Abigaël Vasselier : “Sur la Russie, le message de Xi Jinping à l’Occident est très clair”

Abigaël Vasselier : “Sur la Russie, le message de Xi Jinping à l’Occident est très clair”

C’est dans les Hautes-Pyrénées qu’Emmanuel Macron a reçu, pour son deuxième jour de visite en France, le président chinois Xi Jinping. Cette rencontre marque les soixante ans de relations diplomatiques entre Paris et Pékin, initiées en 1964 par la reconnaissance de la République populaire de Chine par le général de Gaulle. Pourtant, cette visite n’a rien d’une lune de miel. La splendeur du cadre bucolique du col du Tourmalet, bien connu des amoureux de cyclisme, ne pourrait bien être qu’un cache-misère des nombreuses discordes que traverse le couple franco-chinois. Alors que la guerre en Ukraine bat son plein, Emmanuel Macron est sur une ligne de crête. Comment convaincre Xi Jinping de ne plus soutenir l’effort de guerre russe, tout en maintenant des relations commerciales équilibrées et réciproques entre les deux pays ?

Un exercice d’équilibriste complexe, sur lequel même le “en même temps” macronien pourrait buter, analyse Abigaël Vasselier, directrice du programme “Relations extérieures” de l’Institut Mercator d’études chinoises (Mérics). Malgré toute la bonne volonté du président de la République, “les leviers dont disposent la France et les Européens pour réduire le rôle de la Chine dans la guerre en Ukraine sont limités”, affirme l’ancienne diplomate européenne.

L’Express : En 1964, la reconnaissance de la Chine par le général de Gaulle marquait une étape importante pour la République populaire. Aujourd’hui, alors que cette visite donne à la France l’occasion de se rassurer sur son statut de grande puissance, le rapport de force semble s’être inversé…

Abigaël Vasselier : En réalité, nos liens avec la Chine remontent bien avant 1964. Avant même l’établissement de relations diplomatiques, cette relation était fondée avant tout sur des échanges culturels et intellectuels, ainsi que des échanges commerciaux.

La guerre de l’opium [NDLR : conflit entre la Chine et le Royaume-Uni, entre 1839 et 1842, provoqué par des désaccords commerciaux et diplomatiques liés à l’exportation britannique d’opium en Chine] et la révolte des Boxers [NDLR : soulèvement anti-étranger, anticolonial et antichrétien en Chine, mené par la société secrète des Boxers entre 1899 et 1901] ont bouleversé cette dynamique. La Chine a vécu ces évènements comme une humiliation de l’Occident envers l’Empire chinois. Ces épisodes ont durablement influencé la pensée de Xi Jinping, notamment sur son rapport à l’Occident.

Malgré ces tensions, les interactions franco-chinoises se sont intensifiées tout au long du XXe siècle. En 1900, les premiers étudiants chinois posaient leurs valises en France. En 1913, on assistait aux premières coopérations bancaires.

La reconnaissance de la République populaire de Chine par la France 1964 s’est inscrite dans le contexte de la Guerre froide, à un moment où la France cherchait à s’affirmer comme une puissance indépendante. Les années 1970 ont été un moment d’approfondissement des relations avec la Chine, notamment sur le plan commercial, avec les premiers échanges dans le milieu aéronautique. En 1974, par exemple, la France a vendu à l’armée chinoise des sonars.

La relation va se détériorer à la suite de plusieurs évènements. En 1989, à l’occasion du massacre de la place Tian’anmen, la France de François Mitterrand a fermement condamné la répression menée par le gouvernement chinois contre les manifestants. En 2008, au moment des Jeux olympiques de Pékin, alors que des manifestations protibétaines se tenaient dans les rues de Paris, le président Sarkozy rencontrait le Dalaï-Lama. Cette décision avait été fortement critiquée par le pouvoir chinois, qui voyait dans le Dalaï-Lama un séparatiste visant à diviser la Chine.

L’arrivée au pouvoir de Xi Jinping a-t-elle changé quelque chose ?

Dès 2013, François Hollande a œuvré en faveur du rétablissement de bonnes relations. Il fut le premier chef d’État européen à rencontrer Xi Jinping, nouvellement élu. A partir de 2016, les relations franco-chinoises se sont profondément transformées. A ce moment-là, des investissements chinois dans les infrastructures critiques ont commencé à affluer vers la France, c’est notamment le cas de l’aéroport de Toulouse-Blagnac, ou des chantiers navals. Ces investissements ont soulevé des interrogations sur la capacité de la France de maintenir son autorité stratégique et sa sécurité nationale. Cela explique pourquoi la France est passée d’une position d’accommodation envers la Chine, à une position d’ambiguïté stratégique.

Cette posture s’est même renforcée depuis l’arrivée au pouvoir d’Emmanuel Macron. Ici aussi, il fait du “en même temps”. En 2018, il a offert un cheval de la Garde républicaine à Xi Jinping, tout en encourageant l’Union européenne à adopter une position plus ferme vis-à-vis de la Chine. Lors de son voyage en Chine l’année dernière, il était accompagné par Ursula von der Leyen, présidente de la Commission européenne, pour adresser des questions critiques comme la guerre en Ukraine, les déséquilibres commerciaux entre la Chine et l’Europe, les enjeux de sécurité nationale, etc. La visite actuelle de Xi Jinping en France s’inscrit totalement dans ce scénario d’ambiguïté stratégique.

Quels sont les enjeux de cette rencontre pour la Chine ?

Xi Jinping souhaite avant tout renforcer le partenariat stratégique entre les deux pays. Il espère repartir de France avec un peu plus d’une trentaine d’accords bilatéraux en poche. Il y a également chez lui une volonté d’approfondir les échanges commerciaux entre la Chine et la France. Par ces actions, il cherche à montrer que la Chine est ouverte sur le monde et promeut un climat des affaires positif, même si cela ne reflète pas la réalité.

Enfin, la Chine compte sur la France pour équilibrer et stabiliser les tensions qui existent aujourd’hui sur la scène internationale, notamment dans sa compétition stratégique avec les Etats-Unis. De plus, les relations entre la Chine et l’Europe se sont détériorées ces dernières années, et Xi Jinping compte beaucoup sur la France et l’Allemagne, qu’il considère comme des interlocuteurs clés susceptibles de revitaliser les relations sino-européennes. En ce qui concerne les Etats-Unis, la position de la France et de l’UE est très claire : le partenariat transatlantique reste essentiel et prioritaire, il n’y a pas d’équidistance avec la Chine.

Quelles sont les priorités d’Emmanuel Macron ?

La première est de rétablir la réciprocité au cœur des échanges bilatéraux, afin de rééquilibrer les relations commerciales entre les deux pays, et garantir le maintien de l’autonomie stratégique française. Dans la continuité de son action tout au long de son mandat, qui a consisté à constamment placer la relation franco-chinoise dans un cadre européen, il a choisi de s’aligner avec ses partenaires européens, une démarche illustrée par la présence de la présidente de la Commission européenne.

Le second enjeu majeur concerne la position de la Chine dans la guerre en Ukraine. La Chine a un rôle très important à jouer. C’était le cas, par exemple, lorsqu’elle a œuvré en faveur de la désescalade des tensions nucléaires avec la Russie. Mais elle peut aussi jouer un rôle négatif du point de vue des Européens, en soutenant l’effort de guerre russe. Sur ce point, la position de la France et de l’Europe est de demander à la Chine de ne pas délivrer d’armes létales à la Russie, ce que la Chine respecte. En revanche, la France voudrait également que la Chine ne délivre pas d’armes non létales. Et cela, la Chine ne le respecte pas. Pourtant, près de 80 % des équipements non létaux qui sont retrouvés sur le champ de bataille ukrainien, comme des moteurs de drones par exemple, proviennent de Chine ou transitent par la Chine. Il s’agit là d’un vrai enjeu pour la sécurité européenne.

Sur la guerre en Ukraine, que peut vraiment obtenir Emmanuel Macron de cette rencontre avec son homologue chinois ?

Il faut le dire clairement, les leviers dont disposent les Français et les Européens pour réduire le rôle de la Chine dans la guerre en Ukraine sont limités. Concernant l’appui économique que la Chine donne à la Russie, peu de dirigeants peuvent peser. La Chine continuera de soutenir la Russie économiquement, simplement parce que c’est pour elle une opportunité économique trop importante. Personne n’a de levier pour changer ça.

Sur le plan politique et diplomatique, c’est la même chose. La relation étroite entre Xi Jinping et Vladimir Poutine fait que la Chine continuera à travailler avec son partenaire russe. Vladimir Poutine s’apprête par exemple à venir à Pékin. Il y a là un message très clair envoyé par la Chine à l’Occident : elle n’abandonnera pas Poutine en suivant la politique d’isolement imposée à la Russie par les Européens.

Enfin, pour revenir sur la question du soutien de l’effort de guerre russe, les lignes rouges tracées par la France et l’Union européenne ne concernent que “l’aide directe”, c’est-à-dire les armes létales. Or, si les Européens ambitionnent de véritablement changer l’équilibre sur le champ de bataille, il faudrait étendre cette ligne rouge aux armes non létales. Mais pour le moment, au niveau européen, on n’est pas prêt à faire bouger cette ligne-là.

Pourquoi ?

Car pour y parvenir, il faut que tous les Européens soient prêts à en assumer les conséquences, et ça n’est pas le cas actuellement, on le voit avec les désaccords qui entourent la question des sanctions. S’il fallait imposer aux entreprises chinoises des sanctions économiques, l’unité européenne ne serait pas garantie.

Selon vous, Emmanuel Macron a-t-il tort de recevoir le dirigeant d’un pays autoritaire ? Certains parlent par exemple de “politique de complicité du génocide ouïghour”…

Je serais un peu plus nuancée. La question du Xinjiang [NDLR : province du nord-ouest de la Chine où sont installés les Ouïghours] et de la répression des Ouïghours fait l’objet, depuis 2018, de conversations intenses à l’échelle européenne. Beaucoup de choses ont été faites sur le plan multilatéral, avec des déclarations conjointes de pays européens. En mars 2021 par exemple, l’Union européenne a imposé des sanctions à cinq entités chinoises qui étaient liées aux violations des droits humains contre les Ouïghours.

Sur le plan bilatéral, les Etats membres abordent systématiquement ce sujet lors de leurs rencontres diplomatiques avec la Chine. C’est le cas d’Emmanuel Macron, qui soulève de manière consistante la question des droits de l’homme à l’occasion de ses entretiens avec son homologue chinois.

Mais la vraie question, c’est de savoir si évoquer le sujet des droits de l’homme avec Xi Jinping produit des résultats. Pour avoir traité moi-même de cette question lorsque j’étais diplomate européenne, je n’en suis pas convaincue… Nos leviers sont limités, mais notre consistance est essentielle.

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