Une IA peut-elle vraiment diriger une entreprise ? Par Gérald Bronner

Une IA peut-elle vraiment diriger une entreprise ? Par Gérald Bronner

Claude-Henri de Saint-Simon est un penseur un peu négligé du XIXe siècle. L’oubli de ce socialiste prémarxiste est un peu injuste. D’abord, parce qu’il a eu une vie assez extraordinaire en participant, par exemple, à la guerre d’Indépendance des Etats-Unis aux côtés de La Fayette. Ensuite, parce qu’il abandonna son titre de noblesse en se ruinant pour aider financièrement les savants de son temps. Enfin, parce qu’il tenta, dans son œuvre, de comprendre la société industrielle émergente qui était un fait majeur de son époque. Il aspirait à voir advenir une société mondialisée où des institutions d’experts prendraient les décisions importantes pour l’humanité à l’abri des passions de l’opinion publique. Sans faire de lui un prophète, on peut remarquer que l’Union européenne ou l’Organisation mondiale du commerce ont quelques caractéristiques qu’il appelait de ses vœux. Il aspirait à remplacer – et cette phrase est passée à la postérité – “le gouvernement des hommes par l’administration des choses”.

Il se trouve que le surgissement de l’intelligence artificielle donne un nouveau tour aux espoirs saint-simoniens. Cette technologie soutient d’ores et déjà nombre d’activités humaines en corrigeant de bien des façons notre jugement. Il est assuré qu’elle deviendra une prothèse essentielle pour notre espèce, mais une question demeure : pourra-t-elle l’être au point de se substituer à la décision humaine et offrir de remplacer le “gouvernement des hommes par l’administration des choses” ? Ce ne serait que pure science-fiction si, ici ou là, quelques-uns n’avaient pas pris l’initiative de nommer des robots à la tête de leur entreprise. Et non des moindres.

Bouc émissaire

En 2023, Dictador, une entreprise polonaise présente dans 60 pays, a révélé avoir mis à sa direction une IA nommée Mika. Cela attira beaucoup l’attention et permit de faire savoir que ladite Mika était toujours disponible et d’humeur égale. Son corps, ayant pris les traits d’une jeune femme blonde, accorde même des interviews aux journalistes ! Il ne s’agit pourtant pas du premier PDG artificiel puisqu’une autre femme robot s’était vue confier, l’année précédente, le titre de dirigeant d’une entreprise chinoise, leader sur les jeux vidéo : NetDragon Websoft. Attention, Tang Yu, c’est son nom, a gravi les échelons. Elle a commencé à travailler dans l’entreprise en 2017 et a occupé le poste de n° 2 avant de devenir le premier PDG numérique virtuel. Dans cette entreprise, qui compte plusieurs milliers de salariés et pèse des milliards de dollars, elle apparaît sur les écrans de chacun sous la forme d’une jeune femme habillée d’un tailleur strict. Elle signe des documents, préside à la destinée de projets, évalue le personnel et décide de récompenses ou de sanctions. Ceux qui ont eu cette idée s’émerveillent du fait que Tang Yu n’est pas encombrée de sentiments irrationnels et l’on a l’impression que ce sont les mânes de Saint-Simon qui s’expriment à travers eux.

On comprend que les siècles tourmentés dans lesquels il vécut inspirèrent au philosophe le désir d’apaiser les passions par la froide raison. Mais, ce faisant, n’oublie-t-on pas une fonction essentielle du politique et du décideur en général : servir de responsable sacrificiel en cas d’échec collectif ? Quels que soient les régimes, le politique n’est-il pas là aussi pour assumer la part d’incertitude indépassable de toute régulation de la vie collective ?

Dans ces conditions, et c’est une question qu’on peut adresser au monde contemporain plutôt qu’au philosophe du XIXe siècle : qui pourra-t-on blâmer si des décisions calamiteuses sont prises par des machines ? Verra-t-on un jour brûler les effigies de Mika ou Tang Yu ? Il n’est pas certain que ces créatures virtuelles puissent assurer le rôle de bouc émissaire dont la vie collective a tant besoin. L’inverse n’est pas assuré non plus… Après tout, on ne craignait pas, jadis, le ridicule d’intenter des procès à des animaux. C’est ainsi qu’en l’an 1386, en Normandie, on vit pendre une truie qui avait tué un jeune enfant. Le juge qui prononça la condamnation ordonna de convier tous les autres porcs à assister à l’exécution afin que cela pût leur servir de leçon et qu’ils ne s’avisent pas désormais d’imiter leur congénère.

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