“C’était un mercredi, il y a 150 ans…” : l’histoire de la “première exposition impressionniste”

“C’était un mercredi, il y a 150  ans…” : l’histoire de la “première exposition impressionniste”

C’était un mercredi, il y a cent cinquante ans, presque jour pour jour. Ce 15 avril 1874, à Paris, s’ouvre à 6 heures du soir ce qu’on baptisera plus tard la “première exposition impressionniste” au 35, boulevard des Capucines, dans les anciens ateliers du photographe Nadar : quelques étages desservis, comble du luxe, par un ascenseur. Réunis sous la bannière d’une société coopérative anonyme, 31 “affamés d’indépendance” en rupture avec le système – qui, le plus souvent, les rejette – y montrent leurs œuvres. Le samedi suivant paraît le compte-rendu de Louis Leroy dans les colonnes du Charivari. Se gaussant de ces nouvelles tendances “contemporaines”, le journaliste ironise sur l’intitulé du tableau n° 98, Impression, soleil levant de M. Monet, une composition portuaire aux contours flous qui voit les reflets orangés caresser par petites touches le bleu embué des flots. Au hasard des déclinaisons terminologiques osées par Leroy pour amuser la galerie, le terme “impressionnisme” surgit et, aux antipodes des intentions satyriques du chroniqueur, restera dans la postérité comme une étape majeure de l’histoire de l’art. Quatre jours plus tard, Le Siècle publie le premier article usant positivement de l’appellation, sous la plume de Jules-Antoine Castagnary : “Ils sont impressionnistes en ce sens qu’ils rendent non le paysage, mais la sensation produite par le paysage.” Tout est dit.

Que retenir aujourd’hui de ce 15 avril 1874, encore considéré de nos jours comme le coup d’envoi des avant-gardes ? A partir de recherches neuves, le musée d’Orsay explore, sous le commissariat de Sylvie Patry et d’Anne Robbins, les coulisses et les enjeux de cette naissance d’un courant devenue légendaire à travers deux propositions inédites, visibles jusqu’au 14 juillet. La première, élaborée en collaboration avec la National Gallery of Art de Washington, est une rétrospective réunissant une étourdissante sélection d’œuvres qui ont figuré dans la fameuse exposition de 1874 et les met en perspective avec des peintures ou des sculptures montrées au Salon de la même année. La seconde offre un parcours immersif en réalité augmentée, conçu par le musée parisien et coproduit par Excurio et Gedeon Experiences, qui convie le visiteur à l’inauguration du 35, boulevard des Capucines, reconstituée le plus fidèlement possible : aucune image de la manifestation n’étant parvenue jusqu’à nous, il a fallu s’appuyer sur le livret d’accueil édité par les exposants, les lettres qu’ils échangèrent et les articles de presse de l’époque.

Claude Monet, “Impression, Soleil levant”, 1872.

En ce printemps 1874, la société française baigne dans un climat d’après-guerre. Le conflit franco-allemand remporté par la Prusse, puis les émeutes sanglantes de la Commune sont passés par là. La capitale a été fortement dégradée, l’heure est à la reconstruction. Autour de l’opéra Garnier, en passe d’être inauguré, et du Printemps, qui vient de l’être, le quartier se remodèle pour devenir un temple du commerce et des spectacles, avec ses larges avenues et ses grands boulevards. Quelques années plus tôt, une bande de récalcitrants a posé les prémices de la rébellion : “refusés” au Salon de 1867, les futures stars Cézanne, Degas, Monet et autre Pissarro fomentent la révolte dans un troquet des Batignolles sous la houlette de Manet, dont l’atelier est à deux pas. Leur leitmotiv : fouler aux pieds la peinture d’histoire et les allégories bibliques qui font les délices de l’Académie pour privilégier des “sujets modernes”. Degas peint sa Repasseuse et les petites danseuses de l’Opéra au travail, Berthe Morisot saisit des scènes de la vie domestique, Monet, Pissarro et Sisley captent sur le vif les effets changeants de l’atmosphère, tandis que Bazille, bientôt fauché par la guerre qui s’annonce, fait le portrait de son collègue Renoir plongé dans ses pensées.

De la trentaine d’artistes présents ce 15 avril 1874, seuls sept jouissent aujourd’hui d’une renommée universelle. Aux côtés de Monet, dont l’Impression, soleil levant inspire l’appellation du mouvement – alors même, ironie du sort, qu’il en a décidé le titre à la va-vite quatre jours plus tôt –, Renoir, Sisley, Pissarro et Morisot, l’unique femme du groupe, constituent le fleuron du courant. Cézanne, flanqué de Degas, ici dans le rôle de l’organisateur en chef, partagent avec leurs comparses l’avidité de travailler sur de nouvelles formes picturales mais restent inclassables. Eugène Boudin, l’influenceur de Monet à ses débuts, et l’aquafortiste Félix Bracquemond sont aussi de la fête. En embuscade, le marchand Paul Durand-Ruel, soutien de la première heure, veille au grain. A l’entrée, passé le “tourniquet compteur”, le visiteur découvre les espaces “tendus de laine brun rouge”, où quelque 200 œuvres, “admirablement éclairées”, se déploient dans une ambiance feutrée, en total contraste avec les cimaises surencombrées du Salon.

Edouard Manet, “Le Chemin de fer”, 1873.

Les 31, parmi lesquels une minorité se rattache à ce qui deviendra l’impressionnisme, forment un attelage des plus hétéroclites. Chez Nadar, les toiles exécutées rapidement devant le motif voisinent avec des tableaux plus conventionnels, des estampes, des sculptures ou des émaux. Pour enfoncer le clou, les participants ont inauguré leur exposition en amont du Salon qui ouvre début mai au Palais de l’Industrie, à quelques encablures de là, et où le Tout-Paris s’extasie face aux formats monumentaux d’inspiration mythologique, religieuse ou historique signés Jean-Léon Gérôme, ici avec une Eminence grise au fini léché, ou Alphonse de Neuville, chantre de la représentation militaire. Des poids lourds qui éclipsent complètement Manet et son radical Chemin de fer, chef-d’œuvre d’une modernité encore balbutiante. Sommé de rejoindre la coalition du boulevard des Capucines, ce dernier a préféré infiltrer le camp ennemi, l’unique voie, à ses yeux, pouvant mener au succès.

Malgré l’appui inconditionnel de Durand-Ruel et d’une poignée de critiques, Zola en tête, la première exposition impressionniste tournera à l’échec commercial. Un mois durant, 3 500 curieux ont déboursé 1 franc de droit d’entrée et seulement quatre œuvres ont trouvé acquéreur, dont celle par qui tout a commencé : l’emblématique Impression, soleil levant de Monet, vendu tout de même 800 francs. Mais pas de quoi pavoiser… Largement déficitaire, la société coopérative anonyme met la clé sous la porte, ignorant encore qu’elle a posé les jalons d’une révolution picturale en marche. En croquant les fruits de la contestation, les impressionnistes ont perdu des plumes mais gagné un label.

Leave a Reply

Your email address will not be published. Required fields are marked *