Alain Kan et Jean-Yves Labat : deux dandys pop entre David Bowie et Amin Dada

Alain Kan et Jean-Yves Labat : deux dandys pop entre David Bowie et Amin Dada

On connaît la vacherie (peut-être apocryphe) attribuée à John Lennon : “Le rock français, c’est comme le vin anglais.” Répondons-lui sans chauvinisme : loin d’être de la piquette, notre pop égale au contraire les meilleurs whiskies écossais. Mais il est vrai que c’est parfois dans les marges de l’histoire officielle qu’il convient d’aller chercher nos génies injustement méconnus.

Alain Kan est de ceux-là. Mélange improbable d’Aristide Bruant et de Johnny Thunders, il fait ses débuts à l’Alcazar sous le pseudonyme d’Amédée Jr., sobriquet trouvé par Françoise Sagan. Il raffole des disques de Lou Reed et de David Bowie, avec lequel il prétend avoir couché. Aux débuts des années 1970, ce garçon androgyne et caustique bascule dans le glam-rock et signe une poignée d’albums improbables, parmi lesquels Heureusement en France on ne se drogue pas – un vœu pieux, quand on connaît l’addiction tenace d’Alain Kan à l’héroïne. A la fois torturé (enfant, il a été violé par un paysan) et bien connecté à la scène musicale (il a pour beau-frère le chanteur Christophe), Kan navigue en eaux troubles jusqu’à un événement mystérieux : le 14 avril 1990 il prend le métro à la station Châtelet (ou Rue de la Pompe, selon les versions). Personne ne l’a plus jamais revu.

Dix ans avant sa disparition, il avait écrit un roman resté inédit, L’Enfant veuf, que les éditions Séguier publient aujourd’hui. C’est une découverte. Certes stylistiquement inférieur au cultissime NovöVision d’Yves Adrien, plus proche des Chérubins électriques de Guillaume Serp, L’Enfant veuf plaira aux nostalgiques du Palace et d’Alain Pacadis (qui apparaît dans le livre, “en manque de jeunes éphèbes”). Il y est question d’une relation toxique entre un punk et un fils de bonne famille qui habite avenue Foch – ce dernier quittera l’immeuble huppé de ses parents pour être interné en hôpital psychiatrique. Les histoires d’amour finissent mal en général, et ce n’est pas Alain Kan qui aurait dit le contraire, lui qui avait eu comme musicien Fred Chichin, futur fondateur des Rita Mitsouko…

Funeste rencontre avec Idi Amin Dada

Autre drôle d’oiseau : Jean-Yves Labat de Rossi, alias Mr Frog. En 1977, a priori, ça plane pour lui. Il vient de fêter ses trente ans. Pionnier dans le domaine de l’électroacoustique, proche de Todd Rundgren, il vit à Woodstock. Hélas, une embrouille avec l’omnipotent Albert Grossman (le manager de Bob Dylan) le grille aux Etats-Unis. Un producteur lui propose 250 000 dollars pour aller en Ouganda faire enregistrer une nouvelle version de Little Drummer Boy à Idi Amin Dada – quand il ne jette pas les fâcheux aux crocodiles, le dictateur aime jouer de l’accordéon pour se détendre. Ni une ni deux, l’intrépide Labat de Rossi atterrit en Afrique. Un diplomate français le met en garde mais lui s’en moque. Il parvient à rencontrer Robert Astles, dit Major Bob ou le Rat blanc, l’homme de main du président. Reçu aux Cape Town Villas, il croise Amin Dada, partant pour cette parenthèse musicale. Labat de Rossi répète avec son orchestre. Tout baigne dans l’huile.

Et puis le vent tourne : le régime n’a toujours pas digéré le documentaire réalisé par Barbet Schroeder trois ans plus tôt, on suspecte le musicien français d’être en réalité un espion américain et le terrible SRB State Research Bureau l’emprisonne au camp de Nakasero. Notre homme y subit des châtiments corporels, assiste à des massacres à la machette. Sa dernière heure semble arriver. La veille de son exécution, miracle, il est transféré au poste de police de Kampala, et de là, son synthé sous le bras, il peut prendre un avion pour la France…

Désormais septuagénaire, Labat de Rossi est depuis 2003 le patron d’Ad Vitam Records, le label de musique classique. Rock Me Amin est son premier livre, mais il y fait preuve d’un vrai talent d’écrivain, racontant son épopée ougandaise avec une mémoire intacte et une plume virevoltante. Anecdotes, décors, personnages secondaires, humour, tout y est. La langue argotique pop est unique, très inventive, moins proche de Céline que de Frédéric Dard. On mettra quand même en garde les âmes sensibles : ce récit est pour le moins fleuri et, en termes de male gaze, Labat de Rossi ferait passer Gérard de Villiers pour Patrick Modiano. C’était aussi ça, l’esprit libertaire des années 1970, et Mr Frog est resté un enfant de son époque. Il est tout excusé : écrire un chapitre de ses Mémoires et accoucher d’un roman d’aventures de 300 pages, il faut le faire. Pas si mauvais que ça, le rock français !

L’Enfant veuf, par Alain Kan. Séguier, 201 p., 21 €.

Rock Me Amin, par Jean-Yves Labat de Rossi. Arthaud, 298 p., 19,90 €.

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