DGSE, les coulisses d’une enquête inédite sur le service secret : “C’est du jamais-vu”

DGSE, les coulisses d’une enquête inédite sur le service secret : “C’est du jamais-vu”

“90 % d’échec et 10 % de réussite” : le taux de succès d’un espion dans le recrutement de ses sources est plus faible que celui d’un joueur de roulette au casino. C’est un agent de la DGSE lui-même qui l’affirme, face caméra, dans le fascinant documentaire que Jean-Christophe Notin consacre au service secret, diffusé ce mardi 9 avril sur France 2, à 21 h 10.

Le projet, qui donne également lieu à un livre, La Fabrique des agents secrets (Tallandier), encore plus complet, est né d’une rencontre de deux audaces, celle de l’historien-journaliste et celle de Bernard Emié, le directeur de la DGSE jusqu’en décembre dernier. Le documentariste a obtenu d’avoir accès aux secrets les mieux gardés de l’agence de renseignement : ses locaux et ses fonctionnaires. Jean-Christophe Notin en fait témoigner une vingtaine, notamment un informaticien, un ancien du service action, des experts du contre-terrorisme, et même la cheffe d’un service ultrasecret chargé des espions clandestins. Il en découle une plongée inédite dans “l’orfèvrerie”, le mot est de Bernard Emié, de l’espionnage français, entre traque des djihadistes, recrutement de sources, et lutte contre la prolifération des armes de destruction massive. Le maître espion, évincé en décembre 2023, laisse là son héritage dans la modernisation de l’institution, comme une continuation de Bernard Bajolet, directeur entre 2013 et 2017, architecte du partenariat avec Canal +, pour Le Bureau des légendes. La série a dopé, des années durant, les candidatures au sein de la “Boîte”, comme l’appellent les initiés.

France 2 a même eu accès à plusieurs films des missions de formation données aux nouveaux entrants à la DGSE : comment récupérer l’adresse e-mail d’un inconnu en quelques minutes, comment faire passer un message dans la rue à une tierce personne sans lui parler directement. Au passage, l’enquête de Jean-Christophe Notin dissipe quelques fantasmes sur le service secret : oui, les agents secrets disent généralement à leur conjoint ce qu’ils font dans la vie, non, la France n’utilise pas la compromission, c’est-à-dire le chantage, pour recruter ses agents. Contre-productif. Entretien sur les coulisses de ce documentaire pas comme les autres.

L’Express : Comment obtient-on de tourner un documentaire à l’intérieur de la DGSE ?

Jean-Christophe Notin : J’écris sur la DGSE depuis une bonne quinzaine d’années. Une certaine confiance s’est installée au fur et à mesure dans nos relations, en particulier depuis mon livre sur les clandestins en Afghanistan (2011) et ma biographie d’Alexandre de Marenches (2018). La DGSE, mais comme les Armées, ne cherche pas des œuvres vantant sa gloire, mais des œuvres qui soient tout simplement objectives parce qu’il est fondamental d’apprendre de ses erreurs ou de ses faiblesses. Nous sommes donc en 2021, je soumets un projet à Bernard Emié. Je voulais raconter la DGSE de l’intérieur, faire témoigner des agents secrets sur la durée, leur faire dire face caméra ce qu’ils me confiaient en off. Envoyé spécial l’avait un peu fait en 2004, c’était les tout débuts de l’ouverture de la DGSE à la communication. Je voulais le faire en grand. Le directeur général m’invite à déjeuner à Mortier avec l’ensemble de ses directeurs et adjoints. Je passe une sorte de grand oral avec l’état-major de la DGSE.

Ce jour-là, sentez-vous des réticences ? Un enthousiasme ?

Les deux. Des directeurs étaient très partants, d’autres moins, je les sentais prudents. Je leur explique ma démarche comme je la conçois, un livre et un documentaire sur France Télévisions, et je leur dis que ça ne peut marcher que si j’ai un large accès au service. Bernard Emié me dit oui quelques semaines plus tard.

Pourquoi la DGSE, qui répugne d’ordinaire à se mettre en avant, accepte-t-elle, à votre avis ?

C’est un projet gagnant-gagnant. Pour nous, c’est extraordinaire, pour le public aussi, je pense, et bien sûr que la DGSE y trouve un intérêt. De trois ordres, me semble-t-il. Et sans hiérarchie. La première raison, c’est de stimuler le recrutement des nouveaux agents. La DGSE a des besoins énormes. Mettre en avant ce qu’elle fait, en respectant les règles de sécurité, ne peut pas nuire. La deuxième raison, très présente dans la réflexion de la direction générale, c’est de montrer à l’opinion publique ce qui est fait du milliard investi chaque année dans la DGSE, exposer en quoi le service est utile. Et puis il y a sans doute la volonté de renouveler la communication de la Boîte. Bernard Emié a mené une grande réforme de l’organisation interne du service, ce documentaire est l’occasion de parachever cet effort de modernisation.

Pensez-vous que les différents livres d’anciens agents de la DGSE, parfois critiques, presque jamais relus avant publication, ont pu motiver le service à s’exprimer directement ?

En toute franchise, oui, certainement. Il y a une frustration en interne à la lecture de ces témoignages d’anciens. Ce qui s’y dit beaucoup, c’est que les faits sont souvent enjolivés, voire inventés… Comme la règle d’or, à la DGSE, est de ne jamais commenter ce qui peut être imputé à la Boîte, certains en profitent. Il y a une phrase qui revient souvent, et qui me semble juste, elle pourrait d’ailleurs être généralisée à tous ceux qui dissertent sur la DGSE dans les médias : ceux qui savent ne parlent pas, et ceux qui parlent ne savent pas.

Justement, comment obtenez-vous les témoignages des agents en fonction qui apparaissent dans votre livre et dans le documentaire ? Vous faites des demandes ou c’est la DGSE qui décide ?

Dès le premier “grand oral”, j’ai passé quelques commandes. On m’a dit oui, on m’a dit non, on m’a dit peut-être. J’ai par exemple beaucoup insisté pour qu’on ait un agent clandestin, un agent du Service Action et un chef de poste. Ce n’était pas gagné d’avance car cela ne s’était jamais fait ! Mais le documentaire étant voué à être diffusé sur France Télévisions, en “prime time”, on ne pouvait pas présenter la DGSE sans montrer au grand public ceux qui s’apparentent le plus aux “agents secrets” ! Je voulais aussi qu’on puisse raconter de véritables opérations. On s’est donc mis d’accord sur une opération de contre-prolifération, et sur la traque pendant quinze ans des terroristes d’AQMI qui avaient tué quatre Français en 2007 en Mauritanie. Ça, c’est vraiment du jamais vu, y compris dans le monde entier.

La DGSE vous a-t-elle refusé des choses ?

Il y a des demandes pour lesquelles je me suis autocensuré. Je n’ai pas demandé à rencontrer quelqu’un du renseignement économique par exemple, je savais qu’il n’y avait pas d’espoir. Ils ont tout de même complètement joué le jeu en nous laissant à Théo (Ivanez, le réalisateur) et moi une totale liberté éditoriale. En ce qui concerne le livre, ils ont dû demander, tout cumulé, à couper une page (sur 330), souvent des détails, comme le nom des écoles dont étaient diplômés les témoins ou des éléments vraiment trop précis sur leurs modes opératoires. A chaque fois, la motivation première était de protéger la sécurité des agents.

Après, il y a des entretiens qui ont moins bien marché que d’autres. Nous avons ainsi rencontré une psychologue, j’avais envie de raconter ce poste ô combien sensible. Mais au bout de vingt minutes d’entretien, on s’est rendu compte qu’elle ne répondait quasiment que par oui ou par non… Dès le début, d’ailleurs, elle nous avait dit : “Je me demande bien ce que je vais pouvoir dire.” On lui demande ce qu’il se passe. Elle nous avoue qu’elle voudrait bien nous parler, mais qu’elle n’a pas eu l’accord de son chef direct. On a arrêté là. Cet échec est hautement instructif. Il montre le sens du devoir des agents qui, même dans les murs de la DGSE, en présence d’officiers de la DGSE, en sachant que les bandes du tournage resteraient à la DGSE, peuvent refuser de s’exprimer en présence de “gens de l’extérieur”, comme ils disent.

Pourquoi ce livre et ce documentaire en même temps ?

J’ai pris cette habitude-là sur mes derniers projets. J’estime que les deux formats sont complémentaires. Le livre permet d’aller dans le détail. Chaque témoin ainsi a été interviewé près de trois heures or, comme d’habitude, on n’en a conservé que quelques minutes dans le film. Des agents ont même été coupés, pour des raisons de construction du récit. Le livre permet de restituer en longueur tous ces entretiens. Par ailleurs, il aborde quantité de questions, qui ne figurent pas non plus dans le film : la réforme majeure de la DGSE impulsée par Bernard Emié en 2022, l’utilisation des fonds spéciaux, la filiation avec le BCRA (les services secrets du général de Gaulle à Londres), la place de plus en plus grandissante du renseignement d’origine technique, la cyberguerre, la vie en poste à l’étranger… Enfin, passer des mois à la DGSE fut une aventure extraordinaire, à tous points de vue. S’il était difficile de l’évoquer dans le documentaire, je tenais à livrer ce que j’avais vécu dans ce que j’ai fini par appeler “le monastère”.

N’avez-vous pas craint que le départ de Bernard Emié, en décembre, remette en cause le projet ?

Bernard Emié a validé le contenu du documentaire, je crois d’ailleurs que c’est une de ses dernières décisions comme directeur général. En théorie, effectivement, l’arrivée de Nicolas Lerner aurait pu tout remettre en cause, mais il aurait été difficilement concevable d’abandonner un projet qui a demandé tellement de mois, voire d’années de travail, y compris de la part du personnel de la DGSE. Ce n’est pas ce qui s’est passé. Nicolas Lerner a entériné la décision de son prédécesseur. Et je ne crois pas trahir sa pensée en avançant qu’il a beaucoup aimé le film !

Concrètement, comment s’est déroulée votre enquête ? Vous vous rendiez tous les jours boulevard Mortier ?

En fonction des périodes, oui. C’était dans l’accord de départ : je voulais filmer les agents en conditions réelles, sur leur lieu de travail. Les entretiens se sont fait face caméra, évidemment on a flouté les visages et truqué les voix (avec de l’intelligence artificielle). Un membre de la direction de la sécurité de la DGSE était présent lors de chaque entretien, pour vérifier que les agents ne dérapaient pas ou qu’ils ne livraient pas par mégarde des informations confidentielles. Mais il n’a presque pas eu à intervenir. A la fin, on a visionné les bandes, toujours avec la direction de la sécurité, et le service de communication. Ils nous demandaient parfois d’effacer des choses, des plans, mais très, très rarement. De toute manière, le film n’aurait pas pu sortir de la DGSE sans toutes les autorisations.

C’est donc un documentaire que vous avez conçu entièrement depuis les locaux de la DGSE.

Oui ! On nous a attribué une salle, avec tous les dispositifs techniques dont on avait besoin, et mine de rien, c’était là aussi exceptionnel car la DGSE est très à l’étroit dans ses vieux locaux (d’où le déménagement prévu au fort-neuf de Vincennes). On a commencé les entretiens en janvier 2023, et le montage en juillet. On a entièrement monté le film depuis cette salle, de juillet 2023 à février 2024. Je veux saluer au passage le travail remarquable de notre monteur, Alex Cardon.

Comment avez-vous été reçu dans les locaux ?

Globalement, de manière très chaleureuse ! Il est arrivé au cours des tournages que des agents des bureaux d’à côté, manifestement contents qu’on soit là et qu’on ait pour ambition de présenter leur travail de manière honnête, nous proposent des cafés ou de petites choses à grignoter. A l’inverse, on a appris, mais une seule fois, que certains s’étaient plaints de notre présence. Il est vrai qu’avec tout le matériel de tournage on envahissait un peu les couloirs… Et puis est-il surprenant que des personnes dressées à la confidentialité, et sans doute pas au courant de la teneur du projet, s’agacent de la présence de caméras et de micros à côté de leur lieu de travail ?

Et les entretiens, comment se passaient-ils ? Peut-on réellement amener des manipulateurs professionnels à lâcher prise ?

Pour la plupart, je les ai rencontrés plusieurs mois avant le tournage. Cela a permis de briser la glace. Mais le jour du tournage, il restait un frein naturel. Imaginez : pendant des années, on vous dit de ne parler à personne, et un beau jour, c’est l’inverse, on vous dit : “réponds à toutes les questions du journaliste”. Les débuts d’entretien pouvaient donc être besogneux, mais au bout d’un moment, si vous arrivez à instaurer un climat, la mayonnaise prend. Ils oublient les caméras et finissent par se lâcher. L’exercice s’avère assez épuisant. C’est en tout cas ce que certains nous ont confié au sortir !

Le cliché de l’espion, c’est James Bond : beaucoup d’assurance, de séduction. Et en vrai ?

Il y en a qui sont plus séducteurs que d’autres. Mélinoé, la clandestine, par exemple, était comme ça. Elle a charmé tout le monde dans l’équipe de tournage, en s’intéressant aux gens, en posant des questions sur leurs vies. Elle a un charisme évident. Mais ils ne sont pas tous comme ça ! Les traits de personnalité récurrents, je dirais que c’est une grande propension à la réflexion. Ce sont des gens très posés, guère expansifs, d’une humilité rare. Et avec pas mal d’humour ! Ils avaient souvent une petite blague pour désamorcer la situation.

On découvre d’ailleurs que Mélinoé appartient à une unité de la DGSE dont l’existence est secrète, y compris en interne.

C’est le côté artisanal de l’espionnage. Même en interne, les agents ont longtemps ignoré l’existence de ce service (que j’ai été le premier à révéler en 2011 dans “La guerre de l’ombre des Français en Afghanistan”). Son recrutement se fait au gré du bouche à oreille, on s’informe, on candidate informellement. Il y a un culte du secret qui est réel.

Ce qu’on comprend également dans votre enquête, c’est à quel point les espions travaillent sur le temps long.

Je crois que c’est le métier le plus opposé qui soit à sa représentation populaire. On imagine des agents musculeux, armés, qui volent “le” document qui à lui seul va résoudre une crise internationale. Cela n’arrive jamais. Le travail de la DGSE, c’est un investissement à très long terme, mêlant “capteurs” techniques et humains, où les maîtres-mots sont la discrétion et la patience. Exemple pour les clandestins : on commence par déterminer de quel renseignement on a besoin. Puis il faut identifier quelqu’un en mesure d’aller récolter ce renseignement dans telle zone. Puis il faut éventuellement le former, lui créer une “légende”, une “couverture”, monter par exemple une société, avec de vrais clients et des faux, comme le raconte Mélinoé. Tout ça prend un temps infini, pour récupérer du renseignement dans peut-être trois ou quatre ans, qui ne sera qu’une des pièces d’un puzzle composé avec le résultat d’autres opérations auprès d’autres sources, d’interceptions téléphoniques, d’images satellites…

Autre information stupéfiante nichée dans votre livre : les agents doivent fournir des notes de frais pour tout, y compris lorsqu’ils sont en mission sous couverture. N’est-ce pas parfois dangereux et contre-productif ?

Là aussi, la DGSE se situe aux antipodes de son image. Elle est probablement l’administration la plus contrôlée en France. A la DGSE, il y a l’idée qu’il faut pouvoir tout justifier en cas de contrôle, en particulier parlementaire. Et c’est fait au cordeau. Il y a autre chose qui est lié à la tradition de la Boîte : c’est l’habitude de tout consigner par écrit. Tout est fiché, tout est enregistré. “Tu n’imagines pas les heures qu’on passe à taper des rapports à notre retour de mission”, m’ont souvent dit les agents clandestins. C’est ce côté chronophage qu’ils relèvent. Si quelqu’un de la DGSE prend un café avec vous, il doit en faire le rapport en rentrant à Mortier, dire de quoi vous avez parlé, comment vous vous êtes comporté, etc. C’est l’idée qu’il faut alimenter en permanence la mémoire de la Boîte.

A quoi sert cette “mémoire” ?

C’est le trésor de la DGSE qui permet à l’aide de mots-clés de cerner un individu, ses réseaux, ses éventuels méfaits… La base de données la plus sensible, évidemment, est celle des sources. Une recrue n’a pas accès immédiatement à la totalité, il faut plusieurs années de service pour cela.

Un mot sur la vie personnelle des espions : on découvre que quand vous leur demandez s’ils ont révélé à leur conjoint qu’ils sont agents secrets, tous répondent oui.

Le secret absolu auprès de son conjoint fait partie des légendes sur la DGSE. Dans la réalité, l’immense majorité des agents disent à leur conjoint où ils travaillent, les avertissent de leur destination quand ils partent en mission. Cela permet d’aplanir un peu les tensions. En revanche ils ne peuvent en dire davantage. Aujourd’hui, un agent clandestin en mission à l’étranger peut tout de même maintenir un lien avec sa famille, sauf s’il est sous identité fictive. Il y a alors des femmes ou des hommes de la DGSE qui jouent le rôle du conjoint, en “répondant” (c’est leur nom), par exemple au téléphone. En revanche, ils ne disent quasiment jamais ce qu’ils font à leurs parents et leurs enfants. Une anecdote à ce propos : un jeune agent que nous avons interrogé pour le documentaire nous a glissés qu’il n’avait pas encore dit à ses parents qu’il appartenait à la DGSE… et qu’il allait peut-être le leur révéler avant la diffusion.

A quel moment les agents secrets révèlent-ils leur secret à leurs enfants ?

Il y aurait quasiment un livre à écrire sur le moment où l’espion dévoile son secret à ses enfants ! C’est une charge mentale lourde. Tous choisissent des moments et des âges différents, mais excluent de le faire quand les enfants sont jeunes, il y aurait le risque qu’ils en parlent à l’école, par exemple. Même si les enfants ont souvent des doutes. Un agent de la DGSE m’a raconté son expérience personnelle : il était avec son fils en voiture. A la radio, on parle d’une affaire d’otages. “C’est moi qui l’ai récupéré, c’est moi qui m’en occupe”, a dit le père. Il l’a annoncé comme ça, c’était pour lui le bon moment.

Leave a Reply

Your email address will not be published. Required fields are marked *