Déserts médicaux : la guerre sans merci des communes pour recruter des généralistes

Déserts médicaux : la guerre sans merci des communes pour recruter des généralistes

Petit à petit, les patients de Villeneuve-sur-Yonne, en Bourgogne-Franche-Comté, ont dû s’habituer à faire leurs adieux aux médecins traitants qui les accompagnaient depuis des années. Alors que cette petite commune de 5 300 habitants comptait sept généralistes il y a vingt ans, seul un médecin vient désormais, à mi-temps, occuper le cabinet flambant neuf installé à l’étage de la pharmacie, en plein cœur du centre-ville. “On a beaucoup de mal à faire venir les gens… Et surtout, à les convaincre de rester”, regrette Nadège Naze, la maire de la commune. En 2021, l’élue a ainsi dû encaisser le départ, coup sur coup, de ses deux derniers médecins : l’un partait à la retraite, l’autre a refusé de rester seule dans le cabinet… et s’est installée dans une commune voisine, à sept kilomètres de là. Pour tenter de maintenir le cabinet ouvert, l’élue a pourtant proposé le recrutement d’une infirmière en pratique avancée et évoqué un projet de maison de santé dans les années à venir. “Mais ça n’a pas suffi. Mon confrère, en face, lui a proposé un loyer de cabinet moins cher, à partager avec d’autres professionnels. Je ne pouvais pas rivaliser, mais je trouve dommage qu’on en vienne à se tirer la bourre entre maires pour recruter”, souffle Nadège Naze.

Depuis quelques mois, l’élue témoigne d’une véritable “course à l’échalote” pour tenter de recruter des généralistes, dans un département où les effectifs de médecins ont baissé de plus de 13 % entre 2010 et 2023, selon le dernier Atlas de la démographie médicale. “On organise des week-ends d’intégration des internes, on montre que notre territoire est attractif, mais il y a certains leviers financiers avec lesquels je ne peux pas rivaliser”, témoigne l’édile. Autour de sa commune, de nombreux territoires sont classés en zones franches urbaines (ZFU) ou de revitalisation rurale (ZRR), dans lesquelles les professionnels peuvent bénéficier d’exonérations fiscales pendant cinq ans à partir de leur installation. “J’ai eu beaucoup de rendez-vous avec des médecins intéressés, qui me filent entre les doigts quand ils comprennent qu’ils peuvent trouver plus intéressant à quelques kilomètres… Moi, je ne peux pas leur offrir 10 000 euros d’exonération de charges sur cinq ans, même si j’aurais bien besoin de professionnels supplémentaires”, témoigne la maire, qui continue de chercher désespérément un éventuel suppléant pour sa commune.

“La concurrence est terrible”

Partout en France, l’étau se resserre autour des élus, chargés malgré eux de recruter les généralistes manquant à leurs villages. La situation devient même une “véritable source d’inquiétude” pour certains édiles, comme Matthieu Demoncheaux, maire d’Hesdin et président de la communauté de communes (CC) des 7 vallées, dans le Pas-de-Calais. Alors même que son territoire bénéficie du contrat d’aide à l’installation des médecins (Caim) versé par l’agence régionale de santé à ceux qui acceptent de s’installer dans les zones considérées comme sous-dotées – primes qui peuvent atteindre jusqu’à 50 000 euros selon le nombre de jours d’activité par semaine -, l’homme ne parvient pas à trouver de remplaçants. “Beaucoup de nos généralistes arrivent en fin de carrière, et ne sont déjà pas assez nombreux pour soigner tout le monde. La situation n’est pas encore catastrophique, mais pourrait le devenir”, prévient-il.

Pour éviter un tel scénario catastrophe, plus de 4 millions d’euros ont été investis par la CC dans la construction d’une nouvelle maison de santé, les loyers des cabinets sont proposés “à 7,70 euros par mètre carré”, et des plateformes spécialisées dans le recrutement de professionnels de santé ont même été démarchées pour trouver la perle rare. “Mais rien n’y fait. On a le sentiment qu’il y aura toujours quelqu’un qui proposera mieux que nous, la concurrence est terrible entre les territoires”, regrette Matthieu Demonchaux. Depuis quelques mois, un jeune médecin hésite ainsi entre la CC des 7 vallées et un territoire voisin, dans la Somme. “En face, ils proposent un loyer gratuit pendant deux ans… Je ne trouve pas ça normal, c’est une sorte de concurrence déloyale. Bientôt ce sera la maison, la voiture gratuite ou d’autres avantages à aligner… Moi, je me refuse encore d’en arriver là !” s’agace l’élu.

“Surenchère malsaine”

Isabelle Dugelet, maire de La Gresle (Loire) et membre du conseil d’administration de l’Association des maires ruraux de France (AMRF), n’hésite plus à parler d’une “guerre de territoire de plus en plus forte” dans le recrutement de certains médecins traitants. “Il existe malheureusement une chasse aux primes, aux avantages, parfois en nature. Certains départements ou communes vont jusqu’à accompagner les médecins dans leur recherche de maison, de places en crèche ou à l’école, c’est absolument regrettable”, déplore-t-elle. En parallèle, l’édile observe le “harcèlement” de certains centres de santé privés, qui tentent de débaucher des médecins libéraux “en les arrosant de courriers, en leur promettant le salariat, les congés payés et la semaine de quatre jours”. “Comment nos petites communes peuvent-elles lutter ?” interroge la maire, qui appelle “à cesser une surenchère malsaine”.

A Fresnay-sur-Sarthe, dans les Pays de la Loire, Fabienne Labrette-Ménager a fait l’amère expérience de ce qu’elle qualifie, elle aussi, de “course aux primes”. En 2021, le couple de médecins qui exerçait depuis vingt ans dans sa commune a quitté le territoire pour s’installer à Saint-Vaast-la-Hougue, en Normandie. Dans cette zone sous-dotée, les généralistes ont bénéficié d’une prime à l’installation de plus de 93 000 euros versée par la caisse primaire d’assurance-maladie (CPAM). Un “coup de pouce” qui ne passe pas auprès de Fabienne Labrette-Ménager. “Nous pensions naïvement qu’ils partaient à la retraite, mais non. Ils ont quitté une zone sous-dotée pour une pour une autre zone sous-dotée, en empochant un vrai jackpot, ce qui pose réellement question sur les limites éthiques de ces aides”, lâche-t-elle.

A Saint-Vaast-la-Hougue, le maire Gilbert Doucet se dit “conscient d’un effet domino” et “d’une course d’attractivité entre les communes et les différentes agglomérations”, mais tente de relativiser. “C’est aussi une question d’opportunité et de choix de carrière : le couple en question venait d’acheter une maison secondaire dans le coin, nous pouvions mettre des locaux à leur disposition pour un loyer correspondant au prix de revient, et la communication entre nous est bien passée”, plaide-t-il. Reste qu’à Fresnay-sur-Sarthe, la maire n’a pu, depuis le départ du couple, qu’embaucher une jeune médecin, qui exerce actuellement à mi-temps. “Plus de 1 000 patients sont désormais sans généraliste, et ne se soignent pas”, rappelle Fabienne Labrette-Ménager, excédée.

“Rien n’est jamais gagné”

Même type de récit du côté de Breuillet, en Charente-Maritime, qui a vu partir son unique médecin pour une commune voisine, située à une quinzaine de kilomètres, en 2021. “Elle était engagée pour cinq ans, la commune avait fourni le mobilier du cabinet, le pôle santé lui avait proposé trois mois de loyer gratuit… Mais elle a trouvé un loyer moins cher juste à côté, et nous a laissés en plan”, raconte Dany Orion, directeur du pôle santé privé de la commune. “C’est la compétition, il n’y a pas d’autres mots”, souffle-t-il. Dans cette course à l’attractivité, la mairie a décidé de mettre en place des banderoles à l’entrée de la ville pour tenter d’attirer des médecins, acheté un nouveau mobilier pour le pôle santé et financé un secrétariat médical, tandis que Dany Orion a proposé un an de loyer de cabinet gratuit aux généralistes intéressés, et investi plus de 3 000 euros d’installation de la fibre dans les locaux. “Quelqu’un s’est présenté, et a longuement hésité avec une autre commune voisine qui, elle, proposait deux ans de loyer de cabinet gratuit et un logement mis à disposition”, illustre le directeur. La généraliste a finalement choisi Breuillet en octobre dernier… avant de repartir, quelques mois plus tard, pour l’hôpital public. “Même quand on réussit à séduire un médecin, il doit faire face à la population vieillissante, aux rendez-vous qui s’enchaînent, à la vie à la campagne… Rien n’est jamais gagné”, regrette-t-il.

Face à une situation plus que tendue, certains départements ont décidé de réagir. Dans le Lot-et-Garonne, le Conseil départemental et l’AMR locale ont ainsi adopté à l’unanimité, en février 2021, une charte d’engagement réciproque, visant “à lutter contre la concurrence entre territoires en matière de démographie médicale”. “Malheureusement, les stratégies d’incitation à l’installation prises par les collectivités locales ont pu parfois tourner à la surenchère et à la concurrence […], plutôt que de miser sur la complémentarité ou la cohérence”, déplorent les élus. “Bien souvent, cette ‘course en avant’ se traduit par des phénomènes de ‘double peine’ des territoires les moins bien pourvus, disposant de moyens financiers limités”, complètent-ils, encourageant les signataires “à ne pas débaucher un médecin d’un territoire signataire”, à ne pas proposer “d’avantages financiers pour aider à l’installation”, ou encore à proposer “un salaire et un type de contrat identiques entre communes”. “Cette charte reste symbolique, mais il fallait tout tenter pour stopper l’hémorragie”, résume Guy Clua, vice-président de l’AMR 47. Il était plus que temps. “Nous commencions à constater la présence de chasseurs de têtes, de cabinets de recrutements ou de médecins peu scrupuleux qui changeaient de territoire tous les deux ans pour bénéficier des avantages”, résume l’élu.

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