Géorgie : Bidzina Ivanichvili, ce milliardaire pro-Poutine qui tire les ficelles en coulisses

Géorgie : Bidzina Ivanichvili, ce milliardaire pro-Poutine qui tire les ficelles en coulisses

Par dizaines de milliers, des Géorgiens affluent ce 29 avril vers Tbilissi, la capitale du pays, dans des bus réquisitionnés par le gouvernement, pour écouter le discours de Bidzina Ivanichvili. Le moment, il faut l’avouer, est exceptionnel. Depuis de nombreuses années, le très secret fondateur du parti au pouvoir, Rêve géorgien, esquive toute apparition publique. Mais ce jour-là, il fait une exception. Face au Parlement, avenue Roustavéli, Ivanishvili défend avec fougue la “loi sur les influences étrangères”, qui doit être adoptée à la mi-mai et suscite des manifestations dans tout le pays depuis plusieurs semaines. Liberticide, ce texte obligerait toute ONG ou organisation médiatique recevant des financements de l’étranger à hauteur de 20 % de s’enregistrer en tant qu'”organisation poursuivant les intérêts d’une puissance étrangère”.

Appelée “loi russe” par les manifestants, le projet est une pâle copie de celle sur “les agents de l’étranger”, votée en Russie en 2012. Le discours de Bidzina Ivanichvili ressemble d’ailleurs furieusement à celui des dirigeants moscovites. Dans sa diatribe, il fustige l’Occident tout entier, ce “parti mondial de la guerre”, et s’en prend à la “propagande LGBT” qui envahit son pays. A 68 ans, cet ancien Premier ministre (de 2012 à 2013) continue de rythmer la politique géorgienne. Et bien qu’il prétende s’être retiré de la vie politique en 2021, “Ivanichvili n’a jamais cessé de prendre toutes les décisions en coulisses, assure Ghia Nodia, politologue à l’université d’Etat de Tbilissi et ancien ministre de l’Education. Le passage en force de la loi sur les influences étrangères vient évidemment de lui.”

Milliardaire et citoyen français

Si cet homme mystérieux fait la pluie et le beau temps sur la politique géorgienne, c’est grâce à son immense fortune, estimée à 4 milliards d’euros. Le milliardaire s’est enrichi en Russie dans le secteur bancaire, lors de la folle époque des années 1990 et de la Perestroïka – ce qui fait de lui l’homme le plus riche de ce pays de 3,7 millions d’âmes. Depuis des années, il arrose la scène culturelle géorgienne à coups de millions distribués via sa fondation, Cartu. Mais surtout, il contrôle le pouvoir, depuis qu’il a placé ses hommes aux postes clés de l’Etat. Son ancien agent de sécurité est l’actuel ministre de l’Intérieur. La dentiste de sa femme a été ministre de la Santé, tandis que l’ancien Premier ministre Irakli Garibavchili était son secrétaire et l’agent de son fils rappeur, Bera. Et que dire du nouveau chef de gouvernement, Irakli Khobaridzé, nommé en février dernier, qui, lors de son intronisation devant les cadres de Rêve Géorgien, avait demandé l’autorisation à son maître Ivanichvili pour monter sur scène…

Avant son revirement anti-occidental, l’oligarque semblait pourtant partisan d’un rapprochement avec l’Occident. Originaire de Tchorvila, dans la région d’Iméréthi, il quitte la Russie dans les années 2000 pour la Géorgie, après un court séjour en France – le temps d’y acquérir la nationalité. “Pour lui, la France a toujours été un plan B, c’est-à-dire un endroit où il pourra se réfugier si les choses se gâtent en Russie et en Géorgie”, explique Thorniké Gordadzé, ex-ministre géorgien de la transition européenne et professeur à Sciences Po Paris. Finançant le lycée français du Caucase, l’oligarque a même reçu la Légion d’honneur en 2021 des mains d’Emmanuel Macron !

Elevage de requins

En Géorgie, l’histoire est plus tumultueuse. D’abord proche de l’ancien président proeuropéen Mikheïl Saakachvili, dont il a financé les réformes modernisatrices, Ivanichvili a ensuite rompu les relations avec ce dernier après la guerre de 2008 avec la Russie, qui prend alors le contrôle de l’Abkhazie et de l’Ossétie du Sud. “Ivanichvili a eu peur de susciter la colère de Moscou à cause de ses liens avec Saakachvili, explique Thorniké Gordadzé. C’est d’ailleurs à cette époque qu’il a créé le parti pro russe Rêve Géorgien.” Emprisonné depuis 2021, l’ancien Premier ministre l’accuse aujourd’hui d’être devenu une marionnette du Kremlin. “Vladimir Poutine a personnellement interdit à l’oligarque russe Bidzina Ivanichvili, qui prend toutes les décisions en Géorgie, de me libérer”, affirme Saakachvili, de sa cellule, dans une lettre publiée récemment par L’Express.

Vainqueur des élections législatives en 2012, Ivanichvili devient Premier ministre. Alors secrétaire du Conseil de défense nationale, Giga Bokéria se souvient de leur première rencontre : “Il m’a dit deux choses. D’abord, que je finirai en prison si je continuais à faire de la politique. Ensuite, il m’a posé une question : ”Le Mossad est-il réellement derrière les attentats du 11 septembre 2001” ?”

Mais le complotisme n’est pas le seul trait de personnalité fantasque du milliardaire. Lorsqu’il séjourne dans son manoir à 40 millions d’euros sur les hauteurs de Tbilissi, l’insaisissable homme d’affaires aime admirer sa collection d’animaux exotiques, qui compte des chinchillas, des lémuriens et… des requins. Dans l’une de ses rares apparitions médiatiques, il se lance dans des déclarations loufoques sur la psychanalyse et le lien mère-enfant, “sa grande passion”.

Accointances prorusses

C’est bien ce personnage excentrique qui, aujourd’hui, met en péril l’avenir de la Géorgie et embarrasse jusqu’à Bruxelles. Car la promulgation de la loi sur les “influences étrangères”, aujourd’hui ratifiée en deuxième lecture et ayant toutes ses chances d’être votée, mettrait un frein au processus d’intégration de cette ancienne république soviétique dans l’Union européenne, alors que le pays est candidat depuis décembre 2023.

Officiellement, le milliardaire maintient que la Géorgie fera partie de l’UE d’ici à 2030. Difficile, toutefois, de le croire lorsque l’on connaît les affinités de l’homme avec le pouvoir russe. Ainsi, l’ancien procureur général de Géorgie, Otar Partskhaladze, dont les liens avec le FSB sont avérés et sanctionnés par les Etats-Unis, est un proche du cercle familial d’Ivanichvili. Et en 2022, une conversation entre ce dernier et Vladimir Yevtushenkov, oligarque russe à la tête de l’opérateur mobile Sistema, fuite sur Internet. Le sujet : comment Ivanishvili pourrait aider l’homme d’affaires à contourner les sanctions qui visent la Russie…

Qu’il soit dans l’ombre ou dans la lumière, Bidzina Ivanichvili devrait quoi qu’il arrive à défrayer la chronique dans les prochaines semaines. Certains voient en l’homme fort du “Rêve Géorgien” un “Viktor Ianoukovitch” local – du nom du président pro-russe chassé du pouvoir en Ukraine lors de la révolution pro européenne de Maïdan en 2014. “Il a joué jusqu’au bout l’ambiguïté entre les lignes pro-occidentale et conservatrice pro-russe”, résume Giga Bokeria. En paiera-t-il le prix ou sortira-t-il conforté de cette séquence politique ? La jeune génération géorgienne, qui se rassemble désormais chaque soir devant l’hôtel Paragraph, l’une de ses innombrables propriétés immobilières, a en tout cas bien compris qu’il était au cœur de l’échiquier.

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