“Un doigt d’honneur aux intégristes” : Kaouther Adimi et les jambes de Hassiba Boulmerka

“Un doigt d’honneur aux intégristes” : Kaouther Adimi et les jambes de Hassiba Boulmerka

“Je me souviens que le 8 août 1992, à Annaba, ville côtière de l’est de l’Algérie où je passe l’été avec mes parents, nous regardons sur le petit écran Hassiba Boulmerka gagner la médaille d’or olympique du 1 500 mètres. La toute première de l’Algérie, pays indépendant depuis à peine trente ans. Mais avant la victoire, la course. L’image est brouillée et le son assez pourri, ce qui donne au commentateur une étrange voix chevrotante. Mon père s’en agace à plusieurs reprises et trifouille nerveusement le câble de la télévision. Ma mère finit par planter une fourchette au dos de l’appareil, et miracle, l’image devient nette. La voix demeure un peu tremblante, mais rien de grave : le commentateur est ému.

Hassiba, vingt‐quatre ans, s’apprête à̀ s’élancer dans son couloir. Malgré la fourchette, les couleurs restent fades mais c’est la télévision algérienne qui veut cela. Il m’arrive de penser que nous, les Algériens, avons été conditionnés à voir la vie à travers ce filtre marron‐verdâtre que l’ENTV n’a eu de cesse d’utiliser (… et aujourd’hui encore). Mais en 1992, je m’en moque du filtre et des couleurs, je dévore des yeux Hassiba. […]

Sur l’écran, Hassiba court si vite et l’écran est si flou qu’on ne distingue pas vraiment son visage, ses yeux, deux billes noires, semblent être surmontés par un seul sourcil. Dans les gradins du stade olympique de Barcelone, des drapeaux de l’Algérie. Hassiba est vêtue de vert et porte le dossard numéro 5. Son short flotte. Il est si court – on dirait un justaucorps ou une culotte bouffante – qu’il couvre à peine le haut de ses cuisses. Dans les dernières minutes – ou est‐ce seulement des secondes ? –, elle dépasse toutes celles qui la précèdent, avec une telle rapidité que cela semble d’une grande facilité, comme si elle pouvait le faire dès le début de la course mais qu’elle avait choisi d’attendre le dernier moment, le dernier tournant. Et c’est un double exploit : elle finit première (de loin) et elle est en vie. Ce 8 août 1992, l’atmosphère est lourde à Annaba. Quelques semaines plus tôt, le président Boudiaf, revenu en Algérie après plusieurs années d’exil, a été assassiné par un membre de sa garde rapprochée dans cette même ville, alors qu’il prononçait un discours. “Quand on regarde les nations qui nous ont dépassés, avec quoi elles nous ont devancés ? Elles nous ont devancés par la science. L’islam…” Et sur ce dernier mot, il est abattu. […]

“Un message envoyé à toutes les gamines”

C’est encore une crise politique. Ce sera bientôt une guerre civile. Et Hassiba qui court en short. Sur le canapé bien vieux, bien laid, tout à fait en velours marron, typique des petits bungalows de la région que mes parents louent le temps de cet été, je regarde sur l’écran cathodique Hassiba Boulmerka marquer l’histoire à Barcelone. Elle est cette “Algérie qui gagne”. À vrai dire, Hassiba a l’habitude des victoires : elle est double championne d’Afrique et, un an avant les JO de Barcelone, a remporté les Championnats du monde à̀ Tokyo. Je la revois fière, faire un geste de victoire le bras en l’air, un autre plus bas, le poing serré, puis les deux bras tendus comme des embrassades un peu rigides mais aussi avec l’air presque de dire “Vous avez vu ? On les a eus” sans que l’on comprenne trop bien à qui ce “les” fait référence. Courir ensuite avec le drapeau algérien, se précipiter vers Amar Bouras, son entraîneur, pousser – avec force – ceux qui sont en travers de son chemin et se jeter, enfin, dans ses bras.

À vrai dire, moi, à six ans, l’athlétisme, l’Algérie qui gagne, tout ça, je m’en fiche un peu, c’est très abstrait. Mais le short de Hassiba, ça, ça m’intéresse beaucoup. Et je ne suis pas la seule. Menacée de mort par les islamistes radicalisés, Hassiba a dû se résoudre à partir s’entraîner en Allemagne, protégée en permanence par une escorte. Lorsqu’elle s’élance ce jour-là, lorsqu’elle franchit la ligne d’arrivée 3 minutes, 55 secondes et 31 centièmes plus tard, lorsqu’elle gagne, que ses jambes puissantes et nues s’affichent sur le petit écran algérien, c’est un doigt d’honneur à tous les intégristes du pays qui menacent de prendre le pouvoir. Mais c’est également un message puissant envoyé à toutes les gamines qui, comme moi, étaient devant leur écran de télévision, ce jour-là […]”

Tiré de Je me souviens de… la foulée de Pérec (et autres madeleines sportives), dirigé par Benoît Heimermann. Seuil, 226 p., 19,90 €.

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