Elections en Inde : les “jours heureux” promis par Modi sont encore bien loin

Elections en Inde : les “jours heureux” promis par Modi sont encore bien loin

Le jour où il fut investi par son parti, le Bharatiya Janata Party (BJP) pour conquérir le pouvoir, il y a un peu plus d’une décennie, Narendra Modi eut l’intuition que l’économie était un thème porteur. C’était en septembre 2013. Le leader nationaliste hindou, issu d’une modeste famille de presseurs d’huile, venait de fêter son 63e anniversaire. Aussitôt intronisé, l’autodidacte martela un mantra populiste qui fera florès dans ses meetings : sabka vikas ! (le développement pour tous). Conseillé par le cabinet américain de relations publiques APCO Worldwide, le candidat d’extrême droite promit “l’avènement de jours heureux” en surfant sur le prétendu “modèle” du Gujarat, l’Etat du nord-ouest qu’il dirigeait depuis 2001, un savant mélange de cadeaux fiscaux et de libération de terrains pour attirer usines et emplois.

Bien lui en prit : en mai 2014, Modi obtint une victoire sans appel, avec une majorité absolue de députés du BJP, une première depuis la création du parti. L’Inde confiait ainsi sa destinée au représentant du Rashtriya Swayamsevak Sangh (RSS), organisation paramilitaire dont le BJP est la vitrine politique. Le RSS, qu’a rejoint l’apparatchik Modi dès l’enfance, a été créé en 1925 sur le modèle des phalanges fascistes de Mussolini. Pendant la Seconde Guerre mondiale, et même ensuite, il s’est distingué par ses références au IIIe Reich, considérant que l’Inde devait faire avec les musulmans ce que les nazis avaient fait avec les juifs.

Il y a dix ans, Modi ne jugea pas nécessaire de faire vibrer la corde religieuse pour mener campagne, comme il le fait en ce printemps 2024 pour briguer un troisième mandat. Cet animal politique au charisme incroyable, objet d’un culte de la personnalité sans borne, mêle constamment le religieux au politique, au mépris du principe de laïcité cher à Gandhi et Nehru, les pères de l’Inde moderne. Il porte l’hindouisme en étendard à toute occasion, dans des mises en scène reflétant le goût que cet écolier médiocre manifesta dès l’enfance pour le théâtre.

“Les ‘jours heureux’ ne sont clairement pas arrivés”

Dans ce pays XXL, désormais le plus peuplé de la planète, près de 970 millions d’électeurs sont appelés aux urnes lors des élections législatives, du 19 avril au 1er juin. Que reste-t-il de la promesse des “jours heureux” de 2014 ? Le PIB de l’Inde dépasse désormais – depuis 2022 – celui du Royaume-Uni, l’ancienne puissance coloniale. Tout un symbole pour Modi, qui s’est juré de laver l’affront des siècles où son pays a été gouverné par des souverains musulmans, puis britanniques : 1 200 ans d’”esclavage” qu’il s’agit de faire oublier en redonnant à l’Inde la place qu’elle mérite dans le concert des nations.

En recevant avec faste les grands de ce monde pour le sommet du G20, en septembre 2023, à New Delhi, le Premier ministre n’a cessé de répéter que l’Inde était devenue grâce à lui “la cinquième puissance économique de la planète”. Certes, le pays est mieux équipé en toilettes, eau courante, électricité, routes ; les étudiants indiens sont plus nombreux que les Chinois sur les campus américains, et quelques-unes des plus grandes multinationales sont dirigées par des cerveaux d’origine indienne, comme Microsoft, Google ou IBM. L’Inde a aussi réussi l’exploit de poser une fusée sur la Lune l’été dernier, devenant le quatrième Etat à y être parvenu et le premier à explorer le pôle Sud de l’astre, et elle est surnommée “la pharmacie du monde”, produisant l’essentiel des médicaments génériques consommés sur terre.

Toutefois, ces succès cachent une autre réalité. Le PIB indien dépasse à peine les 2 400 dollars par habitant, un niveau équivalent à celui de la Côte d’Ivoire. “Le gouvernement Modi entretient l’illusion que l’Inde est en train de devenir un pays développé, mais les ‘jours heureux’ ne sont clairement pas arrivés”, observe l’économiste indienne Jayati Ghosh, de l’université du Massachusetts à Amherst. Conseillère du secrétaire général des Nations unies, cette experte se demande “comment l’Inde peut prétendre être une puissance économique, quand elle n’arrive même pas à assurer les besoins quotidiens de sa population”.

Les inégalités se sont accrues

Voilà quelques mois, Narendra Modi a concédé malgré lui un échec retentissant, en reconduisant le programme national de distribution de rations alimentaires aux plus démunis mis en place en 2020, au début de la pandémie de Covid-19. Environ 800 millions de personnes en bénéficient, sous forme de sacs de riz et de lentilles. Plus d’un Indien sur deux. “Les gros titres des journaux télévisés donnent l’impression que l’économie indienne est en plein essor, alors que les inégalités se sont considérablement accrues au cours de la dernière décennie, et encore plus depuis la crise sanitaire”, souligne Jayati Ghosh, qui parle d’un phénomène “en forme de K” : une courbe ascendante, symbole des 10 % de la population les mieux lotis, et une courbe descendante, où se retrouvent les 90 % restants, lesquels ont souvent vu leurs conditions matérielles empirer. Près d’un tiers de la population souffre actuellement de sous-nutrition, un niveau qui ne baisse pas depuis 2015.

Narendra Modi porte une lourde responsabilité dans ce résultat. Ayant centralisé le pouvoir comme jamais dans ce pays fédéral, c’est avec l’assentiment d’une poignée de hauts fonctionnaires, dans le dos de ses ministres et du Parlement, qu’il a retiré de la circulation la quasi-totalité des billets de banque en novembre 2016 – ils ont été remplacés au compte-goutte par de nouveaux. Personne n’a oublié son visage grave apparu à la télévision à 20 heures. “L’opération, présentée comme un moyen de mettre fin à la corruption, a eu un impact terrible dans un pays où environ 90 % des transactions se font en espèces, et où environ 85 % des travailleurs sont employés dans des activités informelles qui dépendent de l’argent liquide”, rappelle Jayati Ghosh.

Quelques mois plus tard, en juillet 2017, l’autocrate décrète la mise en œuvre d’une TVA unique dans toute l’Inde, permettant aux grandes entreprises de s’emparer des parts de marché des petites activités informelles, incapables de s’adapter à ce nouveau système trop complexe.

Même chose en mars 2020, lorsque, à l’aube de la pandémie, Modi surgit sur le petit écran pour annoncer la paralysie du pays. D’un coup, bus, trains et avions sont mis à l’arrêt, et les frontières entre les 28 Etats de l’Inde fermées à double tour, de sorte que dans les grandes mégapoles, New Delhi, Bombay, Bangalore, Chennai (Madras), des millions de travailleurs migrants sont privés de revenu et doivent regagner leur village à pied. Totalement dépassé, le gouvernement prétendra que le coronavirus n’a tué que 510 000 personnes, alors que l’Organisation mondiale de la santé (OMS) a établi le bilan à 4,7 millions de victimes en Inde.

200 milliardaires

Simultanément, jamais les riches n’ont été aussi riches dans le sous-continent. De 2014 à 2023, estime l’ONG World Inequality Lab, basée à Paris, dans un rapport publié en mars dernier, la part de la richesse aux mains des plus grandes fortunes (1 % de la population) a atteint “son plus haut niveau historique” (40 % du total). Plus qu’en Afrique du Sud, au Brésil ou aux Etats-Unis. Pas de quoi émouvoir le gouvernement Modi. Le 2 avril, l’économiste Arvind Panagariya, qui travaille pour la présidence de la République indienne, assure dans le Times of India qu’il n’y a pas là “de quoi perdre le sommeil”. “La réduction de la pauvreté passe par la création de richesses, ce qui est rarement possible sans une augmentation des inégalités entre ceux qui créent des richesses et les autres”, fait-il valoir.

L’Inde est désormais le troisième pays de la planète en milliardaires. Selon le magazine américain Forbes, ils sont 200 à faire partie du club, et possèdent à eux seuls un patrimoine approchant les 1 000 milliards de dollars. Deux oligarques tiennent le haut du pavé : Mukesh Ambani, PDG de Reliance Industries, l’homme le plus riche d’Asie, et Gautam Adani, à la tête du conglomérat Adani Group. Réputés figurer parmi les plus gros bailleurs de fonds du parti au pouvoir, ils raflent systématiquement les plus gros marchés publics dans les domaines des infrastructures (ports, aéroports, autoroutes, réseaux télécoms). Inexorablement, l’Inde vire à la ploutocratie.

Ces disparités de plus en plus criantes laissent planer un doute sur le rêve de Modi : faire entrer l’Inde dans la famille des pays développés à l’horizon 2047, pour le centenaire de l’indépendance. Car la classe moyenne ne représente que 5 % de la population (contre près de 30 % en Chine), obérant l’idée, en vogue en Occident, que l’Inde est un nouvel eldorado. Sans pouvoir d’achat, comment le géant d’Asie du Sud pourrait-il acheter des produits européens ?

Le chef du gouvernement, appelant les entreprises de tous les continents à venir produire sur son sol, a tout fait pour apparaître comme un capitaliste libéral. Dans les faits, il s’est révélé protectionniste, dressant des barrières douanières aux frontières pour rendre l’Inde “autosuffisante”. Et a effrayé les milieux d’affaires internationaux par la mise au pas de la justice et des médias, piliers d’une démocratie vacillante, tout en menant une répression de plus en plus sévère contre toute voix dissidente, et en brandissant le projet de modifier la Constitution pour se maintenir au pouvoir le plus longtemps possible. Résultat, les investissements directs étrangers sont en chute libre depuis l’an dernier. “Si l’Inde est devenue un lieu d’investissement si attrayant, pourquoi n’accueille-t-elle pas plus d’entreprises étrangères ?” s’interroge l’économiste Arvind Subramanian, qui fut conseiller en chef du gouvernement Modi de 2014 à 2018.

Des chiffres du chômage camouflés

La croissance économique elle-même est un miroir aux alouettes. Avant le début de la campagne électorale, le gouvernement a déclaré en fanfare que le PIB indien avait progressé de 8,4 % en rythme annuel au dernier trimestre 2023. A première vue, un record mondial. Une “mystification”, rétorque Arvind Subramanian. D’après cet éminent expert, le chiffre avancé est entaché d’”erreurs et d’omissions”, en particulier sur le niveau de l’inflation et de la consommation des ménages, si bien que la croissance indienne tournerait en réalité, selon lui, autour de 3,3 %. Sur fond, qui plus est, de dégradation des finances publiques, avec un déficit et une dette à la dérive.

Modi n’en parle plus, mais à son arrivée au pouvoir il se faisait fort de porter la croissance de l’Inde à plus de 10 %, performance ayant permis aux dragons asiatiques en leur temps, Corée du Sud, Hongkong, Taïwan et Singapour, puis à la Chine de sortir du “tiers-monde”. L’Inde en est encore loin. La faute à ses lourdeurs bureaucratiques et aux déficiences de son système éducatif, pointe l’économiste Karthik Muralidharan dans son livre Accelerating India’s Development (Penguin Viking, mars 2024). Quelque chose s’est brisé en Inde avec le Covid, estime pour sa part Ashoka Mody, ancien économiste du FMI et auteur d’India is broken (Juggernaut Books, février 2023), qui relève que les ventes de deux-roues n’ont pas retrouvé leur niveau d’avant la pandémie. Le quotidien The Indian Express a fait le calcul : sous les dix ans de gouvernement Modi, le PIB a progressé de 63 %, tandis que sous les dix ans précédents, quand le Congrès était au pouvoir, il avait augmenté de 97 %.

Le bilan économique de Modi est enfin marqué d’une tache indélébile, le chômage, sujet à ce point sensible qu’aucune statistique officielle n’a été publiée ces cinq dernières années. Alors que dans son programme électoral de 2014 le BJP promettait des emplois au million de jeunes qui arrivent chaque mois sur le marché du travail, près de la moitié des moins 25 ans restent aujourd’hui sur le carreau, y compris les plus diplômés, d’après le Centre for Monitoring Indian Economy, un centre de réflexion. Ceux-ci n’ont d’autre choix que de se tourner vers l’agriculture, d’espérer vainement un poste dans la fonction publique, ou bien de quitter le pays. “L’Etat ne peut pas résoudre tous les problèmes sociaux et économiques”, a lâché fin mars Anantha Nageswaran, conseiller économique en chef du gouvernement Modi. Les habitants sont d’ailleurs des centaines de milliers tous les ans à abandonner le navire pour aller tenter leur chance à l’étranger. Depuis que Modi est au pouvoir, 1,4 million d’Indiens ont rendu leur passeport et changé de nationalité.

Guillaume Delacroix est coauteur de “Dans la tête de Narendra Modi” (Actes Sud)

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