Denis Volkov : “La guerre a dopé la popularité de Poutine en Russie”

Denis Volkov : “La guerre a dopé la popularité de Poutine en Russie”

Il dirige le seul grand institut de sondage fiable en Russie, le Centre Levada, à Moscou, devenu une ONG indépendante en 2003, et classé depuis 2016 dans la catégorie des “agents de l’étranger”. A la tête de cet organisme, Denis Volkov, sociologue de formation, scrute l’opinion des Russes, principalement à travers des entretiens en face-à-face.

Alors que Vladimir Poutine s’apprête à l’emporter ce dimanche pour un cinquième mandat, il mesure à quel point la guerre en Ukraine a dopé la popularité du président russe – malgré les morts et les blessés -, comme l’avait fait l’annexion de la Crimée en 2014. Et note que la propagande déversée par la télévision d’Etat a réussi à convaincre l’opinion que la Russie n’avait pas d’autre choix que de se défendre contre l’Occident. “Un tiers de la population pense désormais qu’un l’affrontement direct entre la Russie et les pays de l’Otan est possible”, relève Denis Volkov. L’un des meilleurs connaisseurs de la société russe livre à L’Express son analyse en profondeur de la façon dont elle se positionne par rapport à la guerre, plus de deux ans après le début des hostilités. Entretien.

L’Express : En pleine élection présidentielle russe, à quel niveau se situe la popularité de Vladimir Poutine ? Est-elle stimulée par la guerre en Ukraine, comme ce fut le cas en 2014 ?

Denis Volkov : Oui, très nettement. Nous avons clairement constaté à nouveau “l’effet drapeau” sur la popularité de Vladimir Poutine. Déjà, dans les mois précédant le mois de février 2022 et le début la guerre, lorsque la tension montait entre la Russie et l’Occident, le taux d’approbation du président russe était en hausse. Mais l’effet le plus significatif s’est produit juste après le début des hostilités : il a bondi comme en 2014, après l’annexion de la Crimée et le début du conflit dans le Donbass.

Son taux d’approbation se situe à présent entre 80 et 86 %, contre un peu plus de 60 % en 2021. Le président a encore gagné des points au cours des derniers mois, grâce à sa campagne électorale. Il est très actif, parle presque tous les jours à la télévision, rencontre toutes sortes de personnes.

Le conflit a été traduit dans les médias russes – et donc comprise par la majorité – comme un conflit entre l’Occident et la Russie, obligeant cette dernière à se défendre. C’est ainsi que s’est consolidé l’effet drapeau.

A la question : “Souhaiteriez-vous que Poutine soit réélu lors des prochaines élections ?”, en 2021, à peu près 45 % des personnes interrogées répondaient oui, la moitié souhaitant voir apparaître un nouveau visage. Après le début de la guerre, ce score est progressivement grimpé jusqu’à 80 %. Auparavant, dans les groupes de discussion, les gens pouvaient exprimer des doutes à propos de Poutine, aujourd’hui, ils disent qu’il tient le pays et l’empêche d’être vaincu par l’Occident.

Son fond de guerre en Ukraine et de répression politique, quel est aujourd’hui le ressenti des Russes par rapport à leur situation personnelle. Sont-ils satisfaits ?

Il existe un clivage dans la société russe. Une majorité de la population approuve Poutine et a une impression très positive de sa situation, de l’évolution de l’économie, et de ses revenus personnels.

Parallèlement, une minorité, représentant environ 20 % du pays, s’oppose au président et ne se sent pas bien. Cette partie de la société ressent la pression du gouvernement, du reste de la population et des médias. Ils sont très négatifs, pessimistes, et une partie d’entre eux a honte de ce qui se passe en Ukraine.

Mais, outre l’effet drapeau, l’élément déterminant est la situation économique, qui est très stable. Au début du conflit, lorsque les sanctions occidentales ont été instaurées, les gens se sont d’abord rués sur les banques pour retirer leur argent. Mais le gouvernement a réussi à calmer la panique et la population a fait marche arrière.

Non seulement l’économie est stable, mais le gouvernement a multiplié les mesures de redistribution aux plus modestes – hausse des retraites, des salaires des fonctionnaires, élargissement des programmes d’aide sociale aux personnes ayant des enfants à charge, ou pour faciliter l’achat d’un appartement.

Autre élément essentiel, les soldats engagés dans “l’opération militaire spéciale” en Ukraine, qui, pour la plupart, sont originaires de petites villes, ont vu leur rémunération augmenter de façon importante – ils peuvent gagner cinq ou six fois plus qu’auparavant. A cela s’ajoute le fait que lorsqu’un soldat est tué, la famille reçoit environ 5 millions de roubles, soit quelque 50 000 euros. Pour les habitants d’une petite ville russe, c’est une somme énorme.

Selon certaines estimations, les revenus de la population n’ont jamais été aussi élevés depuis des décennies. La majorité est donc très positive quant à la situation économique, ce qui aide à maintenir l’optimisme et la confiance envers le gouvernement.

La part de la classe moyenne a augmenté d’environ 5 points de pourcentage en deux ans, alors qu’elle stagnait auparavant. Ces personnes, dont le pouvoir d’achat progresse, sont généralement liées à l’appareil d’Etat et donc loyales envers celui-ci. Elles ont remplacé, du moins en partie, des membres de la classe moyenne qui étaient plus libres d’esprit, et plus indépendants de l’Etat car travaillant dans des secteurs plus créatifs : ces quelque 500 000 personnes qui ont quitté la Russie depuis le début de la guerre.

Quelle est la réalité du soutien de la population à la guerre en Ukraine, alors que le nombre de morts et de blessés ne cesse d’augmenter ?

Ceux qui approuvent “l’opération militaire spéciale” sans se poser de questions représentent environ 45 % de la population (et incluent les 20 % de Russes les plus va-t-en-guerre). A ce groupe, s’ajoutent les quelque 30 % qui soutiennent la guerre, mais sans enthousiasme. Ils n’aiment pas la guerre, mais considèrent qu’il n’y a pas d’autre choix, et que Poutine sait mieux qu’eux ce qu’il faut faire. Au total, environ 75 % de la population soutient tout à fait ou plutôt l’armée russe. Comme le disent les personnes interrogées : “nous devons soutenir nos hommes, nos soldats”, “qui d’autre devrions-nous soutenir ?”.

Beaucoup de jeunes soutiennent aussi la guerre, mais avec moins de confiance et d’intensité. C’est dû au fait qu’ils sont moins intéressés par la politique et moins endoctrinés par les médias d’Etat, qu’ils consomment moins.

Dans le même temps, même si cela peut paraître paradoxal, un peu plus de la moitié de la population souhaite que la guerre se termine. Mais cela reste assez théorique : lorsque l’on aborde la question des conditions, ils ne sont pas prêts à faire des concessions à l’Ukraine (pas question pour l’immense majorité, par exemple, de rendre à Kiev les territoires annexés depuis 2022).

Les personnes qui s’opposent à la guerre représentent environ 16 % de la population. Elles sont aussi critiques du gouvernement.

Cette guerre qui s’éternise n’inquiète-t-elle pas les Russes ?

Ils ne vivent pas dans une peur constante, mais un tiers de la population pense désormais qu’un l’affrontement direct entre la Russie et les pays de l’Otan est possible. Et environ la moitié des personnes interrogées dit craindre qu’éclate la troisième guerre mondiale.

Le début des hostilités a créé un bouleversement très profond dans l’opinion. Mais dès avril 2022, les Russes se sont adaptés psychologiquement. Au début, les gens regardaient constamment les informations sur “l’opération militaire spéciale”. Puis au bout de quelques mois, ils ont commencé à lire beaucoup moins de choses sur la guerre, pour se préserver.

En réalité, les Russes sont habitués à faire face à des situations difficiles. Ce fut le cas dans les années 1990 et 2000, et en 2014, au moment de la première série de sanctions contre la Russie après l’annexion de la Crimée. A l’époque, la population avait déjà dû s’adapter, elle s’est habituée à ce type de périodes. C’est probablement à cause de cette capacité d’adaptation que la Russie a réussi à absorber de nouvelles sanctions beaucoup plus fortes.

Dans l’ensemble, les Russes croient-ils le discours du Kremlin sur les objectifs de la guerre, sur le fait que la Russie ne combat pas l’Ukraine, mais l’Occident ?

La télévision d’Etat russe joue un rôle très important dans la formation de l’opinion. Elle reste la principale source d’information des générations les plus âgées. L’Internet russe est relativement libre, mais le gouvernement investit beaucoup de ressources pour essayer de le contrôler.

Globalement, le Kremlin est donc en mesure d’imposer son discours. Avant le début des hostilités, le pouvoir a répandu l’idée que l’Occident l’entraînait dans une guerre qu’elle ne voulait pas, mais qui était nécessaire pour lui résister. Le conflit est perçu en Russie comme une réponse à l’extension de l’Otan aux frontières de la Russie.

Il y a eu, à l’époque de Gorbatchev et quelques années après, l’espoir dans le pays que la Russie, les Etats-Unis et l’Europe deviendraient alliés. Mais ensuite, ces espoirs ont été déçus. Avant même l’arrivée au pouvoir de Poutine, fin 1999, la méfiance à l’égard de l’Occident était déjà grande. C’est ce que l’élite russe ressentait, et elle a réussi à transmettre ce sentiment à la majorité de la population.

Comment la population réagirait-elle à une éventuelle deuxième vague de mobilisation dans l’armée ?

La première vague a constitué un grand choc : le plus spectaculaire en vingt ans d’enquêtes. Mais l’inquiétude est redescendue en partie, car les gens ont compris que la mobilisation ne concernait qu’une petite partie de la population. L’an dernier, environ deux tiers des Russes disaient qu’ils craignaient une nouvelle mobilisation. Mais depuis le début de l’année, une bonne partie d’entre eux estime qu’il n’y aura pas de mobilisation massive, et qu’en conséquence, elle ne les concernera pas.

Dix ans après l’annexion de la Crimée, comment les Russes considèrent-ils ce territoire ?

Une grande partie de la population de la Crimée était ethniquement russe, c’est pourquoi, en 2014, la transition s’est déroulée de manière relativement pacifique. Pour la plus grande partie du pays, la Crimée fait partie de la Russie. Dans les groupes de discussion, nous avons constaté qu’une grande partie des personnes interrogées ne comprenait même pas pourquoi l’Occident était si critique à l’égard de l’annexion de Crimée. Outre la propagande des médias d’Etat, ce territoire figurait dans les livres d’histoire, la littérature classique, des films populaires et des chansons… Il abritait même les sanatoriums les plus prisés à l’époque soviétique…

L’Occident reste-t-il malgré tout attractif pour les jeunes Russes ?

La culture occidentale de masse est toujours très populaire chez les jeunes gens éduqués. Mais les élites, ainsi que les Russes les plus âgés, la considèrent comme une menace et critiquent ce qui leur paraît être une dérive hédoniste.

Mais dans les faits, la Russie se coupe de l’Occident et se rapproche de la Chine. Et le virage vers l’Est s’est fait dans les mentalités : le partenariat entre Moscou et Pékin est perçu de manière extrêmement positive. Les produits occidentaux ont disparu au profit des marques chinoises, notamment dans l’automobile. Auparavant, elles étaient davantage consommées par les personnes les moins privilégiées. Aujourd’hui, les habitants des grandes villes n’ont souvent plus d’autre choix que d’acheter des produits chinois. Globalement, les Russes pensent que l’Occident ne veut pas être ami avec eux.

Des milliers de personnes sont allées rendre hommage à la dépouille d’Alexeï Navalny, mort le mois dernier en colonie pénitentiaire. Est-ce le signe qu’une forme de contestation existe toujours en Russie ?

Une partie de ces personnes est contre la guerre, contre Poutine. Ce sont des gens de la classe moyenne supérieure, indépendante de l’Etat, plus modernisée, plus occidentalisée. Ce sont des gens qui se sentent réprimés, sous pression. La mort de Navalny, la principale figure de l’opposition libérale, a provoqué chez eux le besoin d’exprimer leurs sentiments.

Après sa disparition, d’autres figures d’opposition peuvent-elles émerger ?

De nouvelles figures peuvent apparaître, mais il a fallu plus de dix ans à Navalny pour devenir la figure incontestée de l’opposition libérale russe. Le temps de l’opposition viendra, mais cela ne se fera donc pas du jour au lendemain. Boris Nadejdine a essayé de devenir une figure de l’opposition, en critiquant la guerre en Ukraine, mais il a été écarté de l’élection présidentielle. Son succès relatif semble être plutôt circonstanciel : d’autres dirigeants de l’opposition ont en effet appelé à réunir des signatures en sa faveur. De plus, il doit encore prouver sa capacité à diriger. En Russie, le pouvoir est entre les mains de ceux qui savent distribuer les ressources.

Comment la population réagit-elle à la répression politique ?

Cela dépend des personnes. Il y a ceux qui sont dans l’opposition et qui peuvent être ciblés : eux sont inquiets. Mais la majorité ne pense pas qu’elle peut être ciblée. La plupart des gens se considèrent comme de bons citoyens.

Selon vous, qu’est-ce qui pourrait affaiblir le régime de Poutine ?

La première raison serait un effondrement économique, mais, nous l’avons vu, le gouvernement prend de nombreuses mesures sociales pour aider les gens à s’adapter à la situation. Le deuxième risque serait une mobilisation de masse, car pour l’instant une grande partie de la population n’est pas directement impactée par les combats sur le front. Mais le gouvernement est conscient de ce danger et tente de l’éviter.

Beaucoup de gens se posent la question : quelle est la fiabilité des sondages d’opinion dans un environnement aussi répressif ?

Pour commencer, au cours des dernières années, nous n’avons pas constaté de détérioration majeure d’un indicateur important : le taux de réponse.

Par ailleurs, le fait de suivre l’opinion sur le long terme dans un environnement soumis à des pressions politiques, en mélangeant des sondages d’opinion, mais aussi des entretiens en face-à-face, permet de comprendre l’évolution des mentalités de façon fiable. La comparaison entre les réactions à l’annexion de la Crimée en 2014 et à la guerre en Ukraine est à ce titre instructive.

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