Grégoire Borst : “On ne peut pas opposer temps d’écran et temps de lecture”

Grégoire Borst : “On ne peut pas opposer temps d’écran et temps de lecture”

Leur rapport, commandé en janvier, devait tomber à la mi-avril. Il aura finalement quelques semaines de retard. “On y travaille encore, on mène toujours des auditions”, indique dans un entretien à L’Express Grégoire Borst, professeur de psychologie du développement et de neurosciences cognitives et directeur de laboratoire au CNRS, l’un des 12 membres de la commission “écrans” nommée par Emmanuel Macron en début d’année. Cette dernière doit proposer à l’exécutif des solutions pour limiter l’exposition excessive des jeunes aux écrans, tels que les téléphones, tablettes et la télévision, qui pourraient être néfastes pour leur développement cognitif. L’actualité récente alimente cette réflexion, à l’image de la “pause numérique” pour les collégiens évoquée par la ministre de l’Education nationale, Nicole Belloubet, ou encore le projet de loi visant à interdire l’utilisation des écrans chez les professionnels de la petite enfance, déposé par deux députés Les Républicains. Ces idées peuvent-elles être des débuts de réponse au problème ? Entretien.

L’Express : Existe-t-il une solution miracle afin de limiter le temps d’écran des plus jeunes ? Les propositions se multiplient tous azimuts, de la crèche au collège…

Grégoire Borst : Les dispositifs de sensibilisation vont dans le bon sens. Il s’agit, il me semble, de l’esprit de la proposition de loi se focalisant sur les professionnels de la petite enfance. Ceci pour qu’ils comprennent, notamment en raison de potentiels effets de “technoférence“, qu’il faut faire attention lors d’une interaction avec un enfant de moins de 3 ans de ne pas utiliser soi-même un portable. C’est important, parce que, dans les premiers temps de la construction du langage, de la reconnaissance des émotions, on a besoin de se regarder. C’est donc cohérent avec une partie des mécanismes qui pourraient produire les effets délétères des écrans observés sur les enfants très jeunes. Chez les ados, qui sont plus dans l’utilisation via des écrans personnels, c’est en revanche un peu plus compliqué. Si on veut diminuer leur temps d’écran, il faut surtout leur offrir des alternatives. D’autres contenus culturels ludiques. Et, plus largement, un espace dans notre sphère publique. Car, fondamentalement, les villes ne sont pas pensées pour eux. Du fait d’une certaine pression sociale, on attend surtout d’eux qu’ils fassent le moins de bruit possible.

On est loin, donc, de la radicalité à la chinoise, par exemple, qui interdit catégoriquement les écrans de téléphone après des temps précis : deux heures maximum entre 16 et 17 ans…

C’est une autre de nos problématiques : celle de l’acceptabilité. Si nos propositions au sein de la commission sont inacceptables pour la majorité de la population, elles ne serviront pas à grand-chose. Rappelons aussi que l’on vit dans une démocratie, dans laquelle il y a des libertés individuelles, des droits. Rien de comparable, à mon sens, avec le contexte chinois.

Vos pistes risquent-elles, ainsi, d’être quelque peu déceptives aux yeux du grand public ?

Comme vous me le demandiez, il n’existe sans doute pas de solution miracle. Notre approche doit être systémique. Il faut jouer sur tous les leviers, trouver un point d’équilibre entre la responsabilité individuelle, mais aussi collective, celle des adultes entre autres qui passent énormément de temps sur leurs écrans, ce qui brouille leurs interactions avec leurs enfants. Penser à l’éducation également, à la parentalité dans un monde difficile, notamment du fait du numérique, mais aussi à d’autres facteurs, comme les inégalités. Est-ce qu’une régulation des écrans sera d’ailleurs de nature à les diminuer ou les augmenter ? Il y a enfin une responsabilité des plateformes à interroger. Quand on tente de protéger les enfants et des adolescents, il n’est pas du tout acceptable d’observer des dark patterns [NDLR : des interfaces exploitant les biais cognitifs des utilisateurs, afin de leur faire accomplir des actions non désirées], des options et des algorithmes élaborés pour jouer sur les failles de nos systèmes attentionnels, des lancements automatiques de vidéos sur YouTube ou Netflix… Or tous ces grands acteurs du numérique ne sont ni français ni même européens.

Votre dernière remarque pose aussi la question de la différence entre le temps d’écran et des contenus regardés. Les deux sont-ils à différencier ?

Prendre les heures globales passées devant les écrans est pertinent pour mesurer le temps que cela retire à d’autres activités. Sinon, c’est effectivement très limitatif. Les usages des écrans n’ont pas tous les mêmes effets. Si on prend la dimension attentionnelle, les jeux vidéo – pour certains types, comme ceux d’action – peuvent avoir des effets potentiellement positifs chez les adolescents. Pareil pour les compétences plutôt sociales et relationnelles, avec un titre comme Les Sims. Il y a aussi des données qui montrent que lorsqu’on travaille sur les réponses empathiques et la tolérance à la différence, des dispositifs de réalité virtuelle mettant par exemple dans la peau d’un migrant, permettent de développer de l’empathie pour cette population plutôt stigmatisée dans notre société. Des recherches menées dans l’académie de Clermont montraient enfin que l’utilisation de dispositifs numériques sur l’apprentissage des sciences pouvait avoir là encore des externalités positives, notamment pour les élèves qui venaient de milieux sociaux moins favorisés. Cela reste des effets faibles, comme tous les autres dispositifs éducatifs. Mais les réseaux sociaux, eux, n’ont pas d’effet du tout, ou soit sur le temps long – selon des recherches qui commencent à sortir sur certaines cohortes aux Etats-Unis – ont des conséquences plus négatives sur le développement des capacités attentionnelles des utilisateurs.

Toutefois, il n’y a pas encore de consensus scientifique très clair sur la négativité des écrans sur le développement d’un enfant ou d’un ado. Pourquoi ?

Ce dont on a besoin aujourd’hui – mais c’est compliqué parce que très coûteux –, ce sont des études de cohorte, c’est-à-dire des études longitudinales dans lesquelles les personnes sont suivies sur un temps relativement long, afin de regarder ce que produit l’exposition à différents types de contenus. L’important ce n’est pas de les réaliser à un âge donné, mais de s’intéresser à la dynamique même du développement, par exemple langagier, des systèmes intentionnels dans le cerveau humain ou même du cérébral. Il y a deux contraintes à cet effort actuellement. La première, c’est le temps et la deuxième, l’argent, surtout si vous cherchez à combiner des données comportementales et des données de neuro-imagerie. Et puis, en dernier lieu, il faudrait pouvoir croiser ces informations avec des statistiques d’utilisation réelle des contenus. Ce que les grandes plateformes sont censées nous fournir aujourd’hui, mais qu’elles ne font pas. Nous disposons donc de très peu de données fiables à ce sujet. Or on sait que le développement du cerveau chez les adolescents peut parfois entraîner des symptômes dépressifs, et il semble que ces symptômes puissent en partie expliquer une utilisation excessive des réseaux sociaux. Et aggraver ce facteur de vulnérabilité initial. Pour autant, on ne peut pas à ce jour affirmer que ce sont les réseaux sociaux qui déclenchent les symptômes dépressifs. En résumé, toutes ces relations complexes nécessitent encore des clarifications grâce à des cohortes.

Il semble pourtant y avoir une urgence à réagir. Une récente étude du Centre national du livre, très relayée, a mis en avant l’explosion du temps d’écran par rapport à la lecture d’un livre papier. Est-ce que cela vous inquiète ?

Je me méfie un peu de ce genre d’enquête dont je ne connais pas la méthodologie. Déjà, il ne faut pas supposer qu’il n’y a aucun moment de lecture quand nous sommes sur les écrans, même sur un réseau social comme Instagram, où on lit tout de même du texte. À l’image, quand on est en train d’échanger des messages, on écrit et on lit également. On ne peut donc pas tout à fait opposer le temps d’écran et le temps de lecture. Les usages changent, indéniablement. Gare cependant aux visions très normatives, qui voudraient que la lecture soit seulement de la grande littérature française. Des études ont établi que pendant la crise du Covid, les plus jeunes ont certes plus utilisé leurs écrans, mais ils ont aussi lu beaucoup de mangas.

On entend souvent dire que les écrans “abrutissent” ou rendent plus “bêtes” les ados. Est-ce un lieu commun ?

Pour le QI [quotient intellectuel], un type de mesure de l’intelligence, on a ce qu’on appelle “l’effet Flynn”. Celui-ci énonce que d’une génération à une autre, le QI augmente. Récemment, certains ont prétendu que ses effets étaient en train de stagner, voire de décroître. Mais les études sérieuses disent, au contraire, que l’effet Flynn est toujours bien palpable. Donc, certes, les ados passent plus de temps sur leurs écrans, et cela peut avoir des incidences sur des dimensions cognitives et socio-émotionnelles – selon des données encore difficiles à déterminer –, mais il n’y a pas d’effondrement du QI. C’est un biais : les chiffres ne démontrent pas que les écrans rendent nos enfants idiots.

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