Antisémitisme : “Le sionisme est devenu la justification d’une haine des juifs”

Antisémitisme : “Le sionisme est devenu la justification d’une haine des juifs”

“Personne ne peut nier cette déferlante antisémite” : invité au 38ème dîner du Conseil représentatif des institutions juives de France (CRIF), lundi 6 mai, le Premier ministre Gabriel Attal s’est voulu ferme, affirmant qu’aucun “acte antisémite ne doit rester impuni”. Le chef du gouvernement a rappelé qu’au premier trimestre 2024, 366 faits antisémites avaient été enregistrés en France, soit “une hausse de 300 %” par rapport aux trois premiers mois de l’année 2023. Face à cette explosion, et alors que le gouvernement a lancé lundi des Assises de lutte contre l’antisémitisme, Gabriel Attal a promis de “faire preuve d’une fermeté exemplaire” à chaque acte antisémite recensé.

Un message nécessaire, alors que 25 % des Français de confession juive interrogés par l’Ifop pour l’antenne française de l’American Jewish Committee (AJC) indiquent avoir été victimes d’un acte antisémite depuis le 7 octobre. Selon cette enquête, publiée le 5 mai, 92 % des Français juifs estiment que l’antisémitisme est présent en France (+7 points par rapport à 2022), et 73 % d’entre eux identifient le rejet et la haine d’Israël comme étant la principale cause de cette haine. Lors du lancement des Assises de lutte contre l’antisémitisme, la question de l’antisionisme a ainsi été évoquée dans certains témoignages de Français de confession juive agressés, comme cette jeune femme insultée de “sale juive” et de “sale sioniste” dans les transports en commun. “Le fait de dire notre attachement à l’existence de l’État d’Israël ne doit pas être un sujet d’insulte ou d’agression, comme c’est si souvent le cas depuis le 7 octobre”, a notamment plaidé le président de l’Union des étudiants juifs de France (UEJF), Samuel Lejoyeux.

La ministre chargée de la Lutte contre les discriminations Aurore Bergé a de son côté rappelé que “chacun est libre de critiquer le gouvernement israélien et la politique qu’il mène”, mais que cela “n’a rien à voir avec la haine d’Israël et l’appel à sa destruction”. “Certains ont remplacé ‘sale juif’, cette insulte, qui est un délit, par ‘sale sioniste’”, a-t-elle ajouté. Alexandre Bande, docteur en histoire, intervenant au mémorial de la Shoah et co-auteur de l’ouvrage Histoire politique de l’antisémitisme en France. De 1967 à nos jours (Robert Laffont, 2024) analyse pour L’Express l’usage du mot “sioniste” à travers les décennies, et la manière dont il est devenu, pour certains, “la justification d’une certaine haine à l’égard des juifs de France”.

L’Express : Ces dernières semaines ont été marquées par des mobilisations pro-palestiniennes controversées dans certaines universités, à la suite desquelles des étudiants ont rapporté avoir été insultés de ‘sales sionistes’ ou lors desquelles sont apparus des slogans tels que ‘sionistes, hors de nos facs’. Pouvez-vous redéfinir le mot sionisme, et la manière dont son utilisation a évolué au cours des dernières décennies ?

Alexandre Bande : Le terme “sionisme” a été inventé par l’écrivain autrichien Nathan Birnbaum en 1890, puis a été repris et popularisé par un journaliste autrichien, Theodor Herzl, à partir de 1897. Au moment de l’affaire Dreyfus, ce dernier prend notamment conscience de la montée de l’antisémitisme en France et en Europe. Il renvoie à l’idée que, pour les juifs persécutés et dispersés un peu partout en Europe, la solution serait de créer un État nation, territoire commun dans lequel les juifs pourraient s’ancrer. Quand la question du “où” se pose, apparaît alors l’idée de retourner vers la Terre Sainte, le territoire de Jérusalem et la région de Palestine. Étymologiquement, le mouvement s’est appelé ainsi en référence au mont Sion, l’une des collines de Jérusalem.

Le terme est évolutif. Jusqu’en 1948, date de la création de l’État d’Israël, le sionisme n’est pas vraiment considéré comme une idéologie : c’est plutôt un courant de pensée favorable à la naissance d’un État juif, hébreu, qui cible en particulier la Palestine. Après le 14 mai 1948, le sionisme reste un courant de pensée, avec l’idée selon laquelle ce territoire doit exister, d’une part, mais également être peuplé, mis en valeur. Puis, après les différentes victoires israéliennes, notamment en 1967, puis en 1970, et le basculement des frontières, le sionisme est devenu pour certains un mouvement politique qui prône le maintien de l’influence israélienne sur ces nouveaux territoires. Quand on parle de sionisme, il y a donc différents curseurs : certains vont défendre l’existence même de l’État d’Israël, d’autres vont se référer au sionisme des années 1950-1960 et lier cette notion à la défense d’Israël face aux agressions subies, d’autres à l’existence des frontières actuelles d’Israël, jusqu’à des visions plus radicales, comme la vision messianique portée par une partie des sionistes les plus religieux et les plus radicaux pour la fondation du “Grand Israël”, qui correspondrait aux frontières bibliques et qui inclurait l’ensemble des territoires palestiniens, voire au-delà.

Quand apparaît la notion “d’antisionisme” ?

Ce terme est évidemment concomitant à la naissance du sionisme : l’hostilité face à l’idée selon laquelle les juifs pourraient avoir un État a toujours existé. Mais tout comme le sionisme, ce terme est polysémique, évolutif, en fonction de celui qui l’utilise et du contexte dans lequel il est utilisé : être antisioniste ne veut pas dire la même chose en 1899, en 1910 ou aujourd’hui. Historiquement, plusieurs catégories de population déclarent leur hostilité à l’idée d’un État juif en Palestine, à commencer par les juifs eux-mêmes, notamment libéraux et démocrates. Il existe aussi, dès le début, un antisionisme de la gauche juive : dans la Russie de 1897, le Bund est fondé par le militant Vladimir Medem, qui cherche à unifier tous les travailleurs juifs dans le cadre d’un parti socialiste unifié, et qui considère qu’il n’est pas nécessaire de construire un État juif spécifique. Les ultra-religieux juifs, également, considèrent que la création d’un Etat sur un territoire qui n’est pas celui auquel correspondait le territoire d’origine dans les textes bibliques est une insulte à Dieu.

Il y a un deuxième antisionisme évident, qui se déclare dès le début de l’émigration des juifs vers la Palestine au début du XXe siècle, qui est l’antisionisme arabe. Il existe alors des mouvements d’hostilité très violents à l’égard de l’arrivée des juifs, qui débouchent sur de véritables pogroms dans les années 1920 et 1930. Et le dernier antisionisme, qu’on oublie trop souvent, est à l’époque celui théorisé par l’extrême droite nationaliste européenne, à l’antisémitisme totalement décomplexé. Cette idéologie considère alors que la création d’un État juif serait un drame, puisqu’il donnerait une sorte de point de départ à ce fameux “complot juif” qui régnerait finalement sur le monde.

Quelle évolution de ce courant antisioniste depuis la création d’Israël en 1948 ?

À partir de 1948, la naissance d’Israël génère immédiatement un antisionisme qui se vérifie par l’entrée en guerre de tous ses voisins. Au début des années 1950, on retrouve essentiellement l’antisionisme dans le monde arabe. Puis le terme est largement récupéré lors de la renaissance des extrême-droites européennes à la fin des années 1950 et au début des années 1960. Des personnes comme Paul Rassinier, qui remettent en cause l’existence des chambres à gaz et le bilan des victimes de l’Holocauste, sont parmi les premiers à critiquer l’existence d’Israël, sur fond de relents antisémites : selon eux, le bilan des victimes de la Shoah serait faux, et Israël aurait ainsi réussi son “grand complot” et sa “grande escroquerie” en tirant parti, après la Seconde guerre mondiale, d’informations erronées pour créer son État. En parallèle, l’antisionisme du monde communiste soviétique se base également sur une certaine méfiance envers les juifs, avec toute une série de poncifs et d’illustrations clairement antisémites : le pouvoir, “le complot juif”, l’argent, les doigts crochus, le nez prononcé… On voit déjà l’installation d’un réel antisémitisme, sous couvert d’une critique d’Israël.

La guerre des Six Jours, en 1967, a ensuite été un événement très important dans le développement de l’antisionisme : cela a libéré la parole et durci le regard de certains partisans d’Israël sur l’État israélien. Dans les décennies qui ont suivi, avec la guerre du Kippour, Sabra et Chatila, la guerre du Golfe, puis les événements des années 2000, l’opération “Bordure protectrice” de 2014 par exemple, ont à chaque fois été accompagnées de poussées d’antisionisme partout dans le monde.

Mais sous cette critique souvent légitime de l’État d’Israël et de sa politique, on a également vu émerger des postures qui peuvent être, elles, clairement antisémites. C’est ainsi qu’on retrouve la liste “antisioniste” d’Alain Soral et Dieudonné – antisémites notoires – durant les élections européennes de 2009, que l’on entend des slogans antisémites dans les rues de Paris en 2014 durant le fameux “jour de colère” ou que l’on assiste à des violences antisémites à la suite d’une manifestation pro-palestinienne à Sarcelles, la même année. Toutes les positions antisionistes ne sont évidemment pas antisémites, mais il peut également être dangereux de balayer d’un revers de la main la possibilité qu’en critiquant Israël, on tente aussi d’alimenter un discours antisémite. Le vrai problème, dont on se rend compte particulièrement actuellement, est celui de l’essentialisation : en critiquant Israël, certains en viennent à critiquer les juifs en tant que tels. Ils seraient tous soutiens de la politique israélienne, tous les “mêmes”, des personnes dont il faudrait “se méfier”. Et c’est là que l’on peut basculer dans l’antisémitisme.

L’enquête de l’Ifop révèle justement que 51 % des Français de confession juive âgés de 18 à 24 ans ont le sentiment d’être “souvent, en tant que juifs, accusés ou rendus responsables des actions du gouvernement israélien”. Pas moins de 35 % des Français de 18 à 24 ans interrogés estiment, eux, qu’il est “justifié de s’en prendre à un Juif pour son soutien à Israël”. Qu’en pensez-vous ?

C’est gravissime. Quand je vous parle des dangers de l’essentialisation, c’est exactement ce à quoi je pense. L’antisionisme contemporain est toujours polysémique, et certains l’utilisent comme une simple critique de l’État d’Israël. Mais il existe aussi une tendance, depuis quelques semaines notamment, à considérer que tous les juifs sont un soutien politique à Israël, sans pouvoir considérer que la communauté juive est justement extrêmement divisée dans son rapport au monde, à la politique, à la religion. L’antisionisme peut vite basculer dans l’antisémitisme, notamment lorsque l’on demande, sous couvert de critiques de la politique israélienne, la disparition de l’État d’Israël, ou que l’on critique Israël en utilisant des poncifs du type “complot, rapport à l’argent, volonté d’installer son autorité par le pouvoir et l’entre-soi”. Certaines personnes vont tout à fait faire la différence entre une critique intelligente de la posture d’un État et du traitement des populations à Gaza, en utilisant le mot “antisioniste”. Mais d’autres savent également très bien ce qu’elles font quand elles crient “sale sioniste”, comme pour remplacer “sale juif”, notamment parce que la première de ces attaques n’est pas punie par la loi. Ce que l’on peut entendre derrière, serait que chaque juif est pro-israélien, et que l’on peut précisément s’en prendre aux juifs pour critiquer Israël… Ce qui est extrêmement dangereux.

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