même si l’on peut trouver quantité de raisons au basculement identitaire de Mila, aucune d’elles ne l’exonère de sa propre responsabilité dans le choix qu’elle fait. Expliquer n’est pas excuser. Si excellentes soient les raisons qu’elle se donne, la conversion de Mila à l’identitarisme relève de sa seule décision. On peut d’ailleurs parfaitement imaginer qu’une autre personne, soumise au même calvaire, continue de faire la différence entre islam et islamisme. Tous les gens qui ont vécu le cauchemar de Mila ne pensent pas comme Mila. Si déterminée soit-elle à choisir ce qu’elle choisit, Mila reste l’unique auteure de son choix.

Donc, une chose est de comprendre ce qui la détermine, tout autre est de le justifier ?

Exactement. De son propre aveu, Mila se sent enfin libre depuis qu’elle épouse des thèses identitaires. On peut se réjouir que quelqu’un qu’on a tant voulu brider éprouve le sentiment de briser ses chaînes. Le problème, c’est que le sentiment de sa liberté coïncide avec l’approbation d’un dogme. Le problème, c’est qu’elle se trompe en cherchant dans les fixations identitaires la solution aux problèmes dont elle est la victime, elle s’égare en confondant ceux dont elle aime la compagnie avec ceux qu’elle aimerait voir au pouvoir, elle se trompe en mélangeant la colère et la loi, en confondant la violence et la force.

A l’instant même où elle croit se libérer, Mila verse dans l’idéologie. Le sentiment de sa libération est contemporain de son adhésion à un discours tout fait. Mila est passée de la pratique du blasphème à la haine de l’islam avec le sentiment d’y voir clair et de devenir elle-même. Ses opinions sont le symptôme d’un renoncement de la pensée face à l’adversaire en qui elle ne voit plus qu’un ennemi. Mila est entrée en politique par la petite porte de l’identitarisme. On le comprend, on le regrette. Mais encore une fois, ce qu’elle pense, c’est son problème. Qu’elle puisse le dire et le penser, c’est le problème de tous.

On revient rarement en arrière quand on bascule du côté obscur, du côté identitaire

L’évolution de Mila, qui dit ne pas avoir “confiance en ce gouvernement”, ne serait-elle pas représentative d’une partie du mouvement laïque tentée par l’extrême droite, après avoir été déçue par d’autres formations politiques ? Issu du PS, l’ancien président du Printemps républicain Amine El Khatmi se définit par exemple aujourd’hui comme “patriote” et a été approché par le RN…

Avant de travailler pour Valérie Pécresse ! Ce qui paraît nettement moins grave.

Ne donnons pas de nom, car le mal vient de plus loin que les élections de 2022. Dès 1989, à Creil, au moment de la première affaire dite “du voile”, les gens qui défendaient l’interdiction de venir voilée à l’école au nom des principes républicains, ont été, à leur grande stupeur, présentés comme des “racistes” dans le monde anglo-saxon. Certains y ont vu l’esquisse des combats à venir et les premières menaces contre le modèle républicain, d’autres ont fait leur deuil de l’universalisme et ont substitué le paradigme français au paradigme républicain. Les descendants de ces derniers sont ceux qui, de nos jours, en rupture profonde avec la gauche, ses bons sentiments et ses égarements décoloniaux, ne raisonnent plus en termes de principe mais en termes de civilisation.

En vérité, il faudrait dater en chacun le moment où, sous l’effet du dépit ou bien d’une conviction nouvelle, il choisit de défendre l’Occident avant l’universel. Que se passe-t-il dans la tête de la personne qui passe d’un combat politique à un combat civilisationnel ? Une bonne partie de la gauche française a sacrifié la laïcité à une clientèle qu’elle veut séduire, est-ce une raison pour ne plus être de gauche ? Quoi qu’il en soit, c’est un renoncement qui engage l’âme tout entière. On revient rarement en arrière quand on bascule du côté obscur, du côté identitaire, du côté des certitudes telluriques et des traditions qu’on défend pour elles-mêmes. Deux questions se posent avec ces virulents apostats de la gauche : est-ce parce que la gauche est nulle qu’ils lui ont tourné le dos ? Ou est-ce parce qu’ils n’étaient plus de gauche depuis longtemps qu’ils ont pris prétexte de sa nullité pour en partir ?

Mila a estimé que “la laïcité est morte” dans les écoles françaises à la suite des récentes violences dans le cadre scolaire, dont l’agression de Samara. Partagez-vous ce pessimisme ?

En aucune façon. Non seulement la laïcité est bien vivante, mais elle demeure la mère de toutes les batailles. La laïcité, cette sublime exception française, est la meilleure arme du monde contre l’intégrisme et la misogynie. Il faut inlassablement expliquer que le blasphème n’est pas un racisme, qu’une loi qui interdit le port des signes religieux ne s’en prend pas à la croyance, ou que la liberté de conscience passe par l’expérience de la neutralité. Chaque jour, des élèves bénissent le hasard d’être nés sous un ciel laïque, qui leur offre, le temps des études, un havre de paix. La laïcité n’est pas morte. Tant s’en faut. Elle est trop aimable pour ça. Chacun peut aisément en mesurer les bénéfices. Plus on l’attaque, mieux elle est défendue.

Mais que signifie, pour en revenir à Mila, le fait de dire qu’à ses yeux “la laïcité est morte” ? Qu’à la lutte contre l’islamisme au nom des principes républicains, il faut substituer la lutte contre l’islam au nom des principes français. Que ceux qui défendent la possibilité de vivre ensemble en remisant la question religieuse dans la sphère privée sont des idéalistes qui facilitent l’arrivée du pire en ne se donnant pas les moyens de lutter contre lui. Le rêve de Mila, c’est qu’on identifie l’islam comme la source du problème, et qu’on le traite différemment du reste des religions. Allons dans le détail : est-elle favorable à l’interdiction du voile dans l’espace public ? Voudrait-elle que la France soit le seul pays du monde à édicter une telle norme ? Si la laïcité est “morte”, est-ce à dire qu’elle appelle de ses vœux un retour du religieux ? Autant de questions qu’on peut poser, désormais, à la militante politique qu’est devenue Mila, et auxquelles on peut craindre qu’elle n’ait pas toutes les réponses.

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