Christopher Dembik : “Les investisseurs voient l’Inde de Modi d’un bon œil”

Christopher Dembik : “Les investisseurs voient l’Inde de Modi d’un bon œil”

Au pouvoir en Inde depuis une décennie, Narendra Modi brigue un troisième mandat de cinq ans à l’occasion des élections législatives qui se dérouleront du 19 avril au 1er juin. Le nationaliste hindou a de bonnes chances d’être reconduit à la tête de la cinquième puissance mondiale en termes de PIB, malgré de nombreuses zones d’ombre : proximité avec les magnats locaux, dérive théocratique et récemment, scandale autour du financement de son parti, le BPJ. D’un point de vue économique néanmoins, Christopher Dembik, conseiller en stratégie d’investissement de la société de gestion suisse Pictet AM, estime le bilan du Premier ministre septuagénaire plutôt positif. L’Inde est devenue incontournable pour les investisseurs internationaux. Mais les défis demeurent, à la mesure du pays : gigantesques.

L’Express : Sur le plan économique, comment s’est traduite l’action de Narendra Modi ces dix dernières années ?

Christopher Dembik : Dans l’ensemble, les mesures prises ont été très bonnes, à l’exception de son erreur de démonétiser brutalement le pays en 2016, qui a pesé sur l’économie durant deux ou trois ans. Le point marquant, accentué par Modi, est la stabilité de la croissance sur le long terme : sur quinze ans, elle tourne autour de 5 % par an en moyenne. Cela s’explique par la structure de l’économie. Elle a la particularité, par rapport à d’autres pays émergents, d’être très diversifiée et peu dépendante du secteur public. On a la vision d’une activité à dominante manufacturière et technologique. En fait, elle repose surtout sur un tissu de PME et de microentreprises, qui concentrent 30 % du PIB et plus de 40 % des exportations. Cette singularité réduit la volatilité de la croissance par rapport à des pays très dépendants d’oligopoles, ou du secteur public. Avec un inconvénient : ces petites structures n’ont pas accès au crédit, ce qui freine leurs investissements.

Autre facteur important, Modi s’est efforcé, par sa politique, de rassurer les investisseurs sur le long terme. C’est très bien d’attirer les capitaux dans un pays qui a du potentiel, mais il faut aussi qu’ils restent dans la durée. Pour y parvenir, il est important de garantir le respect du droit de propriété mais aussi d’être attentif à la taxation des gains en capital et à l’actionnariat. Le Premier ministre a pris beaucoup de mesures en ce sens, y compris l’autorisation accordée aux investisseurs étrangers de détenir plus de 50 % du capital d’une entreprise dans les secteurs de la défense et de l’assurance. L’Inde est à ce titre une exception, et c’est un signal majeur. Ajoutez-y un Etat très fort, peu présent dans l’économie mais qui recourt à des incitations, et vous obtenez un cocktail très positif pour les investisseurs.

En quoi cet Etat fort est-il moteur ?

L’Etat impulse les chantiers, mais réfléchit toujours dans une logique de partenariat public-privé. Par exemple, dans les infrastructures, 70 aéroports ont été ouverts sous Modi, à la fois régionaux et internationaux. Le Premier ministre a comme projet d’en ouvrir 70 autres lors de son prochain mandat. L’Etat est incitateur, très puissant car il choisit les mesures qu’il souhaite pousser. Mais dans le même temps, il laisse la place au privé, y compris à des opérateurs étrangers, pour co-investir. Un exemple, dans le ferroviaire : en dix ans, le réseau indien, extrêmement dense, a été presque totalement électrifié, à hauteur de 94 %. Pour donner un ordre de grandeur, en Europe, on est à 56 %, alors que les chemins de fer indiens sont tout aussi anciens que dans les pays développés.

Qui sont ces investisseurs étrangers qui misent sur le potentiel indien ?

Les investisseurs financiers sont arrivés assez tardivement et pas forcément de façon très pertinente. Face aux difficultés de la Chine, ils ont fait le choix de jouer l’Inde. Or, ces deux pays sont très différents, aussi bien en termes de structure économique, de marchés boursiers, de degré d’intervention de l’Etat ou de stabilité de la devise. Mais les financiers ont fait cet arbitrage. Pour cela, ils ont consenti une forte prime, les actions indiennes se traitant à des niveaux de valorisation très élevés.

Parmi ceux qui investissent dans l’économie réelle, par exemple dans les infrastructures, profitant des partenariats public-privé largement soutenus par l’Etat, on compte surtout des Américains. L’Europe se positionne mais avec beaucoup de retard. Et la Chine est très peu présente.

Confortés, par exemple, par l’ouverture d’un premier Apple Store l’an dernier, certains investisseurs étrangers visent l’Inde parce qu’elle est devenue un pays à revenu intermédiaire. En Bourse, les deux valeurs qui affichent les meilleures performances dernièrement sont un équivalent local de Booking et un livreur de repas à domicile, signes qu’une classe moyenne se développe. L’Inde n’est plus perçue uniquement comme un centre de production mais aussi comme un marché de consommation. Néanmoins, le risque est de la voir rester bloquée à ce statut de pays à revenu intermédiaire, compte tenu de la taille de la population et des grandes disparités qui existent.

La croissance indienne est soutenue. Mais crée-t-elle assez d’emplois ?

L’économie informelle reste importante, avec une population très jeune, ce qui peut constituer un défi à court terme. Au-delà des difficultés de créations d’emplois, il peut surtout y avoir une inadéquation des niveaux de qualification. On l’observe en Chine, où le taux de chômage est plus élevé chez les plus qualifiés. L’Inde pourrait se retrouver confrontée au même problème. En termes de politiques publiques, il est impossible de créer les bons emplois au bon moment. Par ailleurs, le système de castes demeure un vrai frein au développement économique, sans compter les troubles liés à la religion dans certaines régions. Les difficultés sociales auxquelles le pays fait face sont nombreuses.

Est-il réaliste d’attendre de l’Inde qu’elle prenne le relais de la Chine comme usine du monde ?

On disait la même chose du Brésil dans les années 2000, et ce fut un échec. Même si l’Inde connaît une rapidité de développement indéniable, des décennies de réformes sont encore nécessaires. D’autant que c’est une terre d’accueil des investissements, qui a besoin d’une bonne dynamique extérieure pour bien fonctionner. Ce n’est pas une économie qui investit à l’étranger, contrairement à la Chine.

On voit tout de même de grands fabricants de smartphones y ouvrir des usines…

Oui, il y a un phénomène de friendshoring [NDLR : délocalisation entre pays amis] qui se met en place, c’est vrai, mais cela reste marginal. Même si le coût du travail reste attractif, ces producteurs ont plus intérêt à s’installer au Vietnam, moins regardant sur les conditions de travail. Par ailleurs, l’Inde ne pratique pas d’incitations financières en la matière, ce qui limite le mouvement.

Le caractère protectionniste de la politique indienne, avec des taxes à l’importation élevées pour certains produits, est-il de nature à refroidir certains investisseurs ?

Tant qu’il y a une forme de stabilité et que les lois ne changent pas du jour au lendemain, les investisseurs savent qu’il faut faire avec ce protectionnisme. Aujourd’hui, quasiment tous les Etats en font plus ou moins. En Europe, cela se traduit par des normes, qui se révèlent parfois plus contraignantes pour une entreprise que de s’acquitter de simples tarifs douaniers.

Modi a-t-il encouragé la modernisation numérique ?

Fortement. Depuis son arrivée au pouvoir, il a accompagné le développement du programme baptisé India Stack. Cette plateforme permet de se connecter à tous les services étatiques, en architecture ouverte, c’est-à-dire que toute application peut s’y connecter. L’objectif est d’essayer d’atteindre l’ensemble de la population ainsi que les entreprises. Pas seulement pour réaliser des paiements mais aussi pour reverser des aides sociales ou transférer des documents. India Stack a favorisé l’émergence de nombreuses sociétés, un écosystème s’est créé, adossé à cette plateforme. L’Inde a pu compter sur son vivier d’ingénieurs pour conforter ce mouvement. Le poids du secteur numérique a bondi à 22 % du PIB. C’est un vrai succès, surtout pour un pays de plus d’un milliard d’habitants. Cela explique aussi que les investisseurs voient l’Inde et Modi d’un bon œil, malgré ses aspects moins glorieux.

Son côté autoritaire n’est pas rédhibitoire ?

Modi apporte une stabilité, et même de la visibilité sur 5 ou 10 ans avec ses projets aéroportuaires ou l’essor du numérique. Pour les investisseurs, le caractère démocratique ou non d’un Etat n’est pas un sujet. Ils mettent sous le tapis les sujets qui fâchent, comme la connivence avec certains conglomérats ou la dérive religieuse.

Quels sont les grands défis de la prochaine mandature ?

D’abord l’accès au crédit, sur lequel Modi n’a pas suffisamment agi. Toutes ces PME ont un accès très limité au financement bancaire. Bien sûr, il y a le microcrédit, c’est très bien. Mais cela ne suffit pas pour une entreprise qui veut prendre de l’ampleur. D’autant que si l’économie indienne s’ouvre un jour davantage, en levant certaines barrières protectionnistes, les petites entreprises devront consolider leur trésorerie, avec des lignes de crédit suffisantes. En outre, un pan entier de l’économie est paupérisé, loin de toute numérisation.

La démographie est aussi un défi de taille. Une population jeune, de plus en plus qualifiée, qui ne trouve pas d’emplois correspondant à ses aspirations, c’est un facteur de changement social. C’est l’analyse qui est faite sur l’Egypte, avec des perspectives très pessimistes. Curieusement, personne n’arrive à cette conclusion concernant l’Inde. Pour l’instant.

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