Entre Engie et Veolia, la course pour le chauffage du futur

Entre Engie et Veolia, la course pour le chauffage du futur

C’est le désir de tout second : détrôner le numéro 1. Aussi bien dans les marchés à forte visibilité que dans les plus méconnus. Le petit monde des réseaux de chaleur, ces systèmes de distribution de chauffage produit de façon centralisée et permettant de desservir de nombreux usagers, entre dans la deuxième catégorie. S’ils circulent sous nos pieds dans une indifférence presque générale, ils n’en aiguisent pas moins l’appétit des quelques multinationales qui se partagent ce segment à fort potentiel. Cocorico, en Europe, deux géants français dominent le secteur : Engie et Veolia, par ordre d’importance. Pour longtemps ? Le second espère chiper sa place au premier et affiche clairement la couleur. “On a l’ambition de devenir leader de ce marché en 2030, et on en a les moyens”, a insisté Estelle Brachlianoff, la directrice générale de Veolia, lors de la présentation de son plan stratégique dédié à l’énergie début janvier à Londres.

Le groupe opère déjà plus de 500 réseaux de chaud et de froid dans le monde, grâce auxquels il a réalisé 5,9 milliards d’euros de chiffre d’affaires en 2022, sur un total de 42,9 milliards. “On est déjà bons, on veut être meilleurs”, assure la patronne. Pour elle, “l’énergie locale décarbonante”, réseaux de chaleur inclus, demeure largement inexploitée sur le continent. Elle estime ce gisement à plus de 400 gigawatts, l’équivalent de la demande énergétique de l’Italie, soit un marché de 500 milliards d’euros d’ici à la fin de la décennie. Et 150 milliards pour les seuls réseaux de chauffage urbain. En forte croissance, ce filon s’avère aussi un important levier pour la transition et l’indépendance énergétiques, mais il reste inégalement développé : il peine à émerger dans les pays du sud de l’Europe, alors qu’il est extrêmement répandu en Europe du Nord, ainsi qu’en Europe centrale et orientale. Veolia est d’ailleurs bien implanté dans cette zone grâce à la privatisation de nombreux réseaux, sur fond de modernisation et d’un mouvement de sortie du charbon, dont le groupe souhaite se débarrasser pour 2030.

Depuis qu’il a repris la main sur les activités internationales de Dalkia et laissé la partie française de celui-ci à EDF, le géant de la gestion de l’eau et des déchets a moins d’emprise dans l’Hexagone. Mais il garde tout de même un œil sur ce marché, dominé par Engie et considéré en “développement rapide” par Euroheat & Power, le lobby européen du secteur. La France manifeste, en effet, un regain d’intérêt pour ces solutions de chauffage depuis la crise énergétique déclenchée par l’invasion russe en Ukraine et la volatilité des prix du gaz. “C’est extrêmement marqué, confirme Yann Rolland, directeur général délégué d’Engie Solutions France. Entre le début de la crise et aujourd’hui, on a doublé le nombre de projets. Et les demandes de raccordement à des réseaux existants ont été multipliées par 4, voire 5 !” Les dernières données de la Fedene, le syndicat professionnel dont il préside le département réseaux de chaleur & froid, seront certainement revues à la hausse lors de la prochaine enquête annuelle : en 2021, la France comptait environ 900 réseaux de chaleur et quelque 6 500 kilomètres de tuyauterie qui produisent et acheminent la chaleur sous forme d’eau chaude ou de vapeur d’eau.

Des systèmes en cours de verdissement

Le chauffage représentant près de la moitié de la demande d’énergie dans les bâtiments, le gouvernement est bien conscient des perspectives offertes par ces systèmes dans la course à la neutralité carbone. Il a fixé, dans la loi de transition énergétique pour la croissance verte (LTECV), un objectif très ambitieux pour les réseaux de chaleur : livrer 39,5 térawattheures de chaleur produite à partir d’énergies renouvelables et de récupération d’ici à 2030. Pour la Fedene, cet horizon signifie, en plus d’un investissement massif de l’exécutif, la création ou l’extension d’environ 1 600 réseaux. Tenable ? “Si on continue sur le même taux de croissance, on ne pourra pas atteindre les objectifs fixés dans les temps. On n’arrive pas encore à combler l’écart entre les projections et la réalité”, estime Johanna Ayrault, chercheuse postdoctorale à Mines Paris – PSL et à l’université de Vienne (Autriche).

Les réseaux de chaleur français sont, de l’avis de nombreux experts, toujours sous-exploités. Mais leur verdissement avance à grand pas. La biomasse, la géothermie et toutes les autres énergies renouvelables grappillent de plus en plus de place au gaz. Les mastodontes Engie et Veolia conçoivent désormais des réseaux dits de cinquième génération, qui allient diverses sources d’énergie, en privilégiant les ressources locales et vertes. Lauréat l’an dernier d’un projet de thalassothermie sur la Croisette, à Cannes, Engie va y créer un réseau de chaleur et de rafraîchissement grâce à l’énergie de la mer, complétée par de l’énergie calorifique récupérée dans un collecteur d’eaux usées voisin. Veolia, pour sa part, a développé sur le plateau de Paris-Saclay un réseau qui allie géothermie profonde et récupération de “chaleur fatale” issue du supercalculateur Jean-Zay du CNRS. “On transforme chaque bâtiment en producteur d’énergie, et non plus seulement en consommateur”, indique Jean-François Nogrette, directeur de la zone France et des déchets spéciaux Europe de Veolia.

“Les plus faciles et rentables ont été installés”

A Londres, Veolia a présenté son projet de camions de collecte comme source d’électricité flexible pour renforcer la sécurité énergétique.

C’est la particularité des réseaux de chaleur modernes : les opérateurs les adaptent aux caractéristiques des territoires et forment ainsi un système intégré. Au nord de la capitale anglaise, Veolia expérimente l’un de ces dispositifs voués à se multiplier. Sous des arches en briques typiquement londoniennes, une flotte de camions-poubelles électriques, revenue d’une tournée dans le chic quartier de Westminster, se recharge grâce à l’électricité produite par l’unité d’incinération des déchets voisine, qui alimente aussi un réseau de chaleur relié à 2 500 foyers. Lors des pics de demande, ces camions pourront bientôt réinjecter l’énergie stockée dans leurs batteries pour contribuer à la stabilité du réseau et permettre aux habitants d’allumer leur chauffage au retour du travail. Ils se rechargeront ensuite en heures creuses.

Cet exemple de pointe – une première mondiale, argue le groupe – illustre les innovations en la matière sur le continent. Elles n’en occultent pas pour autant les difficultés pour implanter de nouveaux réseaux, notamment en France. “Les plus faciles et les plus rentables ont été installés. Réfléchir à ceux qui présentent un retour sur investissement moins flagrant, ou avec plus de risques, ce n’est pas évident”, admet Odile Lefrère, cheffe du groupe “énergies, territoires et bâtiments” au Cerema, l’organisme public qui accompagne la transition des collectivités territoriales. Longtemps, celles qui possèdent une densité urbaine suffisante pour bifurquer vers ce système souterrain de chaleur butaient sur le montant des investissements à effectuer, au regard du prix bas des énergies fossiles. Mais celui des réseaux de chaleur fluctue beaucoup moins. Depuis la crise énergétique et le yoyo de certains tarifs, l’équation a changé dans les esprits. “L’argument de la prévisibilité les convainc davantage”, remarque Odile Lefrère. Le Cerema essaie d’ailleurs de “trouver un mécanisme financier pour extraire les réseaux de chaleur de la volatilité du prix des énergies fossiles”, sans avoir, pour l’heure, trouvé la solution.

La filière se heurte à une autre question, elle aussi sans réponse miracle. Comment persuader les millions de particuliers de rejoindre les réseaux de chaleur ? “On raccorde aujourd’hui des ensembles collectifs, quel que soit l’usage : bureaux, bâtiments publics, habitat social, grandes copropriétés. Pour les maisons individuelles, c’est plus compliqué… Cela implique un investissement non négligeable des propriétaires dans un échangeur, pour que la chaleur aille du réseau à l’intérieur de l’habitat”, reconnaît Yann Rolland. Optimiste, le directeur d’Engie Solutions France n’y voit cependant qu’un problème temporaire : “Je fais le pari que dans cinq ans on aura la solution technique pour raccorder tout le monde à un réseau de chaleur, aux meilleures conditions économiques possibles.”

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