Hydrogène vert : pour la filière française, le difficile retour à la réalité

Hydrogène vert : pour la filière française, le difficile retour à la réalité

A l’entrée de la vaste zone industrielle, scindée en deux par une large voie bitumée, le vent rabat une odeur douceâtre de gaufre. Une manière de rappeler aux visiteurs qu’ils sont bien arrivés en territoire belge. Et plus précisément à Herentals, petite ville à l’est d’Anvers. C’est là que l’équipementier automobile français Plastic Omnium produit une partie des 18 millions de réservoirs pour voitures thermiques qu’il écoule chaque année à travers le monde.

Mais depuis des mois, l’usine est en pleine refonte. Les machines, qui gonflent comme des baudruches ces grandes pièces en plastique, ont été priées de se retirer au fond de l’atelier. Place à des robots capables de dérouler des kilomètres de fibre de carbone pour emmailloter des réservoirs d’un nouveau genre : ceux des véhicules à hydrogène. Laurent Carme, en charge des opérations de la division “nouvelles énergies”, en est convaincu : la petite molécule est promise à un avenir certain dans la mobilité.

Et il n’est pas le seul à le penser. Transport terrestre, aérien, maritime, industries lourdes comme la chimie et l’acier… Sur le papier, le potentiel de décarbonation de l’hydrogène est immense. Utilisé de longue date comme matière de base dans l’industrie – dans sa version grise, forte en CO2 –, il apparaît aussi comme un vecteur énergétique prometteur quand il est vert. Sa production par électrolyse de l’eau avec de l’électricité renouvelable émet uniquement de l’oxygène. Et les véhicules qui l’utilisent ne rejettent que de l’eau.

Une économie de l’hydrogène sur les territoires

Il n’en fallait pas plus pour que l’Europe et la France bondissent sur ce gaz miraculeux. Pour éviter de répéter le fiasco de la filière du photovoltaïque, partie en Chine et dont la timide renaissance est bousculée par l’Inflation Reduction Act américain, et faire émerger une filière de l’électrolyse, Bruxelles a remis au pot à la mi-février, avec un troisième Projet important d’intérêt européen commun (Piiec). Le total des aides pourra atteindre jusqu’à 6,9 milliards d’euros.

Dès 2020, Paris a dégainé un plan à 7 milliards d’euros. Avec une priorité : décarboner l’industrie en troquant l’hydrogène gris par du vert et en changeant les méthodes de production, comme dans l’acier. Adossée aux aides européennes, l’initiative a fait émerger une foule de projets, jusque dans la mobilité. De Laurent Wauquiez en région Auvergne-Rhône-Alpes à Alain Rousset en Nouvelle-Aquitaine, des élus ont mis aussi le paquet pour créer “une économie de l’hydrogène” sur leurs territoires.

Mais ces derniers mois, l’euphorie suscitée par ce gaz aux airs de Graal est retombée. “Il y a eu un certain emballement sur le sujet ces dernières années, avec des promesses auto-entretenues par quelques acteurs. Maintenant que les technologies arrivent à maturité, se posent naturellement des questions de coût, d’applications, de réalité des marchés”, convient Luc Bodineau, coordinateur du programme hydrogène à l’Agence de l’environnement et de la maîtrise de l’énergie (Ademe). Même son de cloche du côté de France Hydrogène. “La filière est sur le point de traverser la vallée de la mort. Elle se heurte aux réalités techniques, mais aussi à l’inflation et à un manque de visibilité sur le prix de l’électricité”, reconnaît son président, Philippe Boucly.

Des marges de progrès pour les électrolyseurs

Le passage à l’échelle industrielle de la filière hydrogène promet d’être mouvementé. Dans sa stratégie révisée, l’Etat fixe un objectif de 6,5 gigawatts (GW) de capacité de production d’hydrogène vert d’ici à 2030. La marche à franchir est énorme. Selon France Hydrogène, seulement 300 mégawatts (MW) de projets sont en opération, en construction, ou ont reçu une décision finale d’investissement. La sortie de terre des projets n’est pas le seul enjeu. Très demandeur en électricité, l’hydrogène pourrait représenter de 10 à 20 % de la consommation finale d’énergie en France à l’horizon 2050. D’où l’urgence d’arbitrer sur la part accordée à la molécule dans la production d’énergies renouvelables.

“La trajectoire soutenable en termes de production d’hydrogène vert nous astreint à aller là où il y a beaucoup d’énergie et où elle est la moins chère”, prévient Matthieu Guesné, PDG de Lhyfe. D’où le fait que l’entreprise nantaise se tourne vers l’éolien. Sa solution se trouve à plus de 100 kilomètres des côtes, là où les gisements de vent sont les plus importants. “Mais aujourd’hui, on fait des éoliennes à 25 kilomètres des côtes pour des questions de coût de raccordement, car le câble coûte très cher. Cependant, un tuyau transportant du gaz sera beaucoup moins onéreux”, parie Lhyfe, qui entend développer des électrolyseurs flottants.

Lesquels ont aussi leur lot de défis à relever : en tête, leur rendement. Les plus ambitieux promettent de fournir jusqu’à 20 000 tonnes d’hydrogène vert par an. Mais les contraintes techniques restent nombreuses, notamment dans la gestion de la puissance fournie par les parcs renouvelables. “Il existe des marges de progrès en matière de rendement liées à la technologie des électrodes ou à l’augmentation de la taille des équipements”, reconnaît Jean-Baptiste Lucas, le patron de McPhy, spécialiste des équipements de production et distribution d’hydrogène.

Une demande moins pléthorique

Passer à l’hydrogène vert a aussi un prix. En comparaison de la production par vaporeformage, l’électrolyse coûte environ trois à six fois plus cher. Or, l’électricité représente plus de la moitié des coûts. Problème : “Le manque de visibilité actuel ne pousse pas les futurs consommateurs d’hydrogène à s’engager”, regrette Philippe Boucly, selon qui un prix compétitif pour l’industrie devra tourner autour des 40 euros du mégawattheure – un seuil inférieur à celui des coûts de production d’EDF. Le représentant de la filière espère que la facture pourra être abaissée grâce aux mécanismes de compensation carbone, ou à des rémunérations sur la capacité d’effacement des électrolyseurs du réseau électrique.

Dans le même temps, la filière de l’hydrogène décarboné doit composer avec une demande en plein bouleversement, et certainement moins pléthorique qu’attendue. Dans l’automobile, l’hydrogène semble avoir fait long feu. Les ventes mondiales de voitures à hydrogène se sont écroulées de 27 % entre janvier et novembre 2023 par rapport à 2022, selon le cabinet SNE Research. “C’est le signe que ces véhicules ne répondent pas à un réel besoin. C’est de l’électrique, en plus compliqué. Sachant que, dans le même temps, les batteries ont progressé plus vite qu’on l’avait anticipé”, tranche Loïc Bonifacio, ingénieur et consultant indépendant.

A tel point que même dans le transport lourd – auquel la filière croit beaucoup pour faire décoller le marché –, la concurrence des batteries se fait plus pressante. De quoi pousser certaines collectivités à réévaluer leurs besoins en bus et trains. Côté industrie, des renoncements se font jour. A Rodez, l’usine de Bosch ne produira pas de systèmes pour le transport frigorifique. “Notre engagement dans l’économie de l’hydrogène reste fort [NDLR : Bosch prévoit d’investir 2,5 milliards d’euros jusqu’en 2026], mais le marché tend à se décaler en Europe. Faute d’équation économique fiable, nous avons décidé de suspendre le projet”, justifie une porte-parole. Le déploiement du site aveyronnais sur d’autres maillons de la chaîne, comme les piles à combustible, n’est pas à l’ordre du jour. Ce qui ravive le spectre de sa fermeture.

La question des importations

Si l’intérêt pour l’hydrogène vert ne se dément pas, les projets doivent décoller. Dans le maritime, les navires fonctionnant au méthanol en sont à leurs premiers bains, et ceux à l’ammoniac, à leurs balbutiements. A Fos-sur-Mer, les représentants de GravitHy sont convaincus que les besoins dans l’industrie sidérurgique sont, eux, bel et bien là. La réglementation les y aide. “Nous discutons avec de nombreux clients. La demande est forte en fer décarboné : c’est la seule alternative disponible pour réduire les émissions de CO2 de l’acier”, insiste la directrice de la croissance, Alice Vieillefosse.

Cependant, GravitHy estime à 200 euros le surcoût d’une tonne de son fer vert. Un défi d’autant plus important que le revirement de l’exécutif sur les importations pourrait exposer le tissu tricolore naissant à une concurrence féroce. Encore plus si les produits déjà transformés, comme l’ammoniac, finissent par remplacer le transport d’hydrogène, réputé difficile. “Les importations répondent aux questions de coûts et d’efficacité, mais elles se heurtent aux enjeux de souveraineté. C’est prendre le risque d’accroître notre dépendance et de finir avec des actifs échoués”, alerte Luc Bodineau. Un sacré casse-tête en perspective.

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