Cours d’empathie à l’école : et si on offrait plutôt de vrais cours de morale ?

Cours d’empathie à l’école : et si on offrait plutôt de vrais cours de morale ?

Le ministère de l’Education nationale ne jure plus que par l’empathie. Après que Gabriel Attal a annoncé, quand il était encore ministre, l’instauration de cours d’empathie pour lutter contre la violence et le harcèlement scolaires, Nicole Belloubet, qui lui a succédé en février, lui a emboîté le pas et redouble désormais d’efforts en la matière après les dernières agressions d’élèves, dont l’une s’est avérée mortelle. Ces cours, expérimentés dans plusieurs écoles depuis janvier, devraient ainsi se voir généralisés à la rentrée prochaine dans le cadre d’un enseignement de la “vie affective”. Cette méthode prétendument miracle provient du Danemark, où de telles leçons ont été mises en œuvre dès 1975, fortement promues et médiatisées par des personnalités comme Malene Rydahl, auteure de Heureux comme un Danois.

“Dans une société traversée par des courants de violence et d’irrespect, c’est important de dire que l’école apprend autre chose et vit autrement”, a défendu la ministre en assistant à un cours d’empathie dans une classe de CP à Nice le 12 avril. Lors de cette séance, l’enseignante, pour représenter un élève harcelé, a froissé une feuille de papier et demandé à la classe de commenter son cas. Les enfants ont jugé l’élève fictif “moche” et “bizarre”. Puis l’enseignante a pétri le papier en une boule pour faire prendre conscience du mal-être que pouvait engendrer ces propos, avant de redéployer la feuille et d’encourager les enfants à être davantage bienveillants. Comme le relate Le Figaro, “la professeur les a alors encouragés à ‘lui présenter des excuses’. En leur montrant que la feuille représentant cet élève fictif était toujours froissée, la maîtresse a voulu leur faire prendre conscience ‘qu’on ne peut pas tout effacer’ et qu’il faut donc ‘parler avec respect’. ‘On lui a fait du mal !’, ‘il a mal au cœur !’, en ont convenu les enfants. ‘C’est donc une vic…’, ‘une victime’, a fini par trouver […] une jeune fille.”

Que pourrait-on reprocher à une telle méthode ? Quoi de mieux, a priori, que d’inciter les petits et les grands à ressentir les sentiments d’autrui ? En réalité, il y a de quoi douter de sa pertinence dans la mesure où l’empathie n’est pas forcément la meilleure alliée de la distinction entre le bien et le mal, c’est-à-dire de la morale.

L’empathie, en effet, n’est ni la meilleure juge ni le meilleur moteur de l’action. C’est ce que démontre, dans un livre éclairant au titre provocateur paru en 2017, Against Empathy, le chercheur en psychologie cognitive et chercheur à Yale Paul Bloom. L’empathie, analyse-t-il, agit comme un projecteur qui n’éclaire que l’endroit où on le pointe, c’est pourquoi elle tend à être biaisée. Comme des centaines d’expériences menées en laboratoire le suggèrent, non seulement elle s’étend plus naturellement envers les gens avenants, mais elle est plus forte envers ceux qui nous sont proches ou nous ressemblent. Elle tend aussi à se concentrer sur un petit nombre de personnes : on peut ressentir ce que ressent un proche, pas ce que souffrent des dizaines ou centaines d’autres êtres humains.

Distinction entre l’empathie et la compassion rationnelle

L’impact de l’empathie sur l’action est tout autant sujet à caution. Lorsque l’on souffre ou que l’on s’angoisse, on attend de ses proches qu’ils nous renvoient des émotions contraires, et non qu’ils sombrent avec nous dans la dépression ou l’anxiété. L’empathie peut même être si pesante qu’elle peut conduire à préférer éviter la “victime”, et donc à ne pas l’aider. Bloom prend l’exemple des professions médicales, dont l’exercice exige une certaine distance émotionnelle : médecin et infirmiers ne pourraient guère remplir leur mission s’ils souffraient constamment de concert avec leurs patients. Ainsi, si l’empathie avec la joie d’autrui est sans doute bénéfique à tous, celle qui s’étend à la tristesse s’avère ambivalente.

Dans le cas de l’école, on comprend aisément que l’empathie pourrait se révéler contre-productive, soit en favorisant la solidarité de certains enfants avec les harceleurs, soit en troublant et en inhibant les enfants ressentant la souffrance des élèves victimes.

En regard, Paul Bloom distingue l’empathie de la compassion rationnelle, qui consiste à prendre en compte les sentiments d’autrui. En d’autres termes, il invite à privilégier le raisonnement moral sur la seule réaction affective. Ce dernier permet tout autant de condamner le harcèlement ou la violence, et sur des bases plus solides. Si ceux-ci sont contestables, ce n’est pas seulement parce qu’ils font souffrir autrui, c’est surtout parce qu’ils sont moralement condamnables. S’ils ne faisaient souffrir personne, si leurs cibles, par masochisme, se réjouissaient d’être martyrisées, ces actes resteraient problématiques du point de vue de ce qu’on appelle l’éthique déontologique.

Combattre les pulsions barbares

Selon le philosophe le plus emblématique de l’éthique déontologique, Emmanuel Kant, l’action morale doit être jugée non pas en fonction de son résultat mais de ses motivations. La seule chose qui puisse, selon Kant, être considérée comme bonne sans réserve est ce qu’il nomme la “bonne volonté”. Ainsi, de bonnes conséquences peuvent résulter par accident d’une action motivée par le désir de causer du tort à une personne innocente, et de mauvaises conséquences, d’une action bien motivée. Une volonté n’est bonne que lorsque l’individu choisit de faire ou de s’abstenir de faire quelque chose parce que c’est son devoir, c’est-à-dire que l’action juste est inexorablement gratuite et désintéressée.

Kant en déduit trois formulations de ce qu’il nomme l’”impératif catégorique”. La plus connue, “agis seulement selon la maxime par laquelle tu peux aussi vouloir qu’elle devienne une loi universelle”, s’accompagne d’une autre, “agis de telle sorte que tu traites l’humanité, aussi bien dans ta personne que dans la personne de tout autre, toujours en même temps comme une fin, et jamais simplement comme un moyen”. Harceler ou violenter autrui, dans cette perspective, revient à violer l’impératif catégorique, c’est-à-dire à mal agir.

Certains estimeront sans doute qu’aucun élève de CP n’est capable de comprendre de tels raisonnements, et ils auront raison. Mais il existe des façons plus simples de les enseigner, par l’exemple de situations concrètes. C’est ce que faisaient en partie les cours ou leçons de morale suite aux lois Jules Ferry de 1881 et 1882. Jugés archaïques, supprimés en 1968, ils ont été réintroduits dans les années 1980 et ont évolué jusqu’à devenir, aujourd’hui, l’EMC, l’Enseignement civique et moral. Mais celui-ci, renforcé en 2023 et présenté par le président de la République comme un fondement du “réarmement civique” de la nation, s’avère bien davantage un cours sur les “valeurs” de la République qu’une véritable initiation à la morale. Or celle-ci a vocation à dépasser la contingence d’un régime politique pour toucher aux questions humaines fondamentales. Qui plus est, aucun lien n’est fait, au sommet de l’Etat, entre les cours d’empathie et l’EMC. On pourrait ajouter, pour finir, que l’enseignement de l’histoire et de la littérature s’avère une excellente introduction au raisonnement éthique. Bref, l’Education nationale est supposée déjà offrir tout ce qu’il faut pour combattre les pulsions barbares. A moins que précisément, l’effondrement scolaire et le relativisme moral soient deux phénomènes indissociables.

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