Ukraine : à Boutcha, deux ans après le drame, le traumatisme reste vif

Ukraine : à Boutcha, deux ans après le drame, le traumatisme reste vif

Une forêt de pins enlace le cimetière d’Irpin. Longtemps, la nature aux portes de la capitale a attiré les familles ukrainiennes en quête de calme dans cette bourgade aisée des abords de Kiev. Derrière les cimes surgissent des immeubles neufs, signe de l’urbanisation galopante. Pendant un mois, en février et mars 2022, Irpin s’est retrouvé séparé de sa ville jumelle de Boutcha, non plus seulement par une rivière, mais aussi par une ligne de front. C’est ici que les Russes ont été arrêtés dans leur tentative de prendre la capitale “en 72 heures”, laissant près de 100 000 habitants face à la tragédie : l’occupation russe à Boutcha, les combats à Irpin.

Deux ans après l’opération ratée, le grondement des bombardements a fait place aux bruits des grues et des tronçonneuses, sirènes de la reconstruction. Le claquement dans le vent des drapeaux sur les tombes des soldats a remplacé celui des armes automatiques. Mais il y a un bruit qui flotte toujours dans le cimetière : le chant funéraire. En ce doux mois de février, la voix liturgique du pope orthodoxe couvre les pleurs étouffés des familles endeuillées. Il y a un temps où sa voix résonnait tous les jours.

En 2022, près de 458 personnes ont été tuées pendant l’occupation, la plupart fusillées, torturées ou battues à mort, soit un habitant sur 10 parmi les quelques 4 000 habitants (contre 39 000 avant la guerre) qui sont restés a Boutcha.

À l’ombre de Dieu

Ihor Horodetsky est l’une de ces personnes. Le 6 mars, cet habitant de Boutcha est sorti de chez lui, aux abords de la rivière. On ne l’a plus jamais revu. Son père Mykola l’a cherché pendant deux ans, espérant qu’il était toujours vivant. Deux ans après le massacre, une soixantaine de personnes restent portées disparues.

Durant l’occupation, les habitants de Boutcha ne savaient plus quoi faire des corps qui gisaient dans la rue, la morgue était pleine. Avec le prêtre, certains ont donc décidé de les enterrer à l’ombre de Dieu, derrière l’église Saint-André. Ce n’est qu’après la libération que les corps – parfois seulement des fragments – ont pu être exhumés, comme celui d’Ihor. Ce dernier avait d’abord été identifié par erreur par une femme originaire de Khmelnytskyi qui, croyant reconnaître son frère, l’avait enterré à 350 kilomètres de là. Plusieurs mois plus tard, un test ADN avait prouvé que celui qu’elle avait enterré n’était pas son frère, mais Ihor. Après une quête bureaucratique aussi abracadabrantesque que douloureuse, Mykola a pu enfin récupérer son fils, dont les cendres viennent d’être inhumées une troisième fois, aux côtés de la sépulture de sa mère, à Irpin. Une quinzaine de personnes se sont déplacées. Un point final qui permettra à Mykola de faire son deuil.

À Boutcha, 3 156 bâtiments ont été endommagés par les bombardements. La moitié a déjà été reconstruite. Rue Vokzalna – jonchée de corps et de tanks russes calcinés à la libération -, de petits cottages charmants s’alignent. Leur reconstruction a été financée par une fondation américaine, mais la mairie doit encore réparer l’intérieur. Dans les rues, les familles se baladent avec leurs enfants, font leurs courses. Le McDonald’s a réouvert, non loin de l’ancienne fosse commune.

La reconstruction avance

Mais derrière les apparences de normalité, personne n’oublie ces 32 jours d’occupation. Eva et Oleksandr Koutyk, un couple de retraité, prennent le soleil dans le parc, désormais déminé. Les Russes ont vécu chez eux durant l’occupation, puis ils ont tout pillé. Les fenêtres ont été soufflées par les explosions. “La reconstruction avance. Dans certains quartiers tout est quasiment fini. Mais la question n’est pas de savoir à quelle vitesse ça a été reconstruit, mais plutôt si tout cela se répétera”, souffle Oleksandr, pessimiste. “Ne dis pas ça”, répète son épouse, séchant immédiatement ses larmes avec un mouchoir en tissu. “Les Russes sont venus pour tuer, ils ne veulent pas négocier, arrêter la guerre. Ils veulent voir leur armée ici”, rétorque le sexagénaire. Aux abords de la ville, les positions renforcées, les réseaux de tranchées jusqu’à la frontière, rappellent que la guerre est loin d’être terminée.

“Les habitants sont nerveux, apathiques, ils ne dorment pas, manquent de ressources”, constate Svitlana Melnitchenko, une psychologue dans son petit cabinet situé au premier étage d’un immeuble de Boutcha. Comme aux quatre coins de la ville, des fleurs ont été déposées à l’entrée, en hommage à un habitant décédé. Près de l’église Saint-André, un grand monument de 500 briques de métal ornées de noms trône sous le soleil. “C’est un moyen de préserver la mémoire, de se souvenir de ce qu’il s’est passé et d’avancer sur cette nouvelle base, notre nouvelle histoire commune.”

Leave a Reply

Your email address will not be published. Required fields are marked *