Toomaj Salehi condamné à mort en Iran : le troublant silence des rappeurs français

Toomaj Salehi condamné à mort en Iran : le troublant silence des rappeurs français

Le 24 avril, on apprenait la condamnation à mort pour “corruption sur Terre” du rappeur Toomaj Salehi, devenu l’un des symboles de l’opposition au pouvoir iranien. L’artiste, qui s’est fait connaître en dénonçant la crise sociale et la répression des libertés dans ses titres, avait été arrêté en octobre 2022 (sa seconde arrestation) après avoir exprimé son soutien aux soulèvements qui ont suivi la mort de Mahsa Amini. Mais alors que le #SaveToomaj inonde les réseaux sociaux, notamment en France, certains soutiens manquent à l’appel…

Pourquoi le monde du rap, art contestataire par essence (du moins, dans l’imaginaire collectif) est-il aussi silencieux ? Pourquoi n’y a-t-il pas eu un mot à ce sujet lors de la cérémonie des Flammes, qui récompense les artistes des musiques dites “populaires” (le rap, le RnB, l’afrobeat, etc.) et qui se déroulait 24 heures après l’annonce de la condamnation du rappeur iranien ? Dans un entretien à L’Express, Kévin Boucaud-Victoire, rédacteur en chef de la rubrique Débats et Idées de Marianne et auteur de Penser le rap – De paria à dominant : analyse d’un phénomène culturel (L’aube), décrit un art moins politique qu’il n’y paraît.

L’Express : Comment expliquez-vous ce silence de la majorité des rappeurs français, après la condamnation du rappeur Toomaj Salehi ?

Kevin Boucaud-Victoire : Je pense qu’il ne faut pas sous-estimer la possibilité que la plupart ignore la situation en Iran. Le monde du rap s’intéresse peu aux événements mondiaux en général. Il y avait eu quelques réactions à l’époque de la guerre en Irak – le rappeur franco-haïtien Kery James avait dénoncé dans un titre la désinformation autour du conflit (“ils ont démontré au monde entier qu’on peut opposer la force à la vérité”). Mais récemment, à l’exception de la guerre à Gaza, les rappeurs s’engagent rarement. La guerre en Ukraine, par exemple, n’a suscité aucune réaction ou presque.

Ensuite, de façon générale, le monde du rap s’est beaucoup dépolitisé ces dernières années. Dans un billet comparant les quartiers de 1983 à ceux de 2013, Akhenaton soulignait déjà que “dans ces années, les jeunes des quartiers étaient politiquement “conscientisés”, ils étaient capables de s’organiser au-delà d’émeutes tiers-mondistes, et ils pensaient en conjuguant tous les verbes avec “nous”. Et pour moi, voilà le terrible changement auquel nos sociétés, principalement urbaines, doivent faire face : l’ultra-individualisme […] Effectivement, les gamins des quartiers n’ont majoritairement plus aucune conscience sociale, ni politique. Ils veulent ressembler à “monsieur Tout-le-monde”, mais version riche. […] Du coup, ils veulent la femme avec la parfaite plastique, l’appart, la grosse voiture, les vêtements chers, et si possible : la rolex”. Au fond, le silence qui entoure la condamnation de Toomaj Salehi est cohérent avec l’évolution du rap ces dernières années.

Selon une croyance tenace, le rap est pourtant toujours un art contestataire par essence…

Il faut faire le deuil de cette idée. Certains rappeurs s’inscrivent encore dans la lignée du “rap conscient”. Mais ce créneau, qui entendait porter la voix des opprimés et dénoncer les injustices économiques et politiques, n’est plus aussi dominant qu’il l’était du temps de N.A.P ou de la Scred Connexion… Dans son titre “Le jour où j’ai arrêté le rap” (2018), Youssoupha disait d’ailleurs “Et, très vite, j’ai senti la douille, j’suis pas complètement inculte/Tout est parti en couilles quand “rap conscient” est devenu une insulte”.

Le monde du rap est devenu ultra-individualiste, ce qui laisse peu de place à cet aspect “contestataire”. Dans mon livre, je montre d’ailleurs que cette évolution se ressent dans le vocabulaire des artistes. Dans les années 1990, 12 % des morceaux évoquaient les “flics”, contre 2 % en 2020. De même, par le passé, le mot “ghetto” se trouvait dans 9 % des chansons, contre 2 % désormais. A l’inverse, les rappeurs parlent de plus en plus de voitures, d’argent et de “salopes”.

De fait, le rap s’est largement notabilisé ces dernières années. Ce qui a pu participer de cette dépolitisation et ce repli sur soi. La récente création de la cérémonie des Flammes, qui se déroule au théâtre du Châtelet, en partenariat avec Spotify, et impose une tenue de gala aux participants est à ce titre symptomatique. Le rap est devenu la nouvelle musique dominante, écoutée par tous, quelle que soit la classe sociale ou géographique. Forcément, cela dilue son identité et pousse à sa “déghettoïsation”. Les rappeurs ne sont plus là pour prendre position.

Lors de la cérémonie des Flammes, Médine a pourtant rendu hommage aux Palestiniens en interprétant son titre “Gaza Soccer Beach”.

Ça n’est pas étonnant. L’antiracisme est le dernier sujet sur lequel les rappeurs s’engagent. Or, pour beaucoup, le soutien aux Palestiniens victimes des “colons” israéliens s’inscrit dans ce thème. C’est un combat contre les dynamiques d’oppressions, les discriminations… C’est aussi pour cette raison que les rares rappeurs qui s’engagent sur le terrain politique parlent de violences policières (dont les motivations “racistes” sont beaucoup questionnées) – comme on a pu le voir de la part de Jul, SCH ou Niska lors des émeutes consécutives à la mort de Nahel à la suite d’un tir policier l’été dernier.

La révolte en Iran s’inscrit pourtant totalement dans un combat contre les dynamiques d’oppressions, la répression policière… Ça ne compte pas ?

La révolte en Iran n’a pas la même portée ni la même symbolique que la cause palestinienne. D’abord, l’élan de sympathie envers les Palestiniens est immense, depuis le mois d’octobre, et compte de nombreux relais. Le nombre de morts grimpe de jour en jour. Pour beaucoup, il est donc “naturel” d’apporter son soutien à la cause. Ensuite, soutenir les Palestiniens, c’est se placer au carrefour de plusieurs luttes. C’est à la fois venger les Algériens colonisés par la France, les Africains victimes de l’apartheid, les victimes de l’”islamophobie”…

Si l’on met de côté le facteur de l’ignorance probable de ce qui se passe en Iran, d’autres facteurs peuvent entrer en jeu. La Révolution islamique de 1979 avait suscité certaines sympathies en banlieue. Dans la tête de beaucoup, l’Iran est le régime qui tient tête à Israël. Il ne faut néanmoins pas conclure à un soutien inconditionnel à l’Iran des banlieues et du rap, le chiisme du régime des mollahs peut aussi refroidir nombre de Français de confession musulmane, qui sont sunnites dans leur écrasante majorité. Mais quoi qu’il en soit, le fait que la révolte des Iraniennes (et des Iraniens) soit liée à l’islam ne doit pas aider.

Reste que cette révolte concerne fortement les femmes. Le silence des rappeuses n’est-il pas tout de même surprenant ?

Non. Le rap est encore très masculin. Quelques femmes ont marqué l’histoire du rap, à l’instar de Diam’s ou Casey. Mais aujourd’hui, on connaît principalement la rappeuse belge Shay, qui n’est pas très engagée politiquement. S’il n’est pas certain que le rap soit plus sexiste ou misogyne que d’autres milieux, il hypersexualise tout de même beaucoup les femmes – soit dans les clips, soit dans les paroles. Ce qui conduit la plupart des rappeuses à adopter elles-mêmes ces codes. Même s’il y a des exceptions, celles-ci se divisent en deux catégories : celles qui investissent le créneau de la “biatch” (Shay) et celles qui se posent en femmes viriles ou garçons manqués, comme Casey. Cela laisse peu de place pour un rap “conscient” au féminin.

Dans votre ouvrage, vous citez l’auteure de La Gloire du rap (Gallimard), Bénédicte Delorme-Montini : “Cette génération du rap, en outre, n’a pas connu l’espace public sans le voile […], ni n’a connu l’espace public sans le Front national […]. L’émancipation des individus va désormais de pair avec la défense de ses identités.” On pourrait penser que ce repli identitaire est typique du rap français, mais aux Etats-Unis aussi, on ne voit guère plus de soutien à la révolte iranienne. Et encore moins de réactions à la condamnation de Toomaj Salehi. Pourquoi ?

Le rap américain est encore plus dépolitisé qu’en France ! Il aborde le thème des violences policières, mais de façon assez peu politique finalement. Il faut dire qu’aux Etats-Unis, le rap est né dans un contexte de grande dépolitisation de la société, en 1973. Malcolm X est décédé huit ans plus tôt, Martin Luther King depuis cinq… Le Black Panther Party, sur lequel comptaient de nombreux Afro-américains, est ébranlé par les attaques du FBI. Bref : c’est la fin de la ségrégation raciale mais les Noirs restent désabusés sur leur émancipation. Aux Etats-Unis, la dépolitisation est donc consubstantielle au rap. Alors qu’en France, il y a tout de même un terreau politique, une sorte de tradition d’engagement portée par George Brassens, Jacques Brel, Léo Ferret ou Renaud, et dont le rap a hérité même s’il s’en éloigne de plus en plus.

“Difficile de saisir quel message délivre cette musique actuellement, tant elle semble ne plus rien dire de consistant”, écrivez-vous. Pensez-vous que l’on en demande tout simplement trop aux rappeurs, en attendant d’eux qu’ils “prennent position” ?

Absolument. Globalement, on a trop attendu du rap. Après la grande grève générale de mai 68 et le retour au travail des ouvriers, certains théoriciens de gauche déçus, à l’instar de Herbet Marcuse, avaient dit d’eux qu’ils s’étaient vendus contre un plat de lentilles. Beaucoup de partisans de la révolte ont donc commencé à chercher un nouveau prolétariat chez les jeunes ou les immigrés. Or le rap était la musique des enfants de banlieue, souvent descendants d’immigrés, pauvres… Les révolutionnaires idéaux ! Les médias s’en sont donc remis au rap pour essayer de comprendre le problème des banlieues voire le résoudre. Après les émeutes à Vaulx-en-Velin, qui avaient été déclenchées par la mort d’un jeune percuté par une voiture de police, NTM en avait tiré son premier tube “Le Monde de demain”. Dans la presse, tout le monde voulait l’avis du groupe – alors qu’eux-mêmes refusaient de s’exprimer. Si les rappeurs portaient un message politique dans leurs textes, ils n’avaient pas pour autant forcément quelque chose à dire de “politique”. Et puis, comme je le disais, le rap a peu à peu évolué en miroir de la société, plus individualiste, plus matérialiste. La laïcité et l’universalisme sont des thèmes au mieux peu investis, et au pire, trop clivants… Pourtant, on continue à attendre des rappeurs qu’ils aient réponse à tout.

Les quelques rappeurs qui ont réagi à la condamnation de Toomaj Salehi ont plus de quarante ans… Faut-il comprendre que pour s’intéresser à ce qui se passe en Iran, il faudrait nécessairement faire partie d’une certaine génération ?

Le rap est le reflet de la génération qui l’écoute le plus. Selon les sociologues Karim Hammou et Stéphanie Molinero, 17 % des 15-24 ans écoutaient du rap en 1997 contre 44 % en 2008. Pour les 25-34, cela représentait 55 % en 1997, contre 71 % en 2018. Or, aujourd’hui, une partie de la jeunesse perçoit la laïcité comme une forme d’oppression. L’universalisme est vu comme ringard… Ça n’est donc sans doute pas un hasard si les seuls rappeurs qui ont apporté leur soutien à Toomaj Salehi sont JoeyStarr et Stomy Bugsy, deux rappeurs de plus de 50 ans qui ont fait le gros de leur carrière dans les années 1990. Ce qui serait vraiment étonnant, c’est que des artistes plus jeunes prennent position.

Leave a Reply

Your email address will not be published. Required fields are marked *