Benoît Yvert : Mitterrand, Villepin, Sardou… Vérités et légendes sur un éditeur inclassable

Benoît Yvert : Mitterrand, Villepin, Sardou… Vérités et légendes sur un éditeur inclassable

“Ne m’appelez plus jamais France/La France elle m’a laissé tomber !” Nous sommes le 17 octobre au Pee & Bee, un restaurant italien du Ve arrondissement de Paris. La maison Perrin y fête la sortie du livre de Florent Barraco Michel Sardou. Vérités et légendes. A cette occasion, un karaoké spécial Sardou est organisé. Quelle n’est pas notre surprise de voir l’emblématique patron de Perrin, Benoît Yvert, se transformer le temps d’un soir en chauffeur de salle, micro à la main. Imagine-t-on Antoine Gallimard ou Françoise Nyssen s’égosiller sur Le Rire du sergent ou Être une femme ? Yvert se moque des snobismes. Son ami Dominique de Villepin dit de lui qu’il a “une tête de fin de race”, “un physique qui pue la droite”, mais Nietzsche répondrait à ce délit de faciès que “tout esprit profond a besoin d’un masque”.

Se disant “libéral avant d’être conservateur” Yvert est un homme ouvert derrière son look rétro. Chez Perrin, il a aussi bien publié La Cause du peuple de Patrick Buisson que Jacobins ! d’Alexis Corbière. Difficile de faire moins sectaire que ce lecteur “drogué aux livres anciens” qui connaît sur le bout des doigts les œuvres complètes de Benjamin Constant et François Guizot – sur bien des sujets, son érudition ferait passer Pic de la Mirandole pour un footballeur. Certains se souviennent avoir vu Yvert offrir ses gants à une Christiane Taubira frigorifiée à la Foire du livre de Brive en 2021. S’il aime la chanson Antisocial de Trust, ce gentleman d’une urbanité rare ne perd jamais son sang-froid. Un calme nécessaire quand on évolue dans un milieu, l’édition, sans cesse chahuté par les rivalités, les rachats et autres coups bas ?

La révélation Castelot

Pour les besoins de ce portrait, on retrouve Yvert au bar du Lutetia. Il commande un verre de lait frais, comme le héros turbulent d’Orange mécanique, même s’il s’identifie plus au personnage obsessionnel et un brin inadapté incarné par Tom Hanks dans Forrest Gump. Il est né sous de Gaulle, en 1964. Enfant, il vouvoie sa mère (issue d’une famille noble) et tutoie son père (“un bourgeois parisien tendance SFIO”). A la séparation de ses parents, il atterrit chez sa mère avenue de La Bourdonnais, près de la tour Eiffel. Il plonge dans les livres à un âge où d’autres sucent encore leur pouce : “J’avais 7 ans quand j’ai lu d’une traite le Napoléon d’André Castelot. Ça a été la révélation.” L’historien en herbe connaît une scolarité aléatoire, faisant le tour des collèges privés de la rive gauche : La Rochefoucauld, l’Alma et enfin Stanislas où il côtoie Jean-Michel Blanquer, “alors chevelu”. En 1983, il a 19 ans quand il va interviewer Castelot chez lui, avenue Foch : “C’était Dieu. Je me souviens qu’il m’avait dit que les temps étaient difficiles car son François Ier n’était qu’à 110 000 exemplaires vendus – score que je n’ai jamais atteint en tant qu’éditeur ! Il m’a recommandé chez Perrin, où j’ai signé un contrat pour une biographie du duc Decazes.” Ce projet ne verra jamais le jour mais Yvert commence à apporter des projets à la plus prestigieuse maison d’édition historique française (fondée en 1827). A côté de ça, il enseigne l’histoire des idées politiques à l’Institut catholique de Paris avant de se découvrir une première vocation : la revente de livres anciens.

Le nostalgique de Chateaubriand n’a que 27 ans quand il ouvre boulevard de La Tour-Maubourg une librairie appelée Le Conservateur (en hommage au journal ultraroyaliste de la Restauration). La clientèle est triée sur le volet : on y croise François Furet et François Mitterrand, qui vient tour à tour avec Michel Charasse et Georges Kiejman et achète en liquide “des Mémoires de gens de droite sachant écrire”. Jacques Pilhan, Alain Madelin et François Léotard complètent le casting des habitués. Au milieu des années 1990, un personnage mirobolant pousse la porte et s’exclame : “Où sont les poètes ?” Il ne s’agit pas du fantôme d’Alfred de Vigny mais du secrétaire général de l’Elysée, Dominique de Villepin. Yvert l’aide à constituer sa collection napoléonienne et une amitié se noue, renforcée par la dissolution ratée de 1997 – alors que tout le monde tourne le dos à Villepin, Yvert continue de le recevoir dans sa librairie et chez lui à dîner. En 2002, lorsque Villepin est nommé ministre des Affaires étrangères, il convainc son libraire de changer de métier et l’engage à ses côtés.

Pro-Bush et anti-Sarkozy

Avec le flegme et la drôlerie qui le caractérisent, Yvert nous raconte cette expérience qui durera trois ans, entre le Quai d’Orsay, la place Beauvau et Matignon : “J’ai été chargé de mission, puis conseiller technique (peut-être le terme qui me correspond le moins au monde) et enfin conseiller tout court. Je dois avouer une erreur : en 2003, j’étais pro-Bush ! Je n’ai donc pas participé à l’écriture du fameux discours à l’ONU. Deux ans plus tard, quand Villepin a fait le choix d’entrer dans une confrontation directe avec Sarkozy, j’ai compris par bon sens que Sarkozy allait le massacrer. Je préférais Villepin libre. A ce moment où il s’est retrouvé prétendant et entouré de courtisans alors que moi je disais ce que je pensais, j’ai compris qu’il était temps que je prenne mes cliques et mes claques.”

En 2005, Yvert se retrouve à la fois directeur du livre et de la lecture et président du Centre national du livre (CNL), installé dans un hôtel particulier rue de Verneuil avec 45 collaborateurs et 25 millions d’euros de budget d’intervention pour financer les festivals et attribuer des bourses aux auteurs : “J’ai découvert une gabegie de petits marquis. J’y ai mis de l’ordre. En ce sens j’espère avoir été utile, et j’ai initié beaucoup de choses pour la numérisation.” Dès 2009, et bien qu’il aime beaucoup sa fonction, il fait ce constat : “L’élite administrative détestait Sarkozy mais était trop lâche pour partir.” Se jugeant trop en désaccord avec la ligne présidentielle, il présente sa démission à la ministre de la Culture, Christine Albanel. Celle-ci, habituée aux énarques, s’inquiète : va-t-il pouvoir réintégrer son corps d’origine ? Eh bien non, il fait comme tout le monde : il cherche du travail.

Le voilà de retour chez Perrin, sous la houlette du patron de Plon, Olivier Orban, qui le forme. Quand on l’interroge sur le Robert Redford de Saint-Germain-des-Prés, Yvert a toujours des mots reconnaissants : “Dans l’édition on ne parle plus que de chiffres, avec Orban on parlait de lettres. Il avait l’art de ne jamais appesantir les réunions. C’était un grand éditeur, instinctif et rapide, sachant toujours vous donner de la disponibilité.” De l’eau a coulé sous les ponts depuis les lamentations de Castelot pleurant sur 110 000 livres vendus. L’an dernier, le plus gros succès de Perrin, Histoire totale de la Seconde Guerre mondiale d’Olivier Wieviorka, a atteint 45 000 exemplaires. Les temps sont durs, et il faut se montrer inventif. S’imagine-t-il ouvrir une collection de récits graphiques, comme ce que font Les Arènes avec le carton d’Histoire de Jérusalem de Vincent Lemire et Christophe Gaultier ? Yvert ne s’interdit rien. Travaillant beaucoup, il se détend en regardant des séries (Cobra Kai sur Netflix) ou en réécoutant son groupe préféré, le Genesis première période (celui de Peter Gabriel). Quant à sa retraite, il sait déjà de quoi elle sera faite : après avoir longtemps corrigé les autres, il écrira ses propres livres. L’Histoire de France, il n’est pas près de la laisser tomber.

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