Dans le Grand Nord, l’Otan se prépare face à Poutine

Dans le Grand Nord, l’Otan se prépare face à Poutine

Quand le thermomètre indique – 15 °C, le caporal suédois Juhani Ahokas juge qu’il ne fait pas froid. “Franchement, j’ai presque un peu chaud”, sourit, par cette journée de mars glaciale mais ensoleillée, le conducteur de blindé. Autour de lui, les passagers de son véhicule de combat CV90, sanglés dans des tenues blanches, sont d’accord, tant ils sont habitués à des températures qui descendent à – 30 °C. Après un bref échange improvisé, l’équipage de six soldats repart au “combat” à travers le paysage sauvage du Finnmark, une succession de vallons enneigés et de rivières gelées que survolent des hélicoptères et des avions de chasse. Au loin, on entend des tirs d’artillerie…

Bienvenue dans le nord de l’Europe où, en janvier, a démarré Nordic Response 24, un vaste entraînement militaire qui fait partie d’un exercice encore plus grand, Steadfast Defender – le plus ambitieux organisé par l’Otan depuis la fin de la guerre froide. En tout, 90 000 soldats de 32 pays alliés seront déployés jusqu’en juin à travers le Vieux Continent, jusqu’en Roumanie. La première phase de ce war game se déroule à cheval sur la triple frontière de la Norvège, la Finlande et la Suède. Nordic Response 24 ne mobilise “que” 20 000 personnes de 13 pays, plus de 100 navires de guerre, cinq sous-marins, des tanks et blindés, des hélicoptères, des avions de chasse. Sans oublier des motoneiges : “On les utilise pour s’infiltrer derrière les lignes ennemies”, glisse le colonel français Marc Antoine, du 7e bataillon de chasseurs alpins, qui participe aux manœuvres de l’Otan.

Carte réalisée avec l’aide de Tomas Ries, du Swedish Defence Institute –

Le scénario de Nordic Response 24 ? Une grande puissance étrangère venue de l’Est lance une offensive dans le Finnmark (Norvège). Dans ce cadre, la mission de la blue team (les Alliés) consiste à repousser la red team (l’ennemi) par tous les moyens afin de permettre l’arrivée des renforts maritimes : par la mer via le port norvégien d’Alta, au nord ; par la terre, depuis la Suède, au sud ; et par les airs. Cet exercice s’inscrit dans le contexte de la guerre en Ukraine et l’élargissement de l’Otan à la Finlande et la Suède, devenue le 32e pays de l’Alliance le 7 mars.

“Nous savons que les Russes nous observent ; peut-être même ont-ils des espions sur le terrain mais c’est tant mieux”, affirme le général Terje Bruøygard, un malabar norvégien. Sous entendu : le Kremlin verra ainsi ce que Nordic Response 24 lui réserve en cas d’agression. “Vladimir Poutine a clairement dit qu’il n’aime pas la liberté, la démocratie et les droits de l’homme. Or il s’agit de toutes les valeurs que nous défendons. Le choc des civilisations, c’est ici que ça se passe !”, tonne ce “général Patton de l’Arctique”.

“You are dead !”

Pour que le réalisme soit total, les soldats, qui combattent avec des balles à blanc, sont équipés de viseurs laser et de gilets électroniques connectés. Lorsqu’un tir laser du camp adverse touche un soldat, le gilet envoie un message vocal : “You are dead !” (vous êtes mort) ou “wounded !” (blessé). Puis, il est écarté du jeu pendant un temps. Si le “projectile” (laser) le rate de peu, le combattant entend son gilet siffler : “Pfiou…” Et si une (fausse) attaque chimique survient, il dispose de dix secondes pour mettre son masque à gaz ; sinon il “meurt” au champ de bataille. Comme dans la vraie guerre, certains civils suppléent les militaires : “Les gens du coin savent ‘lire’ la neige, le vent et la géographie comme personne ; c’est très utile dans les conditions météo qui mettent les hommes et le matériel à rude épreuve”, remarque le lieutenant britannique Hoyle, posté dans la ville portuaire d’Alta où la Royal Navy multiplie les débarquements.

Le militaire suédois Juhani Ahokas, conducteur de véhicule blindé CV-90 de transport de troupes, dans le Finnmark (Norvège) lors de l’exercice Nordic Response 24, le 12 mars 2024

Plus au sud, dans un QG de campagne installé dans des containers, des officiers supérieurs suivent l’évolution des opérations terrestres sur grand écran, grâce au système connecté. “Cela nous permet de tirer des enseignements en temps réel, explique le colonel norvégien Ken-Tore Eriksen. Nous avons calculé que sans ce système électronique made in Sweden [NDLR : par la société Saab], il nous faudrait refaire les opérations militaires plus de 15 fois pour parvenir aux mêmes connaissances et conclusions.”

“Je ne vois pas qui pourrait les battre”

Pendant la guerre froide, l’Otan organisait déjà des entraînements militaires sous ces latitudes. Ils ont continué depuis, à un rythme annuel. Mais jamais ils n’ont eu lieu si près de la frontière russe, à 200 kilomètres seulement (contre 300 autrefois). La question est : pourquoi organiser des grandes manœuvres là où les rennes sont plus nombreux que les humains ? “Beaucoup de gens l’ignorent mais en cas de conflit général avec la Russie, la région du Finnmark, en Norvège, et la presqu’île de Kola, en Russie, seraient l’un des premiers points de conflictualité”, explique, à Stockholm, l’expert suédo-finlandais Tomas Ries, de la renommée Swedish Defence University. “La Russie stationne en effet l’essentiel de ses sous-marins dans des bases creusées dans la roche de la presqu’île de Kola. En cas de guerre, leur première mission serait de sortir en mer, contourner le cap nord puis redescendre vers l’Atlantique afin d’établir un blocus maritime entre l’Amérique et l’Europe.” Plus important : parmi sa flotte de submersibles, Moscou en possède 11 capables de lancer des missiles nucléaires à longue portée. Huit d’entre eux ont la région de Kola pour port d’attache. Ce qui fait de la presqu’île un enjeu stratégique considérable.

La garde nationale norvégienne de la 17e “District Company Ida og Lyra”, le 8 mars 2024 à Alta, participent à l’exercice de l’Otan Nordic Response 24.

Lors d’une conférence de presse organisée en plein air, un groupe de journalistes européens, dont L’Express, écoute l’imposant général norvégien Bruøygard : “Si Poutine se sent menacé ou s’il décide d’être agressif, le Finnmark est typiquement la région où la Russie voudra avancer ses défenses antiaériennes pour protéger ses arrières”, complète-t-il. Pour l’heure, ce scénario semble inimaginable – d’autant moins que les troupes russes habituellement affectées à la région frontalière de la Finlande sont mobilisées contre Kiev. Mais dans l’hypothèse où la Russie gagnerait en Ukraine et où Donald Trump, une fois élu, quitterait l’Alliance atlantique, Poutine, qui travaille déjà au renforcement de son armée, se trouverait enhardi…

A Stockholm, Tomas Ries énumère les autres scénarios à l’étude : “Outre une action militaire contre la Lettonie [NDLR : où 1 habitant sur 4 est russophone] ou un autre pays balte, l’armée russe pourrait lancer une ‘opération spéciale’ contre l’une des îles vulnérables de la Baltique : l’archipel d’Aland (Finlande), Gotland (Suède) ou Bornholm (Danemark). Or une fois conquise par l’ennemi, une île est difficile à rependre, surtout s’il y installe des batteries antiaériennes.” Qui plus est, conformément à sa doctrine, la Russie jouerait, à coup sûr, la carte de la guerre psychologique, c’est-à-dire de la menace nucléaire. Sans la garantie d’aide américaine, les Européens seraient paralysés de peur.

En attendant, mi-mars, des F-35 américains ont pour la première fois atterri sur le sol suédois, près de Boden, qui est une importante garnison. Une manière de célébrer l’entrée de la Suède dans l’Otan. Ce jour-là, Nordic Response 24 ressemblait à un show aérien, avec des atterrissages et décollages incessants de F-35 et de JAS 39 Gripen. “Prises ensemble, les aviations des pays du pourtour baltique représentent une puissance formidable [NDLR : près de 500 avions de chasse si on y ajoute les appareils anglais et hollandais], remarque le général américain Scott F. Benedict, des US Marines. Je ne vois pas qui pourrait les battre”, ajoute-il, dans un hangar d’aviation, en buvant un café. Sans doute est-ce vrai aujourd’hui. Mais demain, si les Américains délaissent l’Otan ?

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