Voulons-nous un nucléaire pour 50 ou 5 000 ans ? Par Claire Kerboul

Voulons-nous un nucléaire pour 50 ou 5 000 ans ? Par Claire Kerboul

Pénurie d’uranium annoncée : avons-nous encore le choix d’un nucléaire pour 50 ou 5 000 ans ? L’électricité d’origine nucléaire, comme tout système de production, n’échappe pas à la question de la disponibilité de la ressource. C’est même un enjeu majeur du futur énergétique mondial puisque le nucléaire est, avec l’hydraulique, la seule source d’énergie décarbonée pilotable. Pourtant, en France, l’un des premiers pays nucléarisés au monde, des dirigeants de la filière négligent les évaluations existantes des ressources. Le prétexte avancé est celui, simpliste, d’un prix de l’uranium qui serait suffisamment bas pour reporter la mise au point de réacteurs à neutrons rapides de puissance (RNR).

Or seuls les RNR sont capables de fissionner la totalité de l’uranium naturel, inutilisable dans les réacteurs à neutrons lents (REP, EPR), car ceux-ci sont conçus pour la fission de l’uranium 235, seul isotope fissile, mais très rare dans le minerai (0,7 %). A la suite de décennies d’errance stratégique, magistralement mise au jour par la Commission d’enquête parlementaire sur les raisons de la perte de souveraineté de la France, le manque d’anticipation, l’absence de vision, l’incompétence et la désinvolture sur ces sujets régaliens se perpétuent. Dans un monde où les crises se multiplient, énergétique, climatique, géopolitique, le recours à l’énergie nucléaire devient une nécessité pour un nombre de pays de plus en plus important.

Dès lors, l’inventaire des ressources identifiées d’uranium dans la croûte terrestre montre qu’elles seront insuffisantes pour maintenir longtemps la production électronucléaire sur la seule fission de l’uranium 235. En 2023, plus de 438 réacteurs fonctionnent dans le monde, essentiellement des REP, une soixantaine est en construction, 110 sont en projet et plus de 300 à l’étude. Le Red Book 2024 annonce une croissance de la puissance nucléaire mondiale de 50 % d’ici au milieu du siècle, soit une croissance annuelle de 1,6 %. Lors de la COP 28, une vingtaine de pays, dont la France, se sont engagés à tripler la puissance mondiale nucléaire dans cette même période, ce qui porterait la croissance annuelle à 4,5 %.

La réalité, qui sera probablement entre les deux, portera la consommation mondiale en limite du plafond des ressources identifiées d’uranium – 8 millions de tonnes environ – vers le milieu de ce siècle. Dès 2050-2060, il sera vain d’investir dans des réacteurs de type REP ou EPR, dont la durée de vie est d’au moins soixante ans. L’éthique aurait dû nous imposer depuis longtemps de basculer vers le nucléaire durable qui, grâce aux RNR, utilise toute la ressource sans la gaspiller et multiplie par cent sa durée d’exploitation. Au lieu de quoi, des considérations spéculatives quant au prix de l’uranium rendent aveugles sur l’épuisement de la ressource : le choc d’uranium à venir est une réalité géologique annoncée qui s’imposera, plus ou moins rapidement, entre 2050 et la fin du siècle. Les pays qui n’auront pas pris à temps le virage des RNR seront hors course.

La France, qui était aux avant-postes il y a trente ans, court maintenant un risque sérieux de refermer définitivement sa parenthèse nucléaire. Après le coup d’arrêt de Superphénix en 1997 et l’abandon d’Astrid vingt ans plus tard, son programme de “relance” et d’ “accélération” est sur de mauvais rails. On se paie de mots : le “nouveau nucléaire” – les EPR annoncés pour redresser la filière – est en réalité un nucléaire de rattrapage. Le “nucléaire du futur” s’abîme dans l’impasse du multirecyclage en REP qui détruit le plutonium indispensable aux RNR. Sans volonté politique mise en acte, sans vision ni cohérence d’ensemble, sans un programme de recherches en conséquence, le nucléaire français redémarre en direction de sa fin annoncée.

Ce gâchis est d’autant plus inacceptable que notre pays dispose sur son sol de plusieurs centaines de milliers de tonnes d’uranium naturel, héritées de son histoire nucléaire, suffisantes pour assurer des millénaires de production d’électricité. Il maîtrise par ailleurs des compétences rares en matière de retraitement du combustible qui lui ont permis d’accumuler une quantité de plutonium suffisante pour démarrer dès à présent plusieurs RNR de puissance ! Enfin, ces ressources énergétiques stratégiques pourraient l’affranchir de risques géopolitiques sérieux et grandissants liés à l’approvisionnement.

L’urgence de se ressaisir est absolue

Dans ce contexte, à quoi peut rimer l’aveuglément de dirigeants qui retardent sine die le démarrage des RNR en France, quand la Chine, l’Inde, la Russie, le Canada et le Japon poussent les feux ? Est-il éthiquement acceptable d’aller jusqu’à l’épuisement de l’uranium 235, pour léguer à nos petits-enfants un monde où plus aucune réaction de fission en chaîne auto-entretenue ne serait possible ? Le législateur reprendra-t-il la main pour redonner à notre pays ses chances d’autonomie énergétique pour des milliers d’années, sans qu’une décision de cette ampleur ne soit préemptée par l’incompétence installée jusqu’aux plus hauts niveaux de l’Etat ?

Il faut bien comprendre, à l’opposé du discours actuel de la filière, qu’il n’y a pas de continuité entre le nucléaire à neutrons lents (REP, EPR) condamné à disparaître avec l’uranium 235, et le nucléaire durable. Le multirecyclage en REP n’est pas une “étape” qui préparerait les RNR comme on a pu l’entendre ! A l’opposé de ce boniment, le nucléaire durable est au contraire un nucléaire de rupture, à la fois de matière première, de réacteurs, de laboratoires et d’usines. Il valorise la ressource pour des millénaires.

A cet égard, jouer la montre sur le lancement des RNR est une aubaine pour les opposants au nucléaire, autant qu’une lourde hypothèque sur l’intérêt des EPR. Les EPR n’ont de sens que si les RNR sont engagés. Rappelons que la mise au point et la qualification d’un prototype de RNR de puissance tel Astrid – arrêté au mépris de la loi du 28 juin 2006 qui en prescrivait la mise en fonctionnement en 2020 – nécessitent au moins une quinzaine d’années dans un environnement de recherche performant. Le déploiement industriel de RNR et d’installations ad hoc dédiées au combustible, impliquera quelques dizaines d’années supplémentaires. L’urgence de se ressaisir est absolue.

* Claire Kerboul, docteur ès sciences physiques, spécialisée en physique nucléaire, est l’auteur de L’urgence du nucléaire durable (Ed. De Boeck supérieur)

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