Inès Reg – Natasha St-Pier : les cinq enseignements d’un clash très politique

Inès Reg – Natasha St-Pier : les cinq enseignements d’un clash très politique

Des voix qui s’élèvent, des esprits qui s’échauffent. Une famille – parents dans la cinquantaine, fille dans la vingtaine – qui, sur le quai de la gare d’une ville moyenne loin de Paris, se déchire. Objet de leur discorde : le “clash” entre Inès Reg et Natasha St-Pier. Une polémique comme seule la télévision – et la politique – aujourd’hui peut en produire. Pour ceux qui auraient manqué un ou plusieurs épisodes, en voici le résumé : Danse avec les stars, programme phare de TF1, DALS pour les intimes, réunit cette année notamment l’humoriste Inès Reg et la chanteuse Natasha St-Pier. Lors d’une répétition filmée le 31 janvier 2024 (mais non diffusée par la chaîne), Inès Reg aurait prié Natasha St-Pier et son entraîneur, le danseur Anthony Colette, de baisser le volume de leur musique. Après une discussion vive, la chanteuse aurait traité l’humoriste de “petite salo…” avant de lui présenter ses excuses, expliquant avoir cru qu’il s’agissait d’une “séquence”, c’est-à-dire de jouer une dispute pour les caméras.

L’incident, révélé par le journaliste indépendant Clément Garin le 16 mars sur le réseau social X, prend une autre tournure quand le journal Le Parisien révèle le 21 mars que Natasha St-Pier a déposé une main courante contre Inès Reg. L’affaire rebondit ensuite sur Instagram où Inès Reg publie une vidéo de 47 minutes, à laquelle Natasha St-Pier réagit en publiant elle aussi plusieurs longues minutes d’explication. Incommunicabilité exacerbée : on explique, on pleure, on s’émeut devant sa caméra et ses followers au lieu d’échanger entre personnes concernées. La chanteuse affirme d’ailleurs avoir proposé plusieurs rencontres à la comédienne qui les aurait toujours refusées, exigeant même de ne plus la croiser dans les coulisses de l’émission. Alors, quand le dialogue se rompt mais que la notoriété et l’attention portée à l’image de soi imposent qu’on défende sa vérité, on use de ce canal direct qu’est Internet. Deux banales “stories” Instagram… et voici réactivés, grâce à celles que Philippe Muray aurait crûment qualifiées de “fausses idoles médiatiques”, les clivages, les radicalités, les fractures françaises, bref tous les maux de l’époque.

Choisis ton camp, camarade, et je te dirai qui tu es, ou presque. C’est ce qui frappe dans cette controverse en apparence superficielle : “Le règne du vide qui va polariser”, pique Asma Mhalla, docteure en science politique, spécialiste des enjeux politiques et géopolitiques en technologie, interviewée dans l’émission Clique. Révolue l’ère de la bataille des idées sur fond de guerre et de textes engagés, désormais l’époque transforme en combat identitaire les coulisses d’une émission de divertissement. Adieu Sartre et Aron, bonjour Reg et St-Pier. Identité contre identité, parce que les protagonistes sont, chacune à leur façon, les représentantes de “communautés”. D’ailleurs, Inès Reg le formule de façon limpide dans sa vidéo : “Je suis une petite nana de 31 ans qui habite dans le 93 et qui est d’origine algérienne. Je suis la jeune de l’histoire. Je suis l’arabe de l’histoire. Et je suis la nana du 93 de cette histoire.” Donc la victime idéale, à ses yeux, “la perdante de l’histoire”, selon ses mots. Face à elle, Natasha St-Pier, canadienne, 43 ans, maman d’un petit garçon, ne prend pas le temps de se définir dans ses publications mais incarne de fait la femme blanche, plus âgée, donc a priori favorisée.

“Caillera” versus “Karen”

L’opposition sur les réseaux sociaux des stéréotypes de la “fille de cité”, voire de la “caillera” [pour “racaille”], et de “la Karen” (nous reviendrons sur ce terme) nous montre combien ces clichés sont largement diffusés dans l’imaginaire collectif et la société et sont donc immédiatement mobilisables et activables au moindre fait divers ou sur une affaire de ce type. Ces schèmes interprétatifs sont très puissants et beaucoup de nos concitoyens s’en saisissent pour appréhender une actualité ou un événement. Cela avait été notamment le cas lors du drame de Crépol. La grille de lecture spontanément mobilisée avait été celle de l’affrontement entre une bande de jeunes de cités issus de l’immigration (du quartier de la Monnaie à Romans-sur-Isère) et des jeunes blancs de la France des villages et des pavillons. Soit la déclinaison masculine de la grille de lecture plaquée sur le “clash” entre les deux participantes de l’émission.

Insuffisant cependant pour que la polémique soit récupérée par l’extrême droite et l’extrême gauche, comme on aurait pu l’imaginer. Un coup d’œil aux chiffres des différents réseaux sociaux permet de constater, d’après une analyse menée par Jocelyn Munoz et Camille Collet de Deep Opinion, que les commentaires et réactions suscités par cette dispute restent proches des chiffres habituellement observés pour Danse avec les stars : 41 000 publications (tweets, posts Facebook, Instagram, articles, etc.) contre 39 000 mentions entre le 13 et le 19 février pour le lancement de l’édition DALS 2024. De quoi conclure que cette controverse, aussi passionnante soit-elle, mobilise essentiellement les téléspectateurs de l’émission, sans déborder dans des sphères plus politiques ?

La Karen : symptôme supplémentaire de l’américanisation de notre référentiel culturel

Arrêtons-nous à ce stade sur le terme de “Karen” que de nombreux posts et commentaires sur les réseaux sociaux ont employé pour dénigrer Natasha St-Pier. Cette expression qui s’est peu à peu diffusée dans la pop culture contemporaine nous vient des États-Unis (on constate ici une nouvelle fois la profondeur et l’ampleur de l’américanisation de la société française). Outre-Atlantique, une “Karen” désigne péjorativement une femme de la classe moyenne blanche, vivant dans les suburbs (on pense à la série Desperate Housewives), souvent en colère, stressée, parlant mal aux employés dans les magasins, volontiers agressive et se sentant menacée à la moindre interaction avec une personne afro-africaine. Le 25 mai 2020 à Central Park à New York, une altercation avait opposé une femme blanche et un Afro-Américain qui lui demandait poliment de tenir son chien en laisse. Se sentant menacée, la femme avait immédiatement appelé la police pour demander indûment une intervention des forces de l’ordre. La scène, illustrant de manière archétypale la xénophobie d’une partie de la société américaine, avait été filmée par le promeneur afro-américain qui la diffusa sur les réseaux sociaux. Cette scène se déroulant le jour de l’assassinat de George Floyd par des policiers (événement qui donna plus de visibilité au mouvement “Black Lives Matter”) sera visionnée plus de 40 millions de fois et restera dans les mémoires américaines sous le nom de “la Karen de Central Park”.

Si les mouvements comme “Black Lives Matter” (qui ont traversé l’Atlantique et constituent aujourd’hui l’ossature idéologique des militants décoloniaux hexagonaux) utilisent également le stéréotype de “la Karen”, ce dernier a manifestement été repris dans des cercles beaucoup plus larges, participant ainsi à l’installation en France d’un référentiel multiculturel conflictuel, dont l’affaire Reg/St-Pier constitue une nouvelle illustration.

Génération offensée contre génération privilégiée

Au clivage ethnoculturel s’ajoute le clivage générationnel. “C’est une maman”, énonce à plusieurs reprises Inès Reg pour qualifier Natasha St-Pier. Elles n’ont que douze ans d’écart mais, à entendre l’humoriste, il semble que plusieurs décennies les séparent. “Je me considère comme une enfant”, énonce même celle qui est pourtant trentenaire. Le mot n’est pas prononcé par l’intéressée mais il fleurit sur les réseaux sociaux : la chanteuse canadienne a tout de la “boomer” inconsciente de ses privilèges et de son statut d’oppresseure.

Entre les lignes apparaît alors l’histoire de deux sensibilités. Celle d’une jeune femme, figure de proue de ce que Caroline Fourest appelle la “génération offensée”, pour qui la moindre griffure semble perçue comme un lynchage – “ça m’a fait tellement mal. […] c’est grave ce qui s’est passé. […] Je me suis effondrée”, dit Inès Reg, dont la voix, à plusieurs reprises, se brise dans ses vidéos Instagram. Et celle d’une quadra qui a, selon ses détracteurs, le loisir de prendre avec plus de recul et de légèreté l’affaire puisque le système, encore aux mains des fameux “boomers”, serait par définition plutôt de son côté. Génération privilégiée, en somme. Et sa mise à pied d’une durée de trois jours, décidée par la production de DALS, ne suffit pas à modifier le point de vue de ses contempteurs.

Victime absolue sinon rien

En 2014, dans un texte publié dans Vanity Fair, l’écrivain américain Bret Easton Ellis disséquait avec une distance mordante la jeunesse qu’il surnommait tendrement “génération Chochotte”. “Elle réagit en sombrant dans la sentimentalité et en créant des récits de victimes au lieu de reconnaître les réalités du monde, de les affronter, de les digérer pour aller de l’avant, mal préparée à se débrouiller dans un monde souvent hostile ou indifférent qui se moque que vous existiez ou pas”. Et, aurait-il pu ajouter, ces récits de victimes débarrassés de la complexité du monde doivent être chimiquement purs. À peine Inès Reg a-t-elle exprimé sa peine et son malaise qu’elle en fait l’expérience, se voyant reprocher d’être “une artiste TF1” sous prétexte que la production aurait pris fait et cause pour elle. La voici contrainte de jurer à sa “communauté” (celle des réseaux sociaux, ses fans) face caméra qu’elle possède son propre producteur, sa propre équipe… Pourquoi “être une artiste TF1” serait si grave ? Parce qu’il s’agit là de la contradiction fatale : celui ou celle qui aujourd’hui endosse le rôle de victime ne peut être dans le même temps soutenu par les puissants.

La dialectique entre médias traditionnels et réseaux sociaux

C’est le journaliste Clément Garin qui le premier a révélé l’altercation, information reprise quelques jours plus tard par Le Parisien. La parution de cet article a en retour immédiatement généré des réactions sur les réseaux sociaux avec notamment les prises de parole des deux protagonistes et de leurs fans et soutiens.

L’ampleur du buzz sur la toile a généré en retour de nouveaux articles dans la presse et des mentions de l’affaire sur certaines radios et chaînes de télévision, qui ont à leur tour alimenté les commentaires et la dispute des deux camps sur les réseaux sociaux. Cyril Hanouna, suivant en temps réel l’activité sur les réseaux sociaux, cette veille lui servant à détecter les sujets du moment pour préparer ses émissions, a rapidement traité de l’affaire et choisi de soutenir Natasha St-Pier. Cette prise de position de l’animateur a de nouveau suscité des réactions sur les réseaux sociaux.

Pour tenter de stopper cet emballement et de ne pas alimenter la polémique, TF1 a décidé de ne pas diffuser des images de l’altercation entre les deux femmes. Précisément parce que Danse avec les stars est une émission familiale qui doit le rester, la chaîne choisit de garder pour elle la vidéo du clash. Le journaliste Clément Garin assure même sur X que les bandes-vidéo ont été enfermées dans un coffre afin d’éviter toute fuite. Si la décision de TF1 paraît tout à fait sensée et qu’elle a manifestement contribué à éteindre l’incendie (le nombre de commentaires sur les réseaux sociaux ayant fortement décru après la diffusion de l’épisode de DALS du 29 mars), elle a paradoxalement alimenté la polémique chez certains. Puisque personne en dehors de la direction de la chaîne n’a vu la séquence, personne ne peut trancher. Le public ne peut se faire l’arbitre des élégances, encore moins le juge de paix. “Sortez cette vidéo une bonne fois pour toutes !”, exhorte une internaute sur X. Quand ne pas voir et ne pas savoir devient insupportable.

De DALS à La Fièvre : comme une mise en abyme

Dans Baron noir, Éric Benzekri avait déjà fait montre de sa capacité de prémonition. Diffusée avant l’accession au pouvoir d’Emmanuel Macron, la série mettait ainsi en scène l’effondrement des partis traditionnels et la victoire d’une candidate techno, issue des rangs du Parti socialiste (PS) et l’emportant en incarnant le dépassement du vieux clivage gauche/droite. Autre effet de miroir et d’anticipation, dans un épisode d’une des saisons, la nouvelle présidente de la République recevait une gifle, scène qu’Emmanuel Macron allait lui-même vivre plus tard en juin 2021 lors d’un déplacement en province.

Toutes choses étant égales par ailleurs, la récente affaire entre Inès Reg et Natasha St-Pier n’est pas, à son tour, sans rappeler la scène inaugurale de la nouvelle série d’Éric Benzekri, La Fièvre, dans laquelle on assiste à un clash entre un footballeur noir et son entraîneur blanc, en pleine cérémonie retransmise à la télévision. Benzekri décrit parfaitement la mécanique de l’emballement entre réseaux sociaux et médias traditionnels. Après avoir alimenté une campagne sur les réseaux sociaux, Marie Kinsky, passionaria ultra-droitière et l’une des figures principales de la série, se rend ainsi sur le plateau de Cyril Hanouna.

Marie Kinsky voit dans le coup de tête donné par le footballeur à son entraîneur, un “11-Septembre de leur vivre-ensemble”. On reconnaît là le sens de la formule du scénariste, mais l’effet déflagrateur de la scène inaugurale de la série n’est pas sans faire écho à l’altercation St-Pier/Reg. Le clash et ses suites sont en effet venus percuter un programme phare de TF1, qui met en scène et en musique le vivre-ensemble et la bonne entente entre des personnes et des stars issues de différents milieux et horizons.

Le récit même de l’altercation initiale nous fait quitter l’univers des paillettes et des plateaux de télévision et ramène à la banalité d’une scène de la vie quotidienne. Une remarque à propos du volume sonore trop élevé, un mot déplacé… La projection instantanée est celle de la querelle de palier avec un voisin se plaignant du bruit. Ensuite, tandis qu’en plateau et en interview les participants à l’émission “feel good” célèbrent les liens très forts qui soudent la “DALS family”, en coulisses le ton monte avec rapidement des clichés xénophobes, puis des menaces.

Dans La Fièvre, l’agression de l’entraîneur par un joueur place le club de football dans de grosses difficultés financières. Du fait de son geste, la cote de la star du ballon rond chute, or il est l’un des principaux actifs financiers du club, qui voit sa valorisation baisser suite à cette affaire. De la même façon, l’altercation entre Natasha St-Pier et Inès Reg vient affecter une grosse production de TF1 sur laquelle les enjeux commerciaux et financiers sont importants, comme en témoignent les audiences.

La Fièvre comme ce clash viennent rappeler que, dans notre société où le divertissement a pris une place centrale, le football et l’entertainment télévisuel sont devenus des activités hautement capitalistiques et des secteurs économiques à part entière, dont le bon fonctionnement doit être perturbé le moins possible par des scandales ou des affaires.

Pour sa défense, Natasha St-Pier explique qu’elle a insulté Inès Reg car elle pensait qu’il s’agissait de jouer et de tourner une saynète décalée, qui servirait ensuite dans le montage de l’émission. L’emploi du terme de “salope” lui serait venu en référence à une scène de l’émission Pékin Express dans laquelle Valérie Trierweiler traitait de la sorte Inès Reg. Il s’agissait donc d’après Natasha St-Pier d’un clin d’œil. Sans mettre en doute sa parole, on imagine comment, à l’instar des consultants de la société Kairos dans La Fièvre, des communicants sont venus coacher en urgence la chanteuse canadienne et la conseiller dans la construction de ce qu’on appelle désormais son narratif. Plus globalement, on voit ici comment l’univers de la téléréalité a produit au fil du temps ses propres codes et moments cultes. Les personnages comme les références circulent d’un programme à un autre, d’une chaîne à une autre et participent à la création d’un monde commun. Les frontières de ce monde ne sont pas étanches. Des personnalités comme Valérie Trierweiler ou des chanteurs ou sportifs sur le retour peuvent y faire leur entrée. Inversement, de jeunes figurants y ayant acquis un petit capital de notoriété vont ensuite essayer de le faire fructifier en devenant influenceurs sur les réseaux sociaux ou bien dans des talk-shows, où ils côtoieront, dans un curieux mélange des genres, des journalistes, des politiques et des artistes, illustration d’une forme de perte de repères et de grande “déglingue”, terme revenant à plusieurs reprises dans La Fièvre.

* Le politologue Jérôme Fourquet, directeur du département opinion et stratégies d’entreprise de l’Ifop, a publié La France d’après (Seuil).

Leave a Reply

Your email address will not be published. Required fields are marked *