Européennes : sur l’économie, Bardella confronté à son seuil de compétence

Européennes : sur l’économie, Bardella confronté à son seuil de compétence

Le costume trois-pièces avait été repassé pour l’occasion. Les 19 et 20 mars, Jordan Bardella, tête de liste du Rassemblement national pour les élections européennes, passait son grand oral auprès des chefs d’entreprise. Une ambition : faire “de la pédagogie” à propos du programme économique du parti d’extrême droite qui, assure-t-il, a toujours été mal compris par le monde de l’entreprise, traditionnellement hostile à la formation lepéniste.

Pour faire la promotion de son programme (dont les trois piliers sont “produire, protéger et permettre”), Jordan Bardella a donc sorti de sa manche ses meilleurs atouts de commercial. Sourire de meilleur employé du mois, présentation irréprochable, mots-clés affectionnés de son public libéral et déclarations consensuelles, qui avaient déjà fait leurs preuves sur les plateaux de télévision ou entre deux stands dans un salon. “L’économie, c’est d’abord de la confiance et du pragmatisme”, a-t-il assuré mardi et mercredi aux patrons d’entreprise, en récitant un discours identique, à la virgule près, aux représentants de l’association d’investisseurs France Invest, de CroissancePlus (réseau de dirigeants de PME et d’entreprises de taille intermédiaire) et du Mouvement des entreprises de taille intermédiaire (METI) mardi, et à ceux de la Confédération des Petites et Moyennes entreprises (CPME) mercredi.

Un discours cajoleur

Il faut dire que Jordan Bardella se donne du mal pour séduire cet électorat qui lui échappe encore. En janvier, déjà, il avait été très bien reçu au selon de la CPME, enchaînant les selfies et les échanges de cartes, multipliant les déclarations pro-business, invoquant Xavier Niel et la fierté des fortunes françaises. Voilà des mois qu’il entretient sa petite image libérale, qui dénote de la tradition frontiste, qu’il parle d’”économie ouverte” ou cite du François Lenglet, tandis que son entourage crie au mégaphone qu’il déjeune avec des patrons du CAC 40. Aux représentants de la CPME, cette semaine, il assure encore : “Il faut avoir beaucoup d’humilité avec les sujets économiques, il faut que le décideur ait conscience qu’il ne sait pas mieux que le chef d’entreprise comment fonctionne son entreprise, une parole humble est le début de la solution.” Son public rougit de plaisir. Jusqu’à ce que Jordan Bardella commence à détailler son programme économique.

Devant les organisations patronales, toutes friandes de plus d’Europe, le candidat aux élections européennes a commencé par se cantonner aux enjeux nationaux, insistant notamment sur la suppression de taxes ou des impôts de production pour les entreprises. “Vous évoquez des sujets français, a rebondi Audrey Louail, présidente de CroissancePlus, mais qu’en est-il des sujets européens, quelles sont vos propositions à ce niveau ?”

“Sa présentation manquait de profondeur, a renchéri le co-président du METI Frédéric Coirier. Il ne voulait pas trop s’exposer, on l’a compris, mais son approche est trop protectionniste et manque de détails sur l’Europe et les décisions qui se prennent à Bruxelles.” Sur son chiffrage concernant les normes appliquées aux entreprises, également, le président du RN s’est fait corriger pendant sa démonstration. “S’agissant des normes, vous évoquez un chiffre global, qui est un mythe parti d’un propos de Jacques Delors, qui est en réalité très difficile à chiffrer”, l’a repris Yves Bertoncini, modérateur de l’échange et enseignant aux Mines ParisTech.

Les patrons peu convaincus sur le fond

Rebelotte, le lendemain, devant les représentants de la CPME (qu’il avait déjà rencontrés en 2019). Jordan Bardella a abandonné le costume trois-pièces mais conservé le même argumentaire. Cette fois-ci, c’est sur une mesure emblématique du parti lepéniste que les patrons ont tiqué : la proposition permettant aux entreprises d’augmenter les salaires de 10 %, tout en étant exonérées de charges. Le texte avait été inscrit, en janvier, dans la niche du RN à l’Assemblée, et fait partie des propositions clés de Marine Le Pen en faveur du pouvoir d’achat.

“Permettez-moi de revenir sur votre proposition, a interpellé, sceptique, le président de la CPME, François Asselin. Nous ne sommes pas réfractaires à augmenter les salaires, mais ne craignez-vous pas que l’on décroche ensuite en coût de travail ? Est-ce que ce n’est pas une proposition démagogique qui risque de nous faire décrocher en compétitivité, et un miroir aux alouettes pour nos salariés car les prix de vente risquent aussi d’augmenter de 10 % ?” Réponse de Jordan Bardella : “En tout cas, les chefs d’entreprise auront la liberté de choisir.” Rires dans la salle, suivis de quelques remerciements ironiques.

Comme la veille, la tête de liste s’est un peu emmêlé les pinceaux sur des détails techniques, indiquant vouloir mettre en place un délai de trois ans pour permettre aux entreprises qui franchiraient un seuil légal d’effectif de s’adapter. Fact-checking en direct : “On a déjà un délai de cinq ans en France”, a rappelé François Asselin.

“Cela manque de crédibilité”

Autre sujet sur lequel le candidat n’a pas réussi à rassurer : celui de la dette, abordé à plusieurs reprises. Là encore, le président du RN s’est voulu rassurant. “Je pense qu’une dette, ça se rembourse, et nous rembourserons la dette grâce à la croissance et à la réindustrialisation, a-t-il déclaré par deux fois, avant d’ajouter : “Soyez assurés que nous sommes attentifs à cette situation économique, et que nous ne ferons pas n’importe quoi, nous aurons une position raisonnable.” Méfiance dans les rangs. “Son discours sur la question est très incantatoire”, réagit Frédéric Coirier. “Cela manque de crédibilité, renchérit François Asselin. Pour nous, c’est un sujet énorme et un candidat qui n’a pas d’idée là-dessus manque de crédibilité. Son discours est doux à nos oreilles, il sait avoir les mots-clés, mais quand on rentre dans l’exercice concret, c’est plus compliqué.” Conclusion, pour la CPME : “Sur le champ économique et social, ça reste très perfectible, c’est le moins qu’on puisse dire.”

Qu’importe. Jordan Bardella, faisant mine de ne pas comprendre, s’empresse de déclarer aux journalistes présents : “La décennie qui s’achève confirme une victoire idéologique du RN sur les questions économiques.” Même chose concernant la proposition frontiste d’augmenter les salaires de 10 % : “Je pense que les chefs d’entreprise sont convaincus par cette mesure qui représente pour eux une solution concrète”, assure-t-il avec aplomb à propos de ceux qui, moins d’une heure auparavant, ont précisé l’exact contraire. Réponse, toute bardellienne, à cette objection journalistique : “Vous vous attachez trop aux détails.” Avis, donc, aux chefs d’entreprise : ne regardez pas de trop près le programme économique du Rassemblement national.

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