Jane Goodall : “Prenons conscience que les humains ne sont pas à l’abri de l’extinction”

Jane Goodall : “Prenons conscience que les humains ne sont pas à l’abri de l’extinction”

“Dès ma première rencontre avec Jane Goodall, j’ai été marquée par son sens de l’écoute et sa profonde empathie.” Ces mots sont ceux de Galitt Kenan, directrice générale du Jane Goodall Institute France, qui côtoie depuis quinze ans la célèbre éthologue et anthropologue. Rarement une personnalité scientifique n’aura fait tant l’unanimité au sein de sa communauté. Pourtant, les débuts n’ont pas été simples. En 1960, à 26 ans, elle foule le sol du Tanganyika, ce territoire qui deviendra quatre ans plus tard la Tanzanie. Sans diplôme, elle commence à étudier les chimpanzés à Gombe, sous la houlette de l’éminent paléoanthropologue Louis Leakey, rencontré lors d’un premier séjour au Kenya, en 1957. Le changement de vie est radical. La Britannique s’installe, seule, dans une jungle inhospitalière, entourée d’un groupe de primates. Le fruit de son travail sera publié dans un article de 38 pages par le magazine américain National Geographic en 1963. Ses recherches sur les rives du lac Tanganyika accouchent d’une véritable révolution.

A une époque où les ordinateurs n’existent pas encore et où le programme Apollo n’en est qu’à ses balbutiements, Jane Goodall démontre que les chimpanzés, avec qui nous partageons 98 % de notre génome, savent fabriquer et utiliser des outils, un comportement qu’on attribuait uniquement aux humains. Mieux, ses écrits avancent que ces primates ont des émotions et des interactions sociales complexes, ou encore qu’ils pleurent leurs morts. Depuis plus de soixante ans, la chercheuse et messagère de la paix – qui a une poupée Barbie à son effigie, créée par Mattel en 2022 – n’a cessé de parcourir la planète pour défendre les grands singes.

L’Express : A bientôt 90 ans, vous continuez de parcourir le monde pour défendre la planète et la biodiversité. Que vous inspirent notre époque et notre monde lorsque vous le regardez en face ?

Jane Goodall : Il faut bien dire que l’année 2024 n’a pas bien commencé, avec deux guerres majeures qui font rage en Ukraine et à Gaza, et des millions de personnes qui meurent, souffrent, se retrouvent sans abri et désespérées. Sans parler des catastrophes naturelles à la Réunion ou au Japon. Mais il existe, à côté de cela, des gens formidables avec des projets merveilleux. La nature est si résiliente, et les jeunes sont pleins d’enthousiasme et de détermination afin de rendre le monde qui les entoure meilleur pour tout le monde : les humains, les animaux et l’environnement. Tout cela est un grand motif d’espoir.

Vous êtes aujourd’hui une figure éminemment respectée dans le monde scientifique. Comment êtes-vous devenue vous-même une scientifique ? Lorsque vous regardez la jeune Jane Goodall que vous étiez, êtes-vous surprise par la femme que vous êtes devenue ?

Je suis plus que surprise de voir que je suis devenue une chercheuse connue dans le monde entier. Au départ, je ne voulais pas devenir scientifique, tout simplement parce que les femmes ne pouvaient pas en rêver quand j’étais enfant. Mais j’ai toujours été attirée par la nature et ses mystères. A 4 ans, désespérée de savoir comment les poules pondent, je me suis cachée dans un poulailler en attendant d’en être témoin. Quand je suis finalement revenue, ma mère avait appelé la police. J’avais disparu depuis des heures. Au lieu de me punir, elle a écouté attentivement mes découvertes.

Quand j’étais enfant, je rêvais d’être naturaliste. Je voulais aller en Afrique, vivre avec des animaux sauvages et écrire des livres sur eux. Mais mes parents n’avaient pas les moyens de me payer des études et, à ma majorité, j’ai enchaîné les petits boulots. En 1957, j’ai été invitée au Kenya par une amie. J’y ai rencontré celui qui deviendra mon mentor : le Dr Louis Leakey. Ce dernier m’a alors offert l’opportunité d’étudier les chimpanzés comme personne ne l’avait fait auparavant. En 1960, j’ai finalement décidé de vivre seule parmi eux, pour mieux les observer et les comprendre. Impressionné par mon travail, il m’a ensuite convaincue de m’inscrire à l’université de Cambridge. J’en suis ressortie en 1965, avec un doctorat, alors que je n’avais jamais été à la fac avant. C’était le destin.

Jane Goodall en compagnie du chimpanzé Figan, au parc national de Gombe Stream, en Tanzanie, en 1977.

Entre-temps, vous publiez en 1963 votre tout premier article de 38 pages dans le magazine américain National Geographic, qui accouchera d’une révolution dans la manière de considérer le monde animal. A l’époque, vos travaux ont suscité une vive polémique…

Quand je suis arrivée à Cambridge, j’étais déjà très nerveuse. Alors imaginez ce que j’ai ressenti lorsqu’on m’a dit que j’avais tout fait de travers. On m’a dit que les animaux avaient besoin non pas de noms mais de numéros. Que dire qu’ils avaient une personnalité et des émotions était une vue de l’esprit, car tout cela est le propre de l’humanité. Heureusement, j’ai eu un merveilleux professeur quand j’étais enfant qui m’a appris que les humains n’étaient absolument pas les seuls êtres dotés d’intelligence et d’émotions sur la planète, ni la seule espèce dans laquelle chaque individu a une personnalité distincte. Son nom était Rusty, c’était mon chien.

Pouvez-vous nous raconter votre première rencontre avec un chimpanzé ? Qu’avez-vous ressenti au plus profond de vous ? Saviez-vous alors que vous alliez passer votre vie à les défendre, eux et les autres animaux ?

Lors de mon premier voyage en Afrique, les chimpanzés disparaissaient dans la forêt dès qu’ils me voyaient. Pendant quatre mois, je n’ai fait que les deviner, les entendre, avant qu’ils ne s’évaporent. Le premier singe que j’ai vu était un très beau mâle, qui m’a laissée m’approcher à une dizaine de mètres. J’ai pu le regarder dans les yeux, et j’ai été totalement submergée. Il y a eu une connexion, une sorte de magie qui a duré toute ma vie. Il s’appelait David Greybeard, et il est le premier individu à s’être habitué à ma présence. Il m’a montré comment les chimpanzés pouvaient utiliser et fabriquer des outils, alors que je les observais en train de se servir des tiges d’herbe et dépouiller des branches de leurs feuilles.

Jusque-là, on croyait que les humains, et uniquement les humains, étaient capables de fabriquer et d’utiliser des outils. Enfin, ce “on” qualifie les scientifiques occidentaux, car les peuples indigènes qui vivaient dans la forêt savaient bien que les chimpanzés avaient ces pratiques. C’est en tout cas grâce à cela que mes travaux ont eu un tel impact et que l’histoire a véritablement démarré.

Vous arrive-t-il aujourd’hui de regretter votre vie avec les chimpanzés, dans la nature ?

J’adorerais retourner à cette vie si seulement je n’avais pas à parcourir le monde pour donner de l’espoir aux gens. Car, sans espoir, nous devenons apathiques, nous abandonnons la partie. Or, si cela se produit, notamment chez les jeunes, nous sommes condamnés.

Quel rapport entretenez-vous avec cette jeunesse qui tend à devenir végétarienne, souhaite ne plus voyager en avion ou ne plus faire d’enfants pour préserver la planète ? Auriez-vous pu en faire partie de si vous étiez née en l’an 2000 ?

Mon travail consiste aujourd’hui à donner de l’espoir aux jeunes. Lorsque j’ai réalisé qu’ils perdaient espoir, à la fin des années 1980, j’ai décidé de lancer notre programme humanitaire et environnemental Roots & Shoots [Pousses & Racines]. Tout a commencé à Dar es Salam, en Tanzanie, en 1991, avec 12 lycéens. Aujourd’hui, nous sommes présents dans 70 pays, et nous avons déjà accompagné plus de 700 000 jeunes vivant sur des continents différents et qui choisissent d’aider les humains, les animaux et l’environnement. En France, ce programme est très actif, avec des campagnes sur l’alimentation, le gaspillage, le trafic d’animaux… C’est une merveilleuse manière de se sensibiliser et d’être actif.

Jane Goodall avec le chimpanzé Freud, au parc national de Gombe Stream.

La jeunesse possède-t-elle, selon vous, deux éléments essentiels à vos yeux : la persistance et la ténacité ?

Je trouve que ça revient, progressivement, mais ça revient. Une fois qu’ils comprennent les enjeux et sont habilités à agir, ils deviennent passionnés par l’idée de changer le monde. Ils sont enthousiastes, déterminés et persévérants. Les jeunes n’abandonnent pas.

Comment voyez-vous cette écologie politique qui consiste à défendre telle espèce ou à protéger telle forêt sans penser aux conséquences humaines qui peuvent être désastreuses ?

Quand je suis retournée à Gombe, à la fin des années 1980, vingt ans après mon premier voyage, mes peurs s’étaient réalisées. Ce qui était autrefois une immense et luxuriante forêt n’était plus qu’une toute petite île de verdure entourée de collines complètement dénudées. Dans le même temps, la population avait augmenté, et ces gens qui vivent dans la plus grande précarité avaient abattu les arbres pour utiliser et vendre du charbon de bois.

J’ai alors compris qu’il fallait aider les gens à trouver les moyens de vivre sans détruire leur environnement. Sans cela, nous ne pourrions pas sauver les chimpanzés, les forêts ou quoi que ce soit d’autre. Aujourd’hui, les gens comprennent que la sauvegarde de l’environnement concerne non pas uniquement la faune sauvage, mais aussi leur propre avenir. C’est un des grands succès du Jane Goodall Institute, grâce auquel plus de 100 villages tanzaniens ont adopté des mesures de conservation leur permettant de se développer tout en préservant l’environnement. Et les animaux comme la végétation y sont revenus. La nature a des capacités de régénération que nous sous-estimons parfois.

Faut-il parler avec tout le monde quand on défend la biodiversité ou l’écologie ? Même avec les “méchants” : les pollueurs, les dictateurs, les exploitants ?

Il est très important de parler avec tout le monde, y compris ceux que vous nommez les “méchants”. Non pas en les critiquant, mais en argumentant. Les gens doivent changer de l’intérieur. Je leur raconte donc des histoires pour toucher leur cœur et, bien sûr je leur présente également des faits.

Un jour, je discutais avec le PDG d’une multinationale qui n’avait pas vraiment de bonnes pratiques sur le plan environnemental. Il m’a dit que plusieurs choses l’avaient amené à reconsidérer sa position : d’abord, la pression des consommateurs, c’est-à-dire nous tous ; ensuite, le regard de sa fille, à qui on avait un jour dit à l’école que son père détruisait la planète. Il ne faut jamais sous-estimer la force d’un cœur qui est bouleversé. Ce n’est jamais très productif de ne faire que pointer du doigt et critiquer. Il faut offrir des solutions. Après, il y a toujours des causes perdues d’avance, comme Donald Trump – mais ceux qui ont vraiment envie d’aider sont tellement plus nombreux que lui. Ce qui manque, bien souvent, c’est le savoir et l’éducation.

Jane Goodall, à Gombe.

Dans la recherche médicale, l’utilisation des animaux en laboratoire semble essentielle pour concevoir des médicaments ou des vaccins. Faudrait-il, selon vous, l’interdire formellement ou davantage l’encadrer ?

Il existe de nombreuses alternatives à l’utilisation des animaux à des fins médicales. Dans de nombreux pays, cela est interdit pour les tests de cosmétiques, et c’est une très bonne chose. A mesure que des alternatives voient le jour et sont validées, il faut que les Etats les approuvent. A terme, tous les tests invasifs sur les animaux devraient être arrêtés.

Mais il ne faut pas non plus oublier l’horrible cruauté dont les animaux sont victimes dans les fermes industrielles : les vaches, les porcs, les chevaux, la volaille… Ils vivent dans des conditions indignes et sont voués à une mort cruelle. Il existe ainsi des milliards d’êtres sensibles, chacun avec une personnalité et des émotions, capables de ressentir la peur et la douleur, qui vivent et meurent dans des conditions abjectes partout dans le monde. Il est temps, au XXIᵉ siècle, d’en finir avec les élevages industriels.

La multiplication des zoonoses sur la planète nous montre que nous devons mieux comprendre le monde animal. Comment, selon vous, l’humanité peut-elle cohabiter durablement avec celui-ci tout en réduisant le risque de propagation de maladies ?

D’abord, par l’éducation. Ensuite, en appréciant la vraie nature des animaux et en les traitant avec respect. L’un des problèmes de notre époque est que nous sommes aujourd’hui environ 8 milliards d’êtres humains sur la planète, et que la nature épuise déjà ses ressources naturelles, par définition limitées. Nous aurions besoin de quatre nouvelles planètes si nous vivions tous comme des Européens ! D’autant que, d’ici à 2050, nous serons environ 10 milliards… Que se passera-t-il si nous continuons sur ce chemin, sans rien changer à nos habitudes, avec l’idée erronée en tête qu’il existe un développement économique illimité sur une planète aux ressources limitées et aux populations humaines et animales croissantes ? Nous devons prendre conscience que la pandémie de Covid-19 est liée à notre manque de respect pour le monde naturel.

Vous avez connu les quatre-vingt-dix dernières années, vous avez combattu pour vos idéaux, comment voyez-vous les quatre-vingt-dix prochaines ? Quels combats seront à mener dans les années 2110 ? Les hommes vivront-ils enfin en harmonie avec les animaux ?

Tout dépend de notre manière d’agir maintenant. Si nous réussissons, partout dans le monde, à réduire les modes de vie non durables, nous pourrions parvenir à une sorte d’équilibre avec la nature. Mais, pour cela, nous devons réfléchir en amont à notre propre impact environnemental et comprendre la situation dans laquelle nous sommes. Nous sommes déjà au milieu de la sixième grande extinction de la vie végétale et animale, et nous constatons chaque jour les effets du réchauffement climatique. Si nous échouons… Nous devons prendre conscience que les humains ne sont pas à l’abri de l’extinction !

C’est pourquoi je consacre autant d’énergie à Roots & Shoots, à accompagner ces jeunes qui grandissent avec des valeurs et sont prêts à se battre pour elles. Certains de ces jeunes sont devenus adultes et occupent déjà des postes de direction dans leurs pays. Les enfants influencent toujours leurs parents, leurs grands-parents, leurs enseignants ou leurs amis. Il y a de nombreuses raisons d’espérer lorsqu’on regarde la jeunesse, l’extraordinaire intelligence de notre espèce et la résilience de la nature. Cette dernière revient toujours au bout d’un moment dans les lieux que nous avions détruits si nous lui laissons une chance. J’aurai bientôt 90 ans, qui sait combien de temps il me reste ? Pourtant, il reste tellement de choses à faire. Tant que mon esprit et mon corps obéissent, je continuerai.

Leave a Reply

Your email address will not be published. Required fields are marked *