Espions chinois, une menace pour l’Europe : “En France, ils visent d’abord nos données scientifiques”

Espions chinois, une menace pour l’Europe : “En France, ils visent d’abord nos données scientifiques”

Une véritable épidémie. Ces dernières semaines, six personnes soupçonnées de travailler pour les services de renseignement chinois ont été arrêtées : deux au Royaume-Uni et quatre en Allemagne, dont l’assistant d’un eurodéputé du parti d’extrême droite AfD. Ces annonces confirment que l’Europe est une cible importante pour les espions de Pékin, comme le détaille à L’Express Paul Charon, directeur du domaine “Renseignement, anticipation et menaces hybrides” de l’Institut de recherche stratégique de l’école militaire (IRSEM) dans Les Opérations d’influence chinoises, un moment machiavélien (Editions des Equateurs), co-écrit avec Jean-Baptiste Jeangène Vilmer, et récemment réactualisé. Le chercheur évoque également les défis auxquels les services français sont confrontés face à l’accroissement des rivalités de puissance et à la numérisation des usages et de l’espace publique, au cœur d’un livre référence qu’il a co-dirigé et qui vient d’être publié au PUF, Les mondes du renseignement, Approches, acteurs, enjeux. “Nous sommes à un moment charnière dans l’histoire des services de renseignement”, affirme-t-il.

L’Express : Opérations d’influence, empoisonnements, assassinats… Pourquoi certains services de renseignements étrangers, en particulier ceux de Chine et de Russie, sont-ils plus agressifs que jamais en Occident ?

Paul Charon : Nous vivons une période de retour des rivalités de puissances qui, à certains égards, ressemble à ce que nous avons connu pendant la guerre froide. Comme ces rivalités ne peuvent pas prendre la forme d’un conflit armé, elles génèrent des conflits par procuration, comme l’invasion de l’Ukraine, et le retour en force d’opérations de désinformation, de subversion… auxquelles s’ajoute le cyber. Toutes ces opérations sont le plus souvent clandestines et prises en charge, dans la plupart des cas, par des agences spécialisées, souvent de renseignement.

Du reste, il y a une volonté manifeste de la Chine et de la Russie de modifier l’ordre international, qu’ils considèrent trop à l’image de l’Occident, et des Etats-Unis en particulier, et trop vouées à la défense de leurs intérêts. L’ambition des Chinois et des Russes est de redessiner cet équilibre à leur avantage. La Russie est dans une posture agressive, coercitive, d’opposition frontale à l’Occident. La Chine est dans une posture plus ambiguë, faite à la fois de coercition et de séduction : si l’affrontement est moins direct, la contestation n’est pas moins certaine.

Quelles sont les missions des services de renseignement chinois ?

Ils ont pour fonction de maintenir le parti au pouvoir, autrement dit de lutter contre les “cinq poisons” [NDLR : l’indépendance de Taïwan, l’indépendance du Tibet, les séparatistes du Xinjiang, le Falun Gong et le mouvement démocratique chinois] ; de recueillir du renseignement (politique, militaire, commercial, scientifique et technique) ; et de mener des opérations d’influence ou de subversion pour affaiblir les sociétés ciblées.

Quel est le niveau d’efficacité de ces missions ?

Leurs opérations sont de plus en plus sophistiquées et clandestines, grâce à un professionnalisme croissant et à une maîtrise opératoire qu’ils n’avaient pas auparavant. C’est dû à des efforts internes, mais aussi à des transferts de compétences depuis la Russie. Pour ce qui est des manœuvres informationnelles, on a constaté que du matériel narratif commun était utilisé par exemple contre des officiels et des journaux danois. Autre explication, une réaction à la montée en puissance des dispositifs de contre-espionnage et de contre-influence en Occident, à l’instar, en France, de Viginum, qui pousse la Chine à se rendre moins visible.

Sur les réseaux sociaux, en quelques années, elle est passée de faux comptes avec un nom chinois à des opérations qui utilisent, comme la Russie, de l’intelligence artificielle pour générer des comptes qui semblent authentiques. Dans un autre registre, on a aussi l’exemple d’une opération révélée par Slate : la création d’un faux festival de cinéma à Prague, avec un site Internet, pour primer un documentaire. Signé par un Français, Benoit Lelièvre, il faisait l’apologie de Hongkong sous la férule du parti communiste chinois.

Les espions chinois ont-ils une manière bien à eux de traiter des sources humaines ?

Elle est assez similaire à celle des Occidentaux ou des Russes – moyens de communication cryptés, boîtes aux lettres mortes, opérations sous faux pavillon –, mais avec certaines spécificités. Il faut savoir d’abord que le principal service, le ministère de la Sécurité d’Etat (MSE), a été créé en 1983, sur les ruines laissées par la révolution culturelle (1966-1976). Les officiers de renseignement, alors, ne parlent pas de langue étrangère, sauf le russe ou le coréen. Ils se sont donc longtemps focalisés sur les diasporas chinoises. A présent, ils recrutent des sources plus variées, mais ont conservé une aversion pour le traitement de celles-ci à l’étranger, à tout le moins dans le pays ciblé. Ils préfèrent les attirer en Chine, ou dans des pays tiers sans accord d’extradition pour limiter le risque d’être arrêtés. Le cas Xu Yanjun est une exception. Cet officier de renseignement n’était pas protégé par une immunité diplomatique lorsqu’il a été interpellé à Bruxelles, avant d’être extradé aux Etats-Unis, où il a été condamné à vingt ans de prison, en 2022, pour espionnage économique.

Deux Français ont ainsi été recrutés…

Le premier était chef de poste de la DGSE à Pékin. Il a eu une aventure avec une interprète et a été licencié. Les Chinois lui ont proposé de refaire sa vie en Chine en échange de renseignements. Quand il a eu fini de transmettre ce qu’il savait, ils lui ont demandé de recruter un ancien collègue. Il y a aussi eu le cas de l’Américain et ex-agent de la CIA Kevin Mallory, recruté via LinkedIn, puis attiré en Chine pour une conférence où il a pu être recruté par le MSE.

Quelles sont les faiblesses des services chinois ?

La maîtrise des langues étrangères y reste trop faible. Sur le plan des techniques de renseignement, leurs modes opératoires sont également un peu moins sophistiqués que ce que font les Occidentaux ou les Russes. Ils font par ailleurs l’objet d’un processus de politisation. En 1983, quand le MSE a été créé, le dirigeant d’alors, Deng Xiaoping, voulait dépolitiser les services de renseignement et les professionnaliser. Le MSE a donc été placé sous la tutelle du gouvernement, pour l’éloigner des luttes de factions. Depuis quelques années, sous l’influence du président Xi Jinping, on assiste au mouvement inverse : le Parti communiste chinois accroît son emprise sur les services de renseignement. Dans ces conditions, il va être de plus en plus malaisé pour le MSE de produire une analyse dénuée de biais idéologiques et détachée des rivalités internes.

La hausse des opérations d’espionnage chinois concerne-t-elle également la France ?

Il est difficile de répondre, car la France communique très peu sur ce type d’opérations. Et on ne sait pas qu’elle est la part des opérations détectées par rapport à la masse globale. Quand on repère dix opérations menées par la Chine, celles-ci représentent-elles 10 % de la masse globale ou plutôt 70 % ? Il est malheureusement presque impossible de savoir. Le FBI affirme ouvrir une nouvelle enquête liée à une opération d’espionnage chinois toutes les 12 heures. S’il y a une augmentation attestée aux Etats-Unis, elle est probable aussi en France quoique dans des proportions sans doute inférieures. On voit également émerger de nouvelles cibles, plus diversifiées, telles que Frank Creyelman, ce député d’extrême droite belge recruté par le MSE. La rivalité chinoise avec les Etats-Unis facilite un rapprochement avec les extrêmes des deux bords de l’échiquier politique.

Quelles sont les principales menaces d’espionnage pesant sur la France ?

La France est d’abord menacée par l’espionnage scientifique. Le renseignement de nature politique est aussi une menace importante : les élus locaux, les représentants nationaux, les hauts fonctionnaires sont très régulièrement ciblés. Il y a également les opérations visant à faire parler quelqu’un sans qu’il ait toujours conscience de s’adresser à un service. La menace est technique, comme l’ont montré les révélations sur l’écoute, par la Russie, de l’état-major allemand. Il est aisé pour des services très compétents de pénétrer nos moyens de communication et de voler des données. De ce point de vue, les services chinois, comme tous les services de régimes autoritaires, exploitent les failles des sociétés démocratiques, plus ouvertes.

Des espions de la CIA ont été récemment expulsés d’Espagne. Les Etats-Unis sont-ils également une menace en France et dans d’autres pays européens ?

Bien sûr, pour certains domaines d’activité, les Etats-Unis sont un compétiteur de l’Europe et de la France. Certains de nos acteurs économiques peuvent détenir des informations susceptibles d’intéresser les Etats-Unis et subir des opérations d’espionnage. Maintenant, cela n’a rien à voir avec la menace que représentent des régimes autoritaires comme la Chine et la Russie, qui considèrent que nos institutions et notre système politique sont une menace en soit, un modèle alternatif que leur population pourrait finir par désirer.

A quel point la compétition actuelle entre États refaçonne-t-elle les services de renseignement ?

Après l’effondrement du bloc de l’Est, les moyens du contre-espionnage ont été transférés vers la lutte contre le terrorisme. Depuis quelques années, le mouvement s’est inversé, au profit du contre-espionnage et du renseignement politique, du fait des rivalités de puissance. Mais on a perdu un certain nombre de compétences qu’on avait pendant la guerre froide, parce qu’on ne les a pas entretenues. Et parfois, on cherche des solutions à des problèmes que d’autres avaient pu résoudre pendant la guerre froide. D’où l’importance des travaux sur les “mesures actives” soviétiques, le nom que les Soviétiques donnaient à leurs opérations de subversion, mis en place par le service A de la première direction générale du KGB, direction tournée vers l’étranger et devenu le SVR.

Qu’est-ce que les sources ouvertes changent pour le renseignement actuel ?

Le numérique offre un accès à de nouvelles sources d’informations. Et l’investigation numérique place les services devant un dilemme, en particulier la DGSE. L’identité de la DGSE, c’est le renseignement humain, qui s’inscrit dans la filiation avec le BCRA [NDLR : le Bureau central de renseignement et d’action, service de la France libre]. Or, aujourd’hui, soit les services adoptent les méthodes d’investigation numérique, sur le modèle de Bellingcat [NDLR : ONG d’enquêteurs spécialisés qui a révélé l’identité des auteurs d’empoisonnement d’opposants russes], par exemple. Et alors ils risquent de diluer leur identité. Ce qui peut conduire à interroger l’utilité d’un service qui utilise les mêmes méthodes qu’une association comme Bellingcat. Soit, au contraire, ils décident de ne pas le faire, pour maintenir leur identité autour du renseignement humain. Mais alors le risque est qu’ils soient concurrencés, voire dépassés, par d’autres acteurs. Nous sommes donc certainement à un moment charnière dans l’histoire des services de renseignement.

Justement, comment faire de la clandestinité dans un système où tout est transparent et numérique ?

C’est une difficulté colossale pour les services. Si on paye tout en liquide à l’étranger, on est vu comme un trafiquant, on attire l’attention. Si on n’a pas de compte sur les réseaux sociaux, c’est louche et cela attire l’attention également. Construire des couvertures, des légendes, devient extrêmement complexe. A cela s’ajoute la biométrie : une prise d’empreinte au passage d’une frontière met fin à toute possibilité de clandestinité.

La numérisation à outrance de la Chine rend encore plus difficile la possibilité de mener des activités clandestines…

Bien sûr. Il y a là-bas un niveau de numérisation de la société qui va bien au-delà de ce que l’on connaît en France, avec un grand nombre de services dématérialisés. Cela laisse beaucoup moins d’espace pour des opérations clandestines. De ce point de vue là, la Chine est un terrain difficile.

Recueillir l’information c’est important. Encore faut-il savoir l’analyser… En quoi l’analyse du renseignement a-t-elle besoin d’être refondée ?

En France, l’analyse n’est pas assez considérée comme une discipline noble dans les services. On n’y fait pas carrière, alors que cela devrait être le cœur de métier, car un renseignement ne prend de valeur qu’en passant par l’analyse. Malgré une évaluation correcte des moyens de l’armée russe, on en a tiré la conclusion que Poutine n’envahirait pas l’Ukraine ; il ne s’agit pas en l’espèce d’un problème de recueil de renseignement mais bien d’analyse. Les services de renseignement ont besoin d’analystes qui vont consacrer leur carrière professionnelle à la connaissance d’un pays. Mais il faut que cette expertise soit valorisée par des promotions et une rémunération corrélée, au risque de démotiver les agents ou de les voir partir. On a aussi besoin de renouveler nos méthodes. De ce point de vue, les services doivent s’inspirer de ce qui se fait de mieux : le renseignement américain n’hésite pas à puiser dans la recherche académique et les sciences sociales, les services français devraient s’engager dans cette voie.

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