Invader : son business, ses fans, la Lune… Les confidences de la star du street art

Invader : son business, ses fans, la Lune… Les confidences de la star du street art

L’adresse se transmet comme un secret, du bout des lèvres. Presque un cadeau à celui qui saura l’apprécier. Le croisement de la rue du Bac et de la rue de Grenelle. En un clin d’œil, nous y voilà, au cœur du très prisé VIIe arrondissement de Paris : un bel alignement de façades blondes haussmanniennes, une brasserie chic. Dans un angle du carrefour, une pharmacie toise une supérette de quartier. En face, une droguerie branchée où le savon noir coûte aussi cher qu’une bouteille de bourgogne aligoté. Il faut lever la tête, humer l’air, laisser le regard dériver pour accrocher enfin une touche de couleur. Là, une grande mosaïque dans les tons brun et vert sapin – un symbole peace and love géant – s’étale sur le mur ardoise, quelques mètres au-dessus d’un trou béant entouré de barrières de chantier, comme il en pullule dans la capitale. Nom de code : PA_1499, pour la 1 499e œuvre parisienne de l’artiste français de street art le plus connu au monde.

Dans la nuit du 16 au 17 janvier, alors qu’un voile neigeux glaçait les trottoirs parisiens, Invader s’est livré à sa dernière opération commando : pas d’autorisation, une grande échelle plaquée contre le mur, et le voici en train de coller à toute vitesse des carreaux de céramique, pour accoucher de l’une de ces fresques murales qui ont fait, au fil des années, sa notoriété. Presque une récréation avant la très grande exposition qu’il inaugurera à la mi-février dans les anciens locaux désaffectés du journal Libération : 3 500 mètres carrés, sur 9 plateaux. Sur chacun d’entre eux, une scénographie à part. “C’est très rare pour un artiste d’avoir carte blanche sur un aussi grand espace” nous confie-t-il.

Space Invader

Le culte du secret nourrit sa légende

Invader est aujourd’hui l’un des artistes d’art urbain les plus cotés au monde avec Banksy ou Shepard Fairey. Les collectionneurs s’arrachent à prix d’or ses mosaïques dans les ventes aux enchères des grandes maisons, tandis que ses œuvres faites d’empilement de Rubik’s Cube s’échangent plusieurs centaines de milliers d’euros. Comme son alter ego Banksy – les deux hommes sont nés artistiquement à la même époque –, il cultive son anonymat. Que sait-on au juste de l’homme ? Un nom, Franck Slama. Une année de naissance, 1969, à Paris. Le reste, rien. Depuis une dizaine d’années, il n’assiste à aucun de ses vernissages, n’accorde aucune interview à visage découvert. Lors de ses rares interventions publiques, il apparaît masqué, un jour en ninja, en autre dieu égyptien. Parfois entièrement déguisé en cosmonaute.

Notre entretien s’est fait au téléphone – un numéro… masqué. Un culte du secret qui nourrit la légende. “Comme les graffeurs au début du street art, j’ai pris un pseudo et je me suis pris au jeu du personnage”, répond-il. Ses contempteurs l’accusent d’être un as du marketing. Les plus pragmatiques soulignent qu’il a tout compris de l’intérêt à cultiver la rareté, tout pigé à la loi d’airain de l’offre et de la demande. Ses adeptes répondent qu’Invader n’est pas seulement un artiste. “C’est un concept”, explique Magda Danysz, galeriste et commissaire d’exposition. Un système, aussi, dans lequel il faut accepter de se couler, d’appréhender le langage, les codes, pour prendre réellement conscience de la complexité de son œuvre.

Depuis 1996 et sa première petite mosaïque collée sur un mur près de la Bastille, il a “envahi” la planète : à ce jour, on dénombre 4 168 fresques réparties dans 83 pays. A Paris, son berceau, mais aussi à Londres, Rome, Tokyo, Los Angeles, New York, Séoul… ; sur un temple au Bhoutan ; sur le mythique panneau Hollywood ; à Potosi, une bourgade nichée à 4 000 mètres d’altitude en Bolivie ; au fond des mers ou dans la station spatiale internationale, la petite mosaïque soigneusement emballée dans une poche hermétique… et même dans quelques recoins du Louvre. “Je suis le seul artiste vivant exposé là-bas”, s’amuse-t-il.

Certaines de ses œuvres ont disparu, d’autres ont été volées. En décembre, il a gagné le procès l’opposant à une bande de pieds nickelés déguisés en agents de la mairie de Paris qui, en 2017, avaient subtilisé une dizaine de ses mosaïques. Aucune d’entre elles n’a été retrouvée – elles auraient été jetées à la décharge –, mais la justice a dû trancher le vide juridique : peut-on qualifier de vol le décrochage d’un objet placé illégalement dans le domaine public ? Les lascars ont finalement écopé de dix mois de prison avec sursis et 5 000 euros d’amende.

Un art gratuit, décliné dans le monde marchand

A l’origine du travail d’Invader, un pont entre le virtuel et le réel. Dans les années 1980, ado, il passe ses soirées à jouer à Space Invaders sur sa console Atari. “Adulte, il a libéré dans le monde réel les personnages du jeu”, explique Nicolas Laugero Lasserre, cofondateur de fluctuart et directeur de l’Icart, école du management de la culture et du marché de l’art.

Un art de rue, gratuit, visible de tous, qu’il prolonge habilement dans le monde marchand. Pour 10 % de ses mosaïques, il a créé un jumeau, un “alias”, encapsulé dans une coque en plexiglas avec au verso sa carte d’identité, la photo et la localisation exacte de l’original, la date d’installation. Sont venus ensuite les “kits d’invasion” : “Au départ, de simples goodies qui permettaient à tous de participer à l’opération”, explique-t-il. Puis des ouvrages – des guides pour chaque ville -, des cartes numérotées. Obsessionnel et perfectionniste, il contrôle chaque photo ou texte, publie les livres avec sa propre société d’édition. Sur les premiers tirages, des mosaïques uniques ornent la couverture.

Plus de 320 000 joueurs dans le monde

Et, pour boucler la boucle, il y a l’appli FlashInvaders. Deux ans avant Pokémon Go, il crée en 2014 une sorte de jeu de piste numérique. Rien à gagner, juste le plaisir de dénicher l’une de ses fresques, de la flasher et, en fonction du nombre de points accordés, de grimper dans le classement mondial. FlashInvaders compte aujourd’hui plus de 320 000 joueurs sur la planète. Un jeu qui ramène vers l’art des gens qui n’auraient jamais mis les pieds dans une galerie. “C’est l’un des seuls artistes contemporains à entretenir un lien aussi étroit avec ses fans”, constate Marion Richard, spécialiste d’art urbain à la maison d’enchères Tajan. Des adeptes métamorphosés en “réactivateurs” qui interviennent clandestinement pour réparer une mosaïque abîmée, ou même la recréer entièrement avec la bénédiction de l’artiste. Olivier Truxi est de ceux-là : ce quinqua, chef de projet informatique chez Axa le jour, est réactivateur la nuit. Une passion qui l‘a mené en Bolivie ou en Corée. Sa collection personnelle ? “Quelques kits d’invasion et des livres, mais pas d’alias, ça coûte beaucoup trop cher”, soupire-t-il.

Une oeuvre street art de l’artiste français Invader sur un immeuble de Versailles, le 4 novembre 2020.

Dans un marché de l’art en pleine ébullition, les œuvres d’Invader se sont envolées ces dernières années. Rien à voir avec les débuts. Lors de sa première exposition en 1999, dans les sous-sols d’un concept store de Jean-Charles de Castelbajac, il n’en avait pas vendu une seule. Un homme a fait, en partie, sa cote : Arnaud Oliveux, commissaire-priseur chez Artcurial. C’est lui qui a créé le premier département d’art urbain d’une grande maison de vente et organisé les premières enchères. Les Invader, Banksy et autres, il les a vus naître.

Le marché décolle vraiment au début des années 2010. Depuis, les alias d’Invader s’échangent à plus de 500 000 euros, les guides d’invasion frisent les 120 000 euros suivant les séries. Quant aux petits kits d’invasion, vendus par Invader à peine une centaine d’euros il y a cinq ou six ans, ils valent aujourd’hui entre 10 000 et 30 000 euros l’unité sur le second marché. “C’est grisant et absurde à la fois. On ne m’a considéré comme un vrai artiste qu’à partir du moment où j’ai été coté. Avant, pour beaucoup, j’étais un colleur de carreaux de salle de bains.”

La suite ? L’artiste, biberonné au numérique, regarde d’un œil méfiant la mode des NFT, ces jetons virtuels dont les cours ont flambé ces trois dernières années. “J’ai été contacté par de nombreuses boîtes pour en créer, mais je ne souhaitais pas refaire ce qui avait déjà été fait, du type ’10 000 variations d’un objet créé par une IA’, ni la jouer ‘Prends l’oseille et tire-toi !’, comme certains.” L’homme vise plus haut. Thomas Pesquet, qui espère faire partie de la prochaine mission lunaire de la Nasa, lui a promis d’embarquer quelques-uns de ses carreaux. S’ils viennent égayer la Lune, Invader pourra enfin se présenter comme le premier artiste extraterrestre.

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