En 2024, peut-on encore faire de la bonne poésie ?

En 2024, peut-on encore faire de la bonne poésie ?

C’était le 21 février, à l’occasion de l’entrée au Panthéon de Missak Manouchian : avec son emphase habituelle, se frisant les moustaches, Arthur Teboul interprète L’Affiche rouge d’Aragon. De plus en plus en vue depuis quelques années, le trentenaire serait-il désormais notre barde officiel ? Pour les non-initiés, rappelons qui est cet Assurancetourix contemporain. Né en 1987, Teboul est le leader de Feu ! Chatterton (nom trouvé chez Alfred de Vigny), sans doute le pire groupe de rock français depuis Noir Désir. Ayant tous les talents, il est également poète à succès. Il avait ainsi sorti un recueil, Le Déversoir, en mars 2023 : en s’essayant à l’écriture automatique avec cent ans de retard, Teboul avait réussi à berner 25 000 acheteurs. Chapeau l’artiste ! Dans la foulée, il avait ouvert rue de Turenne à Paris un “cabinet de poèmes minute”. L’idée ? Vous veniez vous asseoir quelques minutes, et Teboul vous pondait un texte original. 236 bobos avaient défilé dans cette boutique éphémère. Le mercantilisme n’épargnant pas ces âmes sensibles que sont les poètes, cela donne lieu à un second recueil, L’Adresse. Les rendez-vous du Déversoir, vendu 26 euros. Les affaires marchent fort pour Teboul.

Rayon poésie, l’autre grosse actualité du mois est la parution en France d’un livre de Maggie Nelson, Quelque chose de brillant avec des trous, sorti aux Etats-Unis en 2007. Maggie Nelson est l’auteure star des Argonautes et des Bleuets, un essai où elle citait tout un tas d’intellectuels (dont Wittgenstein, Merleau-Ponty et Derrida) pour donner l’illusion qu’elle pense elle-même. Avec Quelque chose de brillant avec des trous (quel joli titre !), elle se surpasse. Pour être honnête, on n’a strictement rien compris à ces 100 pages de pur charabia. A croire qu’il s’agit d’un canular de la traductrice (une certaine Céline Leroy) pour voir combien de nigauds elle parviendra à duper. Une performance dadaïste ? Respect si c’est le cas.

Ces deux amusantes impostures nous rappellent un texte essentiel, Contre les poètes, publié par Witold Gombrowicz en 1951 (et repris plus tard dans son Journal). Le génie polonais y brocardait le milieu des poètes, cette “sublime messe d’esthètes” cachant en vérité “la plus désolée des basses-cours que connaisse l’humanité, où règnent uniquement bluff, mensonge, snobisme, bêtise et mystification”. Parmi ces auteurs de “charades sophistiquées”, outre Teboul et Nelson, on pouvait ranger au mois de janvier les obscurs signataires de la pétition de trouvères indignés que Sylvain Tesson parraine le Printemps des poètes. Depuis Gombrowicz, une mise à jour s’impose tout de même. Parlons commerce : entre 2019 et 2023, le chiffre d’affaires de la poésie est passé en France de 10,4 millions à 17,4 millions d’euros. Comment expliquer cet engouement ? Chez nous, l’Etat soutient les pseudo-poètes – le CNL leur verse chaque année 1,2 million d’euros d’aides. S’ajoutent à cela diverses manifestations démagogiques, comme le Grand Prix Poésie RATP qui invite les utilisateurs du métro à devenir aèdes – le concours est encore ouvert et vous avez jusqu’au 1er avril (ce n’est pas une blague) pour participer. Plus que les subventions et les transports en commun, ce sont surtout les réseaux sociaux qui expliquent le regain de cette forme artistique antique.

Marasme poétique général

Connaissez-vous Rupi Kaur ? Cette “Instapoète” canadienne d’origine indienne est la reine des haïkus infantiles. Au bout d’un moment, ses posts Instagram (son compte est suivi par 5 millions de fans) finissent par former des livres. Après Lait et Miel, Le Soleil et ses fleurs et Home Body, elle a publié Ecrire pour guérir, un “cahier d’exercices poétiques” vendu à près de 15 000 exemplaires en France. Baudelaire n’a jamais prétendu être coach ; Rupi Kaur et d’autres, dont Pauline Bilisari, font dans le développement personnel plus ou moins déguisé. Pauline Bilisari est ainsi l’auteure de Ma Maison en fleurs. Avec la conscience professionnelle qui nous caractérise, nous avons lu attentivement ce recueil. Le mot “résilience” y revient dix fois – il était plus discret dans les œuvres de Villon ou de Rimbaud. Est-ce vraiment en lisant des niaiseries soi-disant hypersensibles que l’on peut aller mieux ?

Que l’on n’aille pas croire que le propos de cet article est décliniste. Dans le marasme poétique général, il subsiste quelques raisons de se réjouir. Nous ne pensons pas à Rim Battal, autre fausse poétesse institutionnelle, ou à l’inégale collection “L’Iconopop” dirigée par Cécile Coulon à L’Iconoclaste, mais à L’Option légère de Victor Pouchet, qui revient mettre de l’esprit dans un secteur éditorial dominé par l’indigence. Auteur de deux excellents romans (Pourquoi les oiseaux meurent et Autoportrait en chevreuil), ainsi que de livres pour enfants, Pouchet s’est mis en 2021 au “roman-poème” avec La Grande Aventure. L’Option légère en est en quelque sorte la suite : entre doute et drôlerie, un trentenaire solitaire s’adresse à la femme absente, flâne entre Paris et la Corse où il a ses racines. Pessoa est cité en exergue et Pouchet, jamais lourd ni trivial, sait parler avec émotion, finesse et fantaisie de l’angoisse existentielle. Au début de L’Option légère, il évoque “l’époque des poètes très sûrs d’eux qui se croyaient prophètes”. A qui pense-t-il ? “Je pourrais remonter à la figure d’Orphée, nous répond-il, et filer jusqu’à Ronsard et Hugo. Je les lis encore et leur exaltation me transporte : on n’oserait plus écrire ça aujourd’hui, et j’aime cette forme de ridicule assumé. Mais ma grande affection se porte vers mes semblables, les hésitants, ceux qui creusent leurs inquiétudes et leurs joies pour trouver comment chanter (et exister) malgré tout. Je donnerais tout Hugo pour une strophe de Du Bellay ou de Verlaine – mais un tel choix me semblerait absurde. La poésie, pour moi, est faite à la fois d’envolées lyriques et de bégaiement.”

A la page 150 de L’Option légère, Pouchet rend hommage à Georges Perros, le maître d’une certaine poésie profil bas, dont les livres ont plus de sens que ceux de Maggie Nelson : “Perros disait écrire du ‘bavardage avec support lyrique’, il m’a montré la voie d’une poésie qui raconte la vie intérieure et extérieure en octosyllabes, une poésie très claire et très profonde à la fois. ‘Vivre est assez bouleversant’ écrivait-il, et il réussissait à faire entendre la variété de ces bouleversements. Son intelligence intransigeante et douce, son désespoir profond et léger, son sens de la formule et des échappées peuvent servir de modèle non seulement d’écriture mais d’existence. Je conseille à tous de lire Une vie ordinaire, son ‘roman-poème’, désignation générique que je lui dois aussi.” Parmi les vivants, s’il écarte Rupi Kaur et Pauline Bilisari, Pouchet n’est pas avare en recommandations : “Les dernières voix qui m’ont ému sont celles de Guillaume Decourt (qui publie à La Table ronde), Camille Readman Prud’homme (L’Oie de Cravan), Hugo Pernet (éditions Vanloo), Sophie Martin (Flammarion) et Antoine Mouton (La Contre-allée). Chacune brasse le chaos de la vie ordinaire et le reconfigure à sa façon.” Ces noms sont pour la plupart méconnus, preuve que la poésie reste une marge underground. Quant au trop modeste Victor Pouchet, s’il continue d’écrire d’aussi bons livres, il finira au Panthéon auprès de l’autre Victor (Hugo) – et on espère pour lui que, le jour de son intronisation, Arthur Teboul ne viendra pas s’égosiller.

L’Adresse. Les rendez-vous du Déversoir, par Arthur Teboul, Seghers, 384 p., 26 €. Quelque chose de brillant avec des trous, par Maggie Nelson. Trad. de l’anglais (Etats-Unis) par Céline Leroy. Editions du sous-sol, 100 p., 17 €. Ma Maison en fleurs, par Pauline Bilisari. Robert Laffont, 208 p., 15 €. L’Option légère, par Victor Pouchet. Gallimard, 206 p., 20 €.

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