Festival d’Angoulême : les mangas changent de stratégie

Festival d’Angoulême : les mangas changent de stratégie

La crise ? Quelle crise ? A l’heure où débute le festival d’Angoulême, le marché des mangas affiche toujours une santé de fer. Certes, en 2023, les ventes ont reculé de 13 % en valeur. Mais cette correction, qui était anticipée, intervient après trois années exceptionnelles durant lesquelles les Français ont diminué certaines dépenses (voyages, cinéma, restaurants…) au profit des jeux vidéo et de la lecture. En dépit de cet atterrissage, la taille du marché des mangas reste deux fois plus grosse qu’avant le Covid, soulignent les éditeurs qui font tout ce qu’ils peuvent pour nous faire oublier la morosité ambiante. Leur stratégie ? Délaisser un peu les combats et la violence au profit de récits plus adultes et rassurants. Bienvenue dans l’ère du manga “feel good”.

Chez Glénat, les sondages réalisés auprès des lecteurs sont clairs. L’heure n’est plus vraiment aux histoires d’horreurs mais au réconfort et aux tranches de vies. Comment retrouver l’amour après 60 ans ? Comment s’accepter et faire face au regard des autres ? Est-ce que l’amitié garçon-fille existe ? Dans Les Ames enflammées, les lecteurs se voient proposer huit récits bien éloignés des habituels mangas de sabre. “Ce genre d’œuvre intéresse beaucoup les lecteurs”, confie Satoko Inaba, directrice éditoriale chez Glénat Manga. Pour continuer sur sa lancée, l’éditeur prépare donc pour le printemps prochain la sortie de Devenir enfin moi-même, un essai autobiographique retraçant le parcours de son autrice Yuna Hirasawa, souffrant d’un trouble de l’identité de genre.

“Avec la génération post #MeToo, les lecteurs s’intéressent de plus en plus aux mangas abordant les questions d’émancipation”, constate Stéphane Duval, fondateur et directeur de la maison d’édition Le Lézard Noir. Après avoir connu un énorme succès avec La Cantine de minuit, une succession d’histoires courtes se déroulant dans un restaurant japonais ouvert la nuit (13 épisodes publiés en France et 200 000 exemplaires vendus), l’éditeur poitevin mise désormais sur Le Vendeur du magasin de vélo, le récit d’une jeune employée intérimaire qui, à un moment donné, décide de s’affirmer dans la vie et de dire non. “Comme dans La Cantine de Minuit, on s’attache très vite aux personnages. Il y a une partie romance mais l’œuvre est aussi une critique du monde du travail avec ses rapports hiérarchiques conflictuels et ses cas de harcèlement sexuel”, précise Stéphane Duval.

Ahmed Agne, directeur éditorial chez Ki Oon, confirme ce glissement vers des sujets plus sociétaux. “En 2023, nous avons lancé Du mouvement de la Terre, un manga traitant de l’héliocentrisme, un modèle plaçant le soleil au centre de l’Univers et de notre système solaire. L’histoire se déroule en Europe au XVe siècle. Des astronomes essaient de défier le dogme religieux pour faire bouger les lignes et implanter le fait scientifique. Un combat qui résonne avec l’actualité tant la rationalité fait l’objet d’attaques aujourd’hui. “Tous ces titres n’auraient pas vu le jour sans une évolution profonde du lectorat. Pendant longtemps, celui-ci a donné dans les thèmes adolescents. Désormais, il passe à autre chose, s’ouvre à davantage de diversité”, souligne Alex, libraire chez AAApoum Bapoum dans le 6e arrondissement à Paris.

Les éditeurs adaptent leur catalogue

“Les lecteurs qui ont découvert Dragon Ball et Akira il y a trente ans continuent de lire du manga sauf qu’ils ont plus de 40 ans désormais. Cette forme de bande dessinée les intéresse toujours, mais ils ont envie de découvrir autre chose que des combats avec des boules de feu”, confirme Ahmed Agne. Les éditeurs adaptent donc leur catalogue. Avec Frieren, adapté en français par Ki-Oon, Yamada Kanehito revisite complètement l’univers de la fantasy. Le personnage principal – une Efle centenaire – ne part pas batailler mais jouit des plaisirs simples de la vie après avoir pris conscience des ravages du temps.

Les éditeurs en profitent aussi pour rééditer des œuvres longtemps délaissées. “Comme pour les mangas de chat – au succès intemporel – ou les webtoons, ces mangas sur smartphones dont les grands succès sont désormais édités en papier, tout le monde s’y met”, explique Axel le libraire. Ainsi, Glénat réédite en deux anthologies les œuvres de Moto Hagio, l’une des invitées de marque du festival d’Angoulême. “Il y a de l’attente parmi les lecteurs. Soit on ne trouvait plus ces titres en France, soit ils n’avaient jamais été édités”, précise Satoko Inaba qui mesure le chemin parcouru en dix ans. “En 2013, nous avions déjà publié des œuvres de Moto Hagio, mais cela n’avait pas débouché sur de grosses ventes. Aujourd’hui, dans la presse ou les réseaux sociaux, l’accueil réservé à ces titres est complètement différent. Beaucoup de gens se disent intéressés”.

Bien que modernes, les thèmes abordés s’éloignent, là encore, des standards habituels. Dans l’un des deux recueils, par exemple, il est question de charge mentale. Dans l’autre, une nouvelle parle de “fluidité” de genre : un personnage peut choisir de devenir un homme ou une femme lors du passage à l’âge adulte. “Il y a dix ans, le marché français n’était pas prêt pour accueillir ces récits précurseurs datant des années 1970 ou 80”, constate Satoko Inaba. Ce n’est plus le cas aujourd’hui. Plutôt réjouissant, non ?

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