Gaza : entre Israël et les humanitaires, la rupture est consommée

Gaza : entre Israël et les humanitaires, la rupture est consommée

Le constat est sans appel. “Gaza est aujourd’hui l’endroit le plus critique pour opérer en tant qu’humanitaire sur la planète”. Benjamin Gaudin, responsable des opérations au Moyen-Orient pour l’organisation Première Urgence internationale, l’assure : “il n’y a aujourd’hui plus aucun endroit sûr à Gaza”. Alors que les ONG alertent chaque jour sur l’aggravation de la situation pour la population civile dans l’enclave palestinienne et la difficulté croissante de leurs conditions d’intervention, la mort, lundi 1er avril, de sept humanitaires de l’ONG World Central Kitchen, tués par une frappe de l’armée israélienne, a marqué un nouveau tournant. Si l’armée israélienne a bien reconnu une “série d’erreurs graves”, la pression internationale sur l’Etat hébreu, notamment de la part des Etats-Unis, se fait de plus en plus insistante.

Ce drame a touché de plein fouet toutes les ONG. “C’est toujours un choc de voir des humanitaires mourir dans leur mission”, déplore Lucile Marbeau, porte-parole du Comité international de la Croix-Rouge (CICR). “Mais ce ne sont malheureusement pas les premiers à avoir été tués en essayant d’assister la population civile à Gaza”, poursuit-elle, alors que l’ONU porte à près de 200 le nombre de travailleurs humanitaires décédés depuis l’attaque terroriste du 7 octobre et la résurgence du conflit au Proche-Orient.

La communication entre Israël et les ONG interroge

Une situation sécuritaire toujours plus dégradée qui pousse les ONG à repenser, voire pour certaines, à suspendre leur intervention. C’est le cas de World Central Kitchen ainsi qu’Open Arms qui étaient notamment au cœur du dispositif de corridor maritime humanitaire.

“Quand vous voyez des organisations suspendre leurs activités, c’est que le minimum de garanties pour les travailleurs humanitaires, mais aussi les bénéficiaires, ne sont pas obtenues”, déplore Benjamin Gaudin qui fustige des conditions d’intervention nettement altérées ces dernières semaines. “Jusqu’à présent, nous fonctionnions avec une validation de nos mouvements par l’armée israélienne. Quand on lance une activité pour prodiguer des soins, distribuer de l’eau ou de la nourriture, nous informons l’État israélien de notre point de départ, notre point d’arrivée, et l’objectif de notre déplacement, afin de ne pas être touché par une attaque. Jusqu’à présent, nous obtenions un accusé de réception d’Israël. Sauf que depuis une quinzaine de jours, Israël ne nous donne plus de notification. Si bien qu’on ne sait pas si l’armée israélienne a pris en compte notre déplacement”, s’inquiète le responsable de Première Urgence internationale.

Un cas de figure qui rappelle tristement l’épisode tragique des humanitaires de l’ONG World Central Kitchen, qui assure avoir “coordonné ses mouvements avec l’armée israélienne”. Cette dernière, soulignant qu’elle avait voulu viser un “homme armé du Hamas” tirant depuis le toit d’un des camions d’aide, a confirmé des “violations des procédures opérationnelles normales”. Tsahal a notamment reconnu une rupture de communication, avec les informations concernant ce convoi du WCF qui n’auraient pas été transmises à l’équipe de drone responsable des frappes. Deux des officiers vont d’ailleurs être limogés prochainement.

Des explications et des excuses de l’État hébreu qui ne suffisent plus à convaincre les ONG avec qui le fossé se creuse chaque jour un peu plus. “On voit très bien qu’il n’y a aucune protection des humanitaires et qu’il y a des attaques qui sont ciblées. Cela reflète d’une intimidation continue de l’armée israélienne. L’excuse de la ‘terrible erreur’ n’est absolument pas recevable”, accuse Helena Ranchal, directrice des opérations internationales de Médecins du Monde, qui affirme que les locaux de l’ONG dans la ville de Gaza ont également été violemment pris à partie. Constat similaire du côté de Médecins sans Frontières, qui assure que cinq membres de leur équipe sont déjà morts depuis le début du conflit, sur près de 300 personnes opérant à Gaza. “Ce type d’attaques est soit intentionnel, soit révélateur d’une incompétence dangereuse”, fustige son secrétaire général Christopher Lockyear.

Une situation humanitaire en dégradation

Cette attaque s’inscrit dans le contexte d’une situation humanitaire déjà infiniment complexe à Gaza. “Nous voyons des blessures par écrasement à l’abdomen, au thorax. Les amputations des jambes et des bras sont souvent nécessaires, face à des patients qui souffrent aussi de graves brûlures”, a expliqué à la presse Marie-Aure Perreaut Revial, coordinatrice d’urgence pour Médecins sans Frontières, affirmant que les médecins voyaient également “maintenant des enfants blessés par balle”, via des tirs de drones. “Aucun système de santé au monde ne peut faire face au volume et au type de blessures, ainsi qu’aux états de santé que nous voyons quotidiennement”, a-t-elle estimé, décrivant des opérations chirurgicales effectuées à même le sol avec des patients dont les plaies s’infectent…

“Cela fait 20 ans que je suis soignante dans des conflits violents. Mais ce que l’on voit à Gaza, on ne l’a jamais vu ailleurs, par la magnitude de la catastrophe. La population civile est aujourd’hui complètement piégée”, s’inquiète Helena Ranchal. Un drame humanitaire qui vient directement affecter les conditions de vie de ses acteurs, eux aussi forcément touchés par les pénuries alimentaires ou par l’accès très difficile à l’eau potable. “Nous voyons chez de nombreux collègues une nette détérioration physique, certains d’entre eux ont perdu plus de 20 kilos. Il y a un vrai épuisement psychologique aussi à devoir travailler tous les jours dans des hôpitaux totalement saturés”, poursuit la directrice des opérations internationales de Médecins du Monde.

L’aide humanitaire, toujours insuffisante, reste majoritairement limitée au sud de Gaza. “Avec le déplacement de combats au fil des mois, l’espace humanitaire sécurisé s’est dégradé au fil du temps. Il ne s’agit pas que de l’approvisionnement, déjà insuffisant, mais également de la capacité opérationnelle pour pouvoir transporter et déployer l’assistance humanitaire de façon sûre. Encore plus au nord de Gaza, où la population est totalement démunie et dans une situation critique”, explique Lucile Marbeau du CICR, pointant le danger des “débris et munitions non explosés”, tels que les mines antichars, qui font peser un risque permanent sur les organisations humanitaires lors de leurs déplacements.

La pression pour un cessez-le-feu

Pour les ONG, c’est avant tout le droit humanitaire qui ne serait pas respecté, avec en toile de fond la décision de la Cour internationale de justice (CIJ), appelant l’Etat d’Israël à “prendre toutes les mesures pour prévenir un génocide”, ainsi que la résolution du Conseil de sécurité de l’ONU appelant à un cessez-le-feu immédiat. “On appelle simplement au respect du cadre du droit international humanitaire. Organiser un blocus sur une enclave, c’est illégal. Forcer des déplacements de populations, c’est illégal. Frapper des acteurs humanitaires ou des hôpitaux, c’est illégal. Israël a signé les conventions sur le droit humanitaire, c’est à la communauté internationale de faire pression sur eux pour qu’ils la respectent”, accuse Benjamin Gaudin.

Face à la pression internationale qui s’accentue, notamment de la part de Joe Biden, Israël a annoncé ce vendredi l’ouverture de deux nouveaux accès humanitaires “temporaires”, par le port d’Ashdon et le passage d’Efez, au nord de l’enclave palestinienne. “C’est une très bonne nouvelle, qui va permettre notamment d’accéder au nord de Gaza. Mais il faut maintenant voir comment peut s’organiser cette distribution”, souligne Lucile Marbeau.

“L’assistance humanitaire n’est pas une charité, mais un droit pour les populations civiles et un devoir pour les belligérants”, poursuit la porte-parole du CICR, qui rappelle également le “calvaire” et la “douleur immense” des otages israéliens toujours détenus par le Hamas et de leurs familles. “Nous sommes tributaires des accords politiques et diplomatiques. Nous ne nous asseyons pas à la table des négociations, et ce n’est d’ailleurs pas notre rôle”, abonde-t-elle, appelant une nouvelle fois à ce que “les acteurs influents de la scène internationale pèsent vraiment pour un meilleur respect du droit humanitaire tant que les combats continuent. Il faut au moins une trêve pour permettre une assistance massive pour les populations civiles. Mais aussi, bien sûr, une solution politique pérenne et un cessez-le-feu définitif”.

Mais alors que le gouvernement israélien continue de faire planer la menace d’une intervention militaire à Rafah, où se trouvent plus d’un million et demi de Gazaouis, “un futur carnage” selon Première Urgence Internationale, l’inquiétude reste omniprésente. “Chaque minute, j’ai peur pour tous mes collègues, confie Helena Ranchal, de Médecins du Monde. Il n’y a qu’une solution à tout cela, c’est un cessez-le-feu immédiat et durable. Vu l’ampleur des dégâts à Gaza, une trêve ne fera pas la différence. Il faut un arrêt des hostilités, faire entrer tout le matériel humanitaire possible, et nous laisser faire notre travail”.

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