Alexandre Cadain : “Le Monopoly est une préparation au grand jeu capitaliste des adultes”

Alexandre Cadain : “Le Monopoly est une préparation au grand jeu capitaliste des adultes”

Et si, plus que le savoir ou le travail, c’était le jeu qui définissait le mieux notre espèce ? Dans le très original Homo ludens, Alexandre Cadain montre comment les humains, de l’enfance à l’âge adulte, ne cessent de jouer à des jeux dont ils inventent le but et les règles. L’auteur, multi-entrepreneur, a lui-même un profil atypique. Diplômé de l’ENS comme d’HEC, il a investi dans l’IA, le biométisme et le jeu (le studio World Game). A L’Express, il explique ce que les jeux, du Monopoly à Minecraft, disent de notre société, et pourquoi il serait bon d’évoluer vers des jeux plus coopératifs et durables. Entretien.

L’Express : Nous serions selon-vous des Homo ludens. Pourquoi le jeu est-il aussi important dans nos vies ?

Alexandre Cadain : Le jeu est le propre de l’homme. Nous sommes Homo ludens avant d’être Homo sapiens, comme l’a expliqué l’historien néerlandais Johan Huizinga, qui a forgé ce concept en 1938. Avant de parler, avant de marcher, l’enfant entre dans le monde par le jeu. Mais ma conviction, c’est qu’on ne joue pas que quand on est jeune. Au contraire, on joue plus encore à l’âge adulte, car la vie sociale est organisée comme un jeu. Les buts et les règles qui gouvernent la plus grande part de nos vies aujourd’hui sont, en réalité, imaginaires. On choisit de travailler dans telle entreprise ou on se plie par exemple au modèle capitaliste plus à partir de croyances que de raisons profondes.

Le Monopoly a été le premier jeu de société en circuit continu. Que nous dit-il sur le capitalisme ?

C’est le jeu de plateau le plus vendu au monde, avec 250 millions d’exemplaires et plus d’un milliard de joueurs depuis qu’il a été commercialisé sous ce nom en 1935. Une publicité de Parker dans les années 1980 promettait même que c’était un moyen d’apprendre à “faire de l’argent à partir de 8 ans” ! Le Monopoly est une préparation au grand jeu capitaliste des adultes, avec une recherche du profit maximal à partir de la propriété privée des moyens de production. Mais l’ironie de l’histoire, c’est que le Monopoly a été pensé bien avant 1935 par une féministe, Elizabeth Magie, qui avait conçu en 1902 le “Jeu du propriétaire foncier”. Sauf qu’il s’agissait pour elle de mettre en avant les injustices du capitalisme foncier de l’époque. Elizabeth Magie avait caricaturé le fait qu’il suffisait d’acheter des terrains le plus vite possible pour ruiner les locataires. Ce Landlord’s Game, à l’origine du Monopoly, était donc une critique sociale. Surtout, Elizabeth Magie avait, à partir du même plateau, imaginé une variante, une autre façon de jouer qu’elle a nommé le “Jeu de la prospérité”, dans lequel le but n’est pas la richesse individuelle, mais la prospérité collective. C’est une démonstration qu’à partir d’un même plateau, on peut changer les règles et les objectifs…

Aujourd’hui, le jeu vidéo le plus populaire est Minecraft…

C’est le prolongement numérique du Monopoly, avec encore plus d’hubris, puisque Minecraft repose sur l’idée qu’on peut exploiter des ressources à l’infini, là où le Monopoly proposait un circuit immobilier fermé à collectionner. Minecraft possède deux modes de jeu : le mode survie avec des ressources limitées, et le mode créatif avec des ressources illimitées, dans lequel le joueur, véritable démiurge, peut créer ce qu’il souhaite instantanément, voler et s’extraire de toute responsabilité, ne pouvant subir aucun dégât sur son monde. C’est une bonne métaphore d’une exploitation sans limite de notre planète…

Pendant la période du Covid, on a vu la réalité rattraper le jeu Pandémie

Le métavers, même s’il a jusqu’à présent déçu, nous invite selon vous à quitter notre monde réel pour mieux le reproduire…

C’est un paradoxe : au moment où la planète brûle, on crée des variations fantasmées de mondes virtuels dans lesquels on peut évoluer. Une logique bien décrite par le film Ready Player One. On se cache de l’effondrement pour s’immerger dans un doux rêve. Comme toute technologie, il peut bien sûr y avoir des applications positives à la “réalité virtuelle”. Mais je crains que la plupart des usages tendent à nous éloigner de la “réalité réelle”, à savoir la finitude de la planète, sans oublier que ces technologies numériques ne sont pas déconnectées du monde physique, elles reposent au contraire sur une nouvelle exploitation de ses ressources. De la même façon, la conquête martienne, promue par Elon Musk, se base aussi sur cette idée de créer de nouveaux terrains de jeu en dehors de notre monde déjà consumé.

Pourquoi vantez-vous les mérites du jeu vidéo Everything, créé en 2017 ?

C’est un jeu qui m’a bouleversé, car il propose une véritable alternative. Everything n’a pas pour but l’accumulation de ressources pour passer au niveau supérieur. Au contraire, il valorise les interactions. L’être avant l’avoir. Dans Everything, vous êtes sur la Terre et vous devrez incarner différentes espèces vivantes, animales, végétales et minérales. Vous pouvez être un ours, une goutte d’eau ou même la planète. Vous allez partir à la quête de la diversité du monde pour créer une encyclopédie du vivant. Ce n’est pas l’accumulation d’un capital foncier, mais celle du savoir et des connaissances, qui invite à multiplier les rencontres. C’est un jeu d’exploration fascinant qui éclaire en retour notre première réalité, vivante.

En matière de jeux de plateau, la mode est aujourd’hui aux jeux coopératifs, comme Pandémie…

Le but d’un jeu fini était de gagner seul, par élimination. C’est la promesse du manuel du Monopoly en 1935 : “le dernier joueur dans le jeu gagne”. A l’inverse, avec les jeux de coopération, il n’y a plus de compétition frontale, le but est de gagner les uns avec les autres, ou de perdre ensemble. Dans un jeu comme Pandémie, les joueurs s’allient autour de la table contre un ennemi commun, le virus. Il y a aussi le formidable livre Jeux coopératifs pour la paix de Mildred Masheder, qui apprend aux enfants à travailler ensemble à un but commun et à former une intelligence d’équipe. Ensemble, ils doivent raconter une histoire ou imiter collectivement un seul animal. C’est un formidable outil pédagogique pour faire comprendre l’harmonie au sein du vivant.

Pendant la période du Covid, on a d’ailleurs vu la réalité rattraper le jeu. Comme dans Pandémie, c’est la force de la coopération entre des laboratoires et les Etats du monde entier qui a permis de trouver rapidement les premières pistes pour des vaccins. Face aux grands défis de notre époque, les épidémies ou le réchauffement climatique, notre seul choix, rappelé par le secrétaire général de l’ONU, est de “coopérer ou périr”.

Vous êtes le cofondateur de World game, studio qui ambitionne de créer “des jeux vidéo à impact”. C’est-à-dire ?

L’idée, très simple, c’est que les jeux sont des espaces sociaux et interactifs qui véhiculent des imaginaires et des histoires. Notre objectif est de créer des jeux qui ne se détournent plus du réel mais qui cherchent à y avoir un impact positif. Cela peut se faire de différentes façons. Il y a des jeux de sensibilisation, comme notre jeu Legacy sur les limites planétaires, qui renverse le principe de Mario. C’est un jeu dans lequel vous incarnez d’abord un homme préhistorique qui court dans une forêt où il mange des pommes pour survivre. Mais contrairement à un jeu de plateforme classique, vous n’accédez pas ensuite à un autre monde, mais vous revenez sur la même Terre vingt ans plus tard, incarnant désormais la fille de l’homme préhistorique, à qui il ne reste que les pommes que son père a laissées. Le but est d’arriver à faire le plus de générations possibles en économisant et en mutualisant les ressources naturelles.

Plus récemment, avec le Centre national d’études spatiales (Cnes), nous avons lancé Orbital Dance, un jeu sur le défi méconnu de la pollution spatiale. Dans le jeu, on incarne ainsi un satellite qui danse entre les débris toujours plus nombreux. Nous concevons également des jeux qui mobilisent l’intelligence collective des joueurs et leurs actions directes et indirectes sur le monde réel. Je suis en tout cas persuadé que le jeu, comme ressort profond de notre humanité et comme première industrie culturelle de notre siècle, est un outil indispensable pour faire évoluer les consciences et les actions collectives.

Homo Ludens, par Alexandre Cadain. L’Observatoire, 214 p., 20 €.

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