Guerre en Ukraine : comment la Russie a perdu la bataille de la mer Noire

Guerre en Ukraine : comment la Russie a perdu la bataille de la mer Noire

C’est par une météo pluvieuse que le Moskva patrouille au large d’Odessa, ce 13 avril 2022, près de deux mois après le début de l’invasion russe de l’Ukraine. Soudain, le navire-amiral de la flotte russe est frappé par un missile antinavire ukrainien, puis par un second, quelques minutes plus tard. En dépit des efforts de l’équipage pour contenir l’incendie, ce joyau de la marine russe coule le lendemain à l’Est de l’île des Serpents, dans la partie occidentale de la mer Noire. “L’ennemi n’était pas prêt pour cette frappe, a récemment commenté le porte-parole de la marine ukrainienne, Dmytro Pletenchuk, à l’occasion de sa date anniversaire. Les Russes ne soupçonnaient pas que nous avions notre propre missile de croisière et que nous pouvions leur causer des dommages.” Encore aujourd’hui, cette perte résonne comme une humiliation pour le Kremlin. Aucun navire-amiral russe n’avait été envoyé par le fond depuis le Knyaz Suvorov, en 1905, lors de la guerre russo-japonaise.

Ce coup d’éclat a surtout marqué le début d’une longue série de succès en mer, qui contrastent avec les difficultés auxquelles les forces ukrainiennes font face sur le front terrestre. Ces victoires sont d’autant plus spectaculaires que ces dernières sont presque dépourvues de marine. “Beaucoup de nos navires avaient été capturés par la Russie lors de l’invasion de la Crimée en 2014, retrace Mykhailo Gonchar, président de l’institut ukrainien Centre for Global Studies Strategy XXI. En 2022, il ne nous restait qu’une poignée de petits bateaux mal équipés. Mais le travail de nos ingénieurs et l’aide de nos alliés nous a permis de nous doter de drones et de missiles qui ont causé des pertes catastrophiques à la marine russe.” Malgré des moyens bien supérieurs, celle-ci a perdu plus d’une vingtaine de navires, soit 30 % de sa flotte de la mer Noire.

La marine russe éjectée de la côte

Lors de sa dernière frappe en date, le 24 mars, dans le port de Sébastopol, l’armée ukrainienne a, dit-elle, touché quatre vaisseaux russes. “Outre les grands navires amphibies Yamal et Azov, les forces de défense ukrainiennes ont frappé le navire de reconnaissance Ivan Khours et le grand navire amphibie Kostyantyn Olchansky”, s’est félicitée la marine ukrainienne trois jours plus tard. Il ne fait plus bon naviguer en mer Noire pour les bateaux russes. Vingt jours auparavant, le patrouilleur Sergueï Kotov était détruit par plusieurs drones de surface ukrainiens à proximité du détroit de Kertch. “La guerre en Ukraine a mis en lumière un phénomène nouveau : même sans bateaux, il est désormais possible de contrôler la mer jusqu’à une distance de 200 à 300 kilomètres des côtes, souligne l’ancien amiral Pascal Ausseur, aujourd’hui directeur général de la Fondation méditerranéenne d’études stratégiques. La démocratisation des moyens de détection et de frappe des navires adverses – grâce à des radars, des drones et des missiles peu coûteux – a complètement changé la donne.”

Les Russes l’ont appris à leurs dépens. Après avoir pris le contrôle de l’île des Serpents au premier jour de l’invasion, la marine russe n’a eu d’autre choix que de se replier le 30 juin 2022. En cause : la multiplication des frappes ukrainiennes sur ce bout de terre au nord-ouest de la mer Noire et l’incapacité des navires russes à le réapprovisionner face à la menace des missiles antinavires ukrainiens. “C’était un événement précurseur des difficultés qu’allait rencontrer la marine russe”, observe Jérémy Bachelier, chercheur au Centre des Etudes de Sécurité de l’Ifri. Dès le début du conflit, Kiev a pu appuyer sa défense côtière sur le missile antinavire Neptune, d’une portée de 300 kilomètres et développé par ses soins. Avant d’enrichir son arsenal avec toute une panoplie de drones pouvant frapper par les airs, ou sur mer – à l’image du Sea Baby, un engin sans pilote se déplaçant à la surface de l’eau et capable d’emporter jusqu’à 850 kilos d’explosifs à 1 000 kilomètres de distance.

Selon l’armée ukrainienne, ce modèle aurait été utilisé pour frapper le très stratégique pont de Kertch, en juillet 2023. Un an plus tôt, l’ouvrage avait déjà été la cible d’une première attaque au camion piégé, perturbant les flux logistiques vers la péninsule pendant plusieurs semaines. “On peut raisonnablement s’attendre à une troisième frappe dans les mois ou années à venir, jauge Jérémy Bachelier. Pour Moscou, il est à la fois symbolique politiquement et précieux pour approvisionner la Crimée.” Sa destruction constituerait un moyen d’isoler la péninsule et d’affaiblir les forces présentes dans le sud de l’Ukraine.

Photo des dégâts causés au pont de Kertch, après l’attaque ukrainienne du 17 juillet 2023

Déjà, grâce à ses frappes à distance, Kiev a réussi à repousser la marine russe loin de ses côtes. Et relancer, dans la foulée, son trafic maritime. En dépit de la tentative de blocus des ports ukrainiens par la Russie et son retrait de l’accord céréalier en juillet 2023, l’Ukraine parvient aujourd’hui à exporter chaque mois plus de 5 millions de tonnes de grains via la mer Noire. “La situation est proche de celle que nous connaissions avant le début du conflit [soit 6 millions de tonnes, NDLR]. Nos principaux ports, dont celui d’Odessa, sont aujourd’hui ouverts au transit vers le détroit du Bosphore”, commente Mykhailo Gonchar. Un enjeu primordial pour l’Ukraine – près de 90 % de ses exportations de denrées agricoles se font par bateaux.

Une flotte russe “décimée”

Les pertes enregistrées par la flotte russe ont aussi éloigné le scénario d’une offensive depuis la mer. “Les navires de classe Ropucha, qui servent à mener des opérations amphibies, ont été décimés, pointe Jérémy Bachelier. Il est difficile d’imaginer une opération de débarquement à Odessa ou ailleurs sur la côte.” En outre, les Russes ne peuvent pas faire venir de renforts de leurs autres flottes (Nord, Baltique et Pacifique) en raison du blocage des détroits des Dardanelles et du Bosphore par la Turquie depuis le début du conflit. Résultat, “la marine russe, qui aurait vocation à participer de façon intensive à cette guerre, en est incapable, résume l’amiral Ausseur. Les frappes depuis la mer sont quasi-inexistantes face aux risques qui pèsent sur les navires s’approchant des côtes.”

Pour les Russes, le danger rôde aussi au-dessus de la mer d’Azov, où deux de leurs rares avions de commandement A-50 ont été abattus par l’armée de l’air ukrainienne en janvier et février 2024. Plus au sud, la livraison de missiles à longue portée Scalp et Storm Shadow par la France et le Royaume-Uni, à partir du printemps 2023, a permis à Kiev de multiplier les frappes en Crimée. Le 22 septembre 2023, le QG de la flotte russe de la mer Noire a été touché par une salve d’engins. Neuf jours plus tôt, un sous-marin et un navire de débarquement étaient détruits en cale sèche.

Pour s’en prémunir, la Russie a été contrainte de déplacer certains de ses navires de Sébastopol – sa base historique depuis 1783 – vers le port de Novorossisk, dans la partie orientale de la mer Noire. La marine russe ne gagne pas au change. “Le port de Sébastopol avait l’avantage d’être situé au cœur de la mer Noire et de bénéficier d’une baie profonde, idéale pour y stationner des navires de guerre, détaille Jérémy Bachelier. Il jouissait également de nombreuses infrastructures portuaires, qui ne sont pas aussi développées à Novorossisk.”

Cet éloignement n’empêche, en outre, pas les attaques. Malgré les quelque 700 kilomètres séparant le port des côtes ukrainiennes, le navire de débarquement Olenegorski Gorniak y a été sévèrement endommagé le 4 août par un drone de surface ukrainien. Pour éloigner encore un peu plus sa flotte, Moscou a entrepris la construction d’une base navale à Otchamtchiré, dans la province séparatiste d’Abkhazie, en Géorgie. “Les Russes ont conscience que même Novorossisk sera de plus en plus menacé, souligne l’amiral Ausseur. Ce n’est qu’une question de temps.” Face à cette débâcle, Vladimir Poutine a nommé le 2 avril un nouveau commandant à la tête de sa flotte en mer Noire – le troisième depuis le début du conflit. Espérant, cette fois, éviter le naufrage.

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