De 6 euros chez l’éleveur à 15 euros au supermarché : enquête sur le vrai prix de la viande

De 6 euros chez l’éleveur à 15 euros au supermarché : enquête sur le vrai prix de la viande

“Je vous arrête tout de suite : ne vous fatiguez pas, on ne vous parlera pas.” La sentence est lâchée au siège de Bigard, à Quimperlé (Finistère). La tonalité du téléphone retentit quelques secondes plus tard. Deux jours après, une scène similaire se produit, cette fois au Salon de l’agriculture. Sur le stand de la région Pays de la Loire, entre les vaches charolaises et limousines, un éleveur bio collaborant avec Auchan s’exclame, fier : “Un journaliste est venu sur ma ferme pendant un jour et demi. Il m’a demandé les chiffres. Je n’ai rien lâché !” Le secret est bien gardé. Il ne s’agit pourtant pas de codes nucléaires, ni même d’une pratique répréhensible, mais… du prix d’un kilo de viande.

Dans la grande distribution, les prix varient selon les morceaux, mais aussi selon les rayons et les supermarchés. L’entrecôte de la marque Reflets de France race Limousine se monnaie ainsi à 38,14 euros le kilo chez Carrefour. Dans un Super U de l’Aude, l’entrecôte Charal grimpe à 39,37 euros le kilo. La gamme des prix devient encore plus extensible lorsque l’on se penche sur les steaks hachés : 14,56 euros le kilo “Le Limousin façon bouchère” de la marque Carrefour, ou 18,10 euros le kilo de la viande hachée pur bœuf Jean Rozé, prix affiché dans un Intermarché à Bastia. Combien coûte une viande ? Pour comprendre les prix, et un peu des ressorts de la crise agricole en cours, L’Express a cherché à retracer le trajet d’un bovin de son pré jusqu’à votre assiette, étape par étape. Plongée dans des secrets aussi bien gardés que la recette du Coca-Cola.

Imaginez Rosalie, une Limousine à la robe chocolat et à l’œil paisible. Une belle bête de 700 kilos, qui a évolué toute sa vie dans les pâturages de la Haute-Vienne. Après avoir mis bas plusieurs veaux, l’animal s’apprête à partir pour l’abattoir. Avant d’évaluer son prix final, déterminons d’abord combien la vache coûte à son éleveur.

Un coût de production variable

Charles Muller, dont l’exploitation se trouve aux abords du village de Magnac-Laval, à cinquante minutes en voiture de Limoges, a connu des dizaines de Rosalie. Pourtant, ce connaisseur des bovins peine à chiffrer ce que lui coûte une vache. Comme nombre d’éleveurs, il est à la merci de facteurs variables, allant des conditions météo (devra-t-on commander du foin cet été, pour faire face à la sécheresse ?) aux aléas du vivant (à combien se chiffreront les frais vétérinaires ?). La Fédération nationale bovine (FNB) donne néanmoins un prix moyen, fondé sur un savant calcul incluant les charges, l’alimentation des animaux et le salaire de l’éleveur, deux fois le smic. “Nous évaluons le coût de production d’une vache à 6,20 euros le kilo”, explique Marie Penn, chargée de mission à la FNB. Ajoutez quelques centimes – “environ 20” – si la vache doit respecter les exigences du label rouge, promesse d’une viande de qualité supérieure. Avant d’arriver à l’abattoir, la vache peut être transportée par la coopérative de son éleveur. Un acheteur privé, intermédiaire supplémentaire dans la chaîne, peut aussi venir la sélectionner. Dans le premier cas, l’animal est vendu à l’abatteur. Sinon, c’est l’acheteur qui paie l’éleveur.

Le prix au kilo de Rosalie n’est pas fixe, et change de semaine en semaine. Nombre d’exploitants interrogés nous ont rapporté vendre aujourd’hui leur vache “aux environs de 5,30 euros” le kilo. “Soit une perte de 80 centimes d’euros par kilo”, explicite Marie Penn. La loi Egalim, qui vise à améliorer la rémunération des agriculteurs en organisant une négociation tripartite entre l’éleveur, l’abatteur (Bigard, par exemple) et une grande surface – souvent représentée par sa centrale d’achat -, ne se pratique pas toujours, ou mal. Ce manque à gagner est directement répercuté sur la rémunération de l’agriculteur. De quoi un peu mieux comprendre le mal-être du secteur.

Une fois vendue au prix de 5,30 euros le kilo, Rosalie est dirigée vers l’un des 230 abattoirs de l’Hexagone. Une précision : l’abatteur ne paie pas le poids entier de la vache – environ 700 kilos – mais le poids de sa carcasse, à peu près 450 kilos, une fois retirées notamment la tête et les pattes. Rosalie, devenue carcasse, est ensuite revendue – généralement à un boucher. L’abatteur facture ses services de 1 à 2 euros par kilo. Une carcasse de vache se vend ainsi 6,30 euros à 7,30 euros le kilo à un boucher.

30 à 35 % de marge pour les bouchers

Arrivée chez le boucher, la vache est découpée. La carcasse devient une multitude de morceaux, de bavette, de faux-filet, de rumsteck. Sur les étals du boucher, son prix explose. Il passe de 6,30 euros à l’achat à 12,15 euros hors taxes, soit 14,30 euros en incluant la TVA. Cette hausse importante du prix de Rosalie s’explique par deux facteurs. Une partie de la bête est impropre à la consommation, les os et certains bouts de graisse ne seront pas recyclés. Seulement 70 % du poids de l’animal peut être utilisé, calculent les bouchers. Pour rentrer dans leurs frais et ne pas perdre d’argent sur chaque transaction, ces professionnels considèrent qu’il faut calculer le prix de la viande sur la base de 9 euros le kilo hors taxes. A cette somme s’ajoute leur marge. “Nous considérons que nos bouchers ont besoin d’appliquer un taux de marge de 30 à 35 % pour assurer le fonctionnement de leurs commerces”, explique Philippe Nompeix, directeur général de l’abattoir de Bègles, et du groupement des éleveurs girondins. Ces chiffres sont une moyenne : le prix de la viande sur l’étal du boucher variera selon la noblesse de la pièce, les “arrières” de Rosalie (le filet, l’aloyau, l’entrecôte) coûtant plus cher que les “avants” (qui composent le steak haché).

Si la viande est destinée à une grande surface, le destin de sa carcasse est différent. Elle passe désormais dans le monde des industriels. Les grands abatteurs, comme Bigard, leader du secteur, ou Elivia et Kermené, issus du groupe Leclerc, assurent autant l’abattage que la transformation de la viande. Dans ce cas, pas de transaction supplémentaire. Comme chez le boucher, mais avec des cadences de travail en usine, sa carcasse est d’abord désossée et dégraissée. Elle atteint alors le même prix que chez l’artisan avant qu’il n’applique sa marge : 9 euros le kilo hors taxes.

Les industriels ne se pressent pas pour communiquer leur marge à ce stade – contactés, aucun des leaders du secteur n’a donné suite à nos demandes. Une moyenne, fournie par l’Observatoire de la formation des prix et des marges des produits alimentaires (OFPM), permet néanmoins d’évaluer le coût de cette transformation aux alentours de 1 euro le kilo – un chiffre plutôt stable ces dernières années. Rosalie est donc vendue aux alentours de 10 euros le kilo hors taxes aux enseignes de la grande distribution.

La boîte noire des distributeurs

A ce moment-là, le produit est désormais en pièces détachées. Côte de bœuf, entrecôte, filet… Et steak haché, chouchou des caddies des Français. Les mille morceaux de Rosalie tombent dans une boîte noire : celle des distributeurs. En ajoutant le coût du fonctionnement des supermarchés et leur marge, il faut ajouter environ 3,20 euros au prix de Rosalie. Notre vache est donc vendue 13,20 euros hors taxes sur les étals de la grande distribution, un euro de plus en moyenne qu’en boucherie. Une fois la TVA appliquée, son prix s’élève à 15,53 euros le kilo.

Cette valeur se réfère là encore aux tendances de l’OFPM. Car les marges des grandes surfaces n’ont jamais été officiellement dévoilées. Aucune des grandes enseignes interrogées ne nous a répondu, à part Auchan. Bien qu’acceptant de vanter les mérites de sa “filière traditionnelle”, le distributeur a refusé de donner un montant. “Les industriels de l’abattage renégocient tous les six mois les prix des steaks hachés avec la grande distribution. Nous n’avons pourtant aucune idée du montant de leurs marges”, assure Paul Rouche, directeur de Culture viande, la fédération des entreprises d’abattage-découpe, convaincu que ces dernières sont “beaucoup plus hautes” que le montant annoncé par l’Observatoire de la formation des prix et des marges.

Or, si des steaks hachés sont vendus à 9, 8 voire 7 euros le kilo en supermarché, cela signifie que le manque à gagner a été compensé ailleurs. “Pour rentrer dans leurs frais, les distributeurs vont moduler les différentes valeurs des pièces de viande”, explique Jean-Marc Escure, directeur de Limousin promotion, association qui fédère les labels des viandes limousines. En clair, la grande distribution peut se permettre de vendre très peu cher, voire “à perte” certains morceaux, comme le steak haché, en se rattrapant sur des morceaux plus nobles, par un effet de balancier.

Par ailleurs, la grande distribution achète aux industriels des morceaux de viande, et pas Rosalie tout entière. Afin de rétablir leurs marges, les grandes enseignes peuvent ainsi acheter des pièces beaucoup moins chères à l’étranger. En 2022, les importations de viandes bovines ont justement augmenté de près de 23 % par rapport à l’année précédente, selon les chiffres de FranceAgriMer. Les Français finiront-ils par manger plus Rosalia que Rosalie ?

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