Clinique des Champs-Elysées : les dessous de la puissante chaîne de médecine esthétique

Clinique des Champs-Elysées : les dessous de la puissante chaîne de médecine esthétique

Trois cadavres de bouteilles de vin rouge se sont échoués. Oubliés, sur un comptoir, entre la machine à expresso et les étagères en blanc nacré où se pavanent toutes sortes de sérums pour la peau. Les vestiges d’un toast : il y en a tant en ce moment à la Clinique des Champs-Elysées. A Lille, on a levé son verre. A Nice aussi. A Bordeaux, Rennes, Lyon, La Baule, Tours, Dijon, à Caen, à Marseille encore, à Montpellier, à Reims, à Rennes, à Strasbourg, à Nice, à Dubaï. Il y a même eu New York.

Les équipes trinquent – il faut bien célébrer -, elles peaufinent la décoration, minimaliste, acidulée, un peu Vogue, très Emily in Paris, des tabourets pastel, des sièges en rotin, des fougères roses, quelques photos de mannequins. Puis on ouvre. Le groupe, spécialisé dans la médecine esthétique, inaugure un centre par mois depuis juin 2022. Pour les levers de rideau, la présidente, Tracy Cohen Sayag, se déplace en personne.

La jeune femme, 37 ans, longiligne, bavarde, a repris l’entreprise en 2010. A l’époque, rien ne laissait présager d’un tel essor. Tracy Cohen Sayag ne connait rien au secteur, elle devait faire carrière dans la finance, après un cursus à Dauphine et un stage à Rothschild où elle croise un certain Emmanuel Macron. Son père, Michel Cohen, chirurgien et entrepreneur, l’appelle. Il lui demande de l’aide. La clinique qu’il a fondée dans le VIIIe arrondissement, le tout premier établissement du groupe – qui n’en est pas encore un – menace de faire faillite. Les opérations, lourdes, couteuses, parfois jugées trop voyantes, n’ont plus la côte.

“Un appétit d’ogre”

La femme d’affaires répond au devoir familial et place en redressement judiciaire ce qui s’appelait alors la Clinique du Rond-Point. Elle change le nom, rénove le centre historique, l’informatise. Le nez dans ses données, elle se rend compte que l’époque est aux injections de Botox et d’acide hyaluronique plus qu’aux coups de bistouri. Ces piqures, destinées à figer ou à remplir la peau, sont plus abordables, et résorbables, plus accessibles, en somme. En 2022, elle attire la confiance d’un fonds d’investissement, Raise, actionnaire à 20 %, et depuis quelques mois trône en n° 1 du secteur. Son principal concurrent, Lazeo, a plus de sites, mais fait surtout de l’épilation.

Avec une telle trajectoire, impossible de passer inaperçu. A l’Imcas, le salon annuel du secteur, qui s’est tenu du 1er au 3 février à Paris, c’est “Tracy” que l’on applaudit le plus. L’entrepreneuse vise 40 centres en 2024. Et demain l’Europe tout entière. Tiendra-t-elle la cadence ? L’intéressée en est certaine, la demande est forte, l’offre insuffisante ou disparate, surtout dans les villes moyennes. “Il va quand même falloir réussir à remplir tous ces établissements pour rentabiliser cet appétit d’ogre”, relève un chirurgien indépendant, présent au salon, un peu sceptique.

Pour prospérer, l’entreprise achète des plateaux techniques, les lits, les machines, et les loue aux médecins. Elle facture également un montant clinique aux patients qui se bousculent pour effacer leurs rides, corriger une mâchoire trop timide, ou un nez en virgule. Qu’adviendra-t-il si les retouches à la seringue deviennent has been, comme la chirurgie avant elle ? La croissance du marché a chuté en 2023, passant de 8 à 3 %, mais elle reste très forte, et devrait se stabiliser à 5 % en moyenne jusqu’en 2027, ont annoncé les industriels du secteur, ce vendredi, à l’Imcas.

Des centres tout-en-un

De toute façon, Tracy Cohen Sayag ne mise pas seulement sur les injections. Ses établissements se veulent “tout-en-un”. On peut y consulter un diététicien, faire du “peeling”, un traitement contre les peaux mortes. Congeler les graisses (cryolipolyse) aussi, ou encore : avaler un ballon gastrique, qui se gonfle dans l’estomac. Certains patients repartent avec une greffe de cheveux. L’acte est de plus en plus courant. “Si vous allez en Turquie, vous ne serez pas suivi”, grince l’intéressée, quand on lui en parle.

Reste que le modèle économique de la Clinique des Champs-Elysées et sa stratégie d’expansion suppose de multiplier les clients et les actes. Au risque de voir les “bouches d’influenceuses”, gonflées comme des ballons de baudruche, comme si elles étaient sur le point d’exploser, se multiplier ? Aucun des patients qui franchissent la devanture noir et or de la firme ne ressort ainsi déformé, promet Tracy Cohen Sayag. “Nos médecins refusent les demandes risquées ou extravagantes”, assure-t-elle. Du médical, rien que du médical.

C’est pourtant ces mêmes bouches, pulpées, repulpées, re-repulpées qui ont fait la marque. Avant ses ouvertures en cascade, le gratin de la téléréalité a défilé pendant des années dans son établissement historique. Manon Marsault, de Moundir et les apprentis aventuriers (W9), Jessica Thivenin, des Marseillais (W9), Nabila même. Bon nombre d’influenceurs y sont allés de leur petit mot, pour “Tracy”. Une mine d’or pour son business, Tracy Cohen Sayag le sait mieux que quiconque : une de ses premières décisions dans l’entreprise a été de monter un service “réseaux sociaux”.

L’Ogre et les influenceuses

L’intéressée l’assure : aucun contrat publicitaire n’a été passé avec les starlettes – c’est illégal. Elle a même coupé les ponts, dit-elle, agacée par les outrances du milieu ces dernières années. Pourquoi alors ont-elles partagé des codes promos pour ses centres, si ce n’est pour “la pub” ? “Je n’ai jamais donné mon accord”, plaide Tracy Cohen Sayag. La patronne reconnait avoir offert des soins non-médicaux aux plus huppées, mais “jamais d’injections”, contrairement à ce que certains journalistes avancent. Il fallait bien “faire fonctionner le bouche à oreille”, dit-elle, alors que de nombreux acteurs étrangers profitent de ne pas être en France pour rabattre sans vergogne.

Grâce à ce “bouche à oreille digital”, la Clinique des Champs-Elysées a réussi à faire parler d’elle malgré l’interdiction de pousser à la consommation médicale et s’est ouvert un marché beaucoup plus grand que celui des femmes mûres et aisées du début. Quitte à banaliser, bon gré mal gré, la médecine esthétique : aujourd’hui 47 % de la patientèle du groupe a moins de 35 ans. Qu’importe si le Botox doit pourtant être réservé à des rides “modérées à sévères” – c’est ce qui est écrit sur la notice. “Le génie de Tracy Cohen Sayag, c’est qu’elle a brisé le tabou. Elle a fait faire à la médecine esthétique son coming out”, loue un ex-partenaire commercial.

Aujourd’hui, on parle de ses injections comme de ses ongles. Avoir “brisé le tabou”, Tracy Cohen Sayag l’assume, le revendique. Elle croit tenir une révolution médicale. La fin d’un impensé : celui des souffrances liées à l’apparence. Et s’étonne du dédain qui pèse sur le secteur. La médecine esthétique n’est toujours pas une discipline médicale à part entière. Elle est apparue sur le tas, à force d’injections. Jusqu’à l’émission d’un décret l’année dernière, n’importe qui pouvait se procurer de l’acide hyaluronique, qui permet de rembourrer la peau. Et rien n’oblige les médecins à se former. “Les autorités ont fait l’autruche, voilà pourquoi il y a tant d’accidents et de dérives aujourd’hui”, regrette-t-elle.

Terminer la mue de la médecine esthétique

En novembre 2023, l’entreprise a publié un livre blanc, pour alerter sur l’absence de réglementation dans le secteur. Vrai engagement, ou image de marque ? Il faut dire que les bleus, le pus, les déformations, les paralysies, les injecteurs amateurs et les autres ratés que l’on voit un peu partout dans les médias ces dernières années, ce n’est pas bon pour les affaires. La médecine esthétique fait encore peur, peut-être un peu trop, lorsqu’on veut ouvrir partout en France.

Dans ce document, le groupe demande notamment à “inscrire la santé esthétique comme une discipline médicale à part entière’”, et à ce que les établissements qui la pratiquent disposent d’une certification. De quoi s’assurer d’une collaboration constructive avec l’ordre des médecins qui, selon la Clinique, chercherait à freiner son développement. Aux yeux de beaucoup de médecins, l’esthétique reste une sous-médecine qui n’aurait pas lieu d’être reconnue.

A l’ordre, comme au ministère de la Santé, on ne voit pas d’un très bon œil tous ces généralistes ou urgentistes qui se reconvertissent en professionnel de la seringue, parfois sans même avoir exercé une seule seconde leur spécialité, alors que la France fait face à de nombreux déserts médicaux. Avec ses 100 médecins partenaires – principalement des généralistes à temps partiel, dont le nombre devrait doubler d’ici la fin de l’année si les objectifs du groupe sont atteints -, la Clinique des Champs-Elysées fait plus que participer à la saignée. Elle agrandit la plaie.

Une macroniste, pour parler à la Macronie

L’ordre et la Clinique se rendent fréquemment avenue de Ségur. Chacun espère faire entendre au gouvernement sa vision du cadre légal à adopter. Pour peser dans les négociations, Tracy Cohen Sayag s’est octroyé les services de Clara Sabban, ex-membre du cabinet de Christophe Castaner du temps où ce dernier était porte-parole du gouvernement. La communicante a également conseillé la présidence de Renaissance (Ex-En Marche!), le parti d’Emmanuel Macron. Qui de mieux pour convaincre la Macronie de créer une spécialité et ainsi achever la normalisation de la médecine esthétique, face à un ordre qui ne veut pas en entendre parler ? “Il y en a déjà 44, des spécialités. Convenez que c’est beaucoup”, balaye le Dr Jean-François Delahaye, représentant de l’institution.

Des tensions entre l’”ogre de l’esthétique” et l’ordre ? Pas du tout, assure pourtant le chirurgien de formation. Il confirme que la clinique a pu être contrainte de modifier certains contrats qui ne garantissaient pas correctement les conditions d’exercice des médecins (suivi des patients, indépendance des médecins, pratiques non commerciales…). Pour autant, le Dr Delahaye se refuse à évoquer une quelconque confrontation : “Il n’y a pas d’opposition systématique entre nous. Nous sommes dans le dialogue, sans aucun blocage.” Les deux acteurs doivent “faire le point” prochainement.

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