Kiabi : une nouvelle stratégie ambitieuse et risquée

Kiabi : une nouvelle stratégie ambitieuse et risquée

Les couleurs se délavent et le matériau s’effrite. Aux abords du siège social de Hem, près de Lille, un imposant panneau clame la devise historique de l’enseigne : “Kiabi, la mode à petits prix”. Le bâtiment à la forme brute et peu accueillante sera bientôt de l’histoire ancienne. Le 7 août prochain, les 1 000 collaborateurs du groupe – sur plus de 10 000 dans le monde -, répartis entre Hem et le site tout proche de Lys-lez-Lannoy, s’installeront à Lezennes, en périphérie de la capitale des Flandres, dans un complexe de 30 000 mètres carrés flambant neuf. Il se partagera entre bureaux et surface commerciale, avec un “flagship” Kiabi de 3 000 mètres carrés, laboratoire des innovations destinées à irriguer les 553 magasins du groupe dans le monde. Deux restaurants, une garderie et une aire de jeux pour les enfants viendront compléter l’offre disponible sur place, tandis que des start-up en lien avec la famille pourront louer un espace, avec à la clé de potentiels partenariats futurs avec Kiabi.

Patrick Stassi, son directeur général, ne s’en cache pas : ce projet de “lieu de vie”, où les employés cohabiteront avec les clients, est directement inspiré du Domyos Fitness Club de Decathlon. Il parle par expérience, lui qui dirigeait la marque fitness du leader de la distribution d’articles de sport – il y a passé dix-sept ans -, quand le centre a ouvert ses portes en 2009, à Marcq-en-Barœul. “Il y aura un avant et un après”, promet-il. Car cette nouvelle ère intervient alors que l’enseigne opère depuis deux ans un virage historique pour le moins risqué. Tout en restant une griffe familiale et en conservant sa gamme de produits très accessibles, Kiabi entend adopter un modèle responsable et durable à travers un plan de transformation courant jusqu’en 2035.

Une centaine de fournisseurs impliqués

Concrètement, les indicateurs environnementaux, comme les émissions de carbone ou la consommation énergétique, seront désormais placés au même niveau que la performance financière. Côté fabrication, le groupe accompagne la transition d’une centaine de partenaires étrangers établis au Bangladesh, en Turquie, au Maghreb ou encore en Chine. “Pour pouvoir à la fois tenir cette promesse de prix et de modèle plus durable, il est essentiel pour les enseignes d’entrée de gamme de travailler avec leurs fournisseurs en vue de faire évoluer ensemble les matières, les volumes et les coûts de production”, explique Céline Pagat-Choain, senior partner chez Kea & Partners. “Ils ne nous ont pas attendus, raconte Patrick Sassi, avouant sa surprise. Ils ont anticipé car, il y a vingt ans, nous leur avions demandé de changer sur le volet social, c’est-à-dire l’application de la réglementation, le zéro tolérance en matière de travail des enfants, etc. Ils investissent massivement dans le contrôle du rejet des eaux et les énergies décarbonées, car ils savent que s’ils ne le font pas, nous – comme nos concurrents – irons voir ailleurs.”

Ce numéro d’équilibriste a un coût. Pour pouvoir opérer ce virage vert, Kiabi a investi plusieurs dizaines de millions d’euros, au détriment de sa rentabilité. “J’aurais pu faire plus de chiffre en mettant cet argent dans le Black Friday ou dans des campagnes de communication, mais ça n’aurait pas été cohérent avec la vision à long terme que l’on a aujourd’hui”, poursuit le dirigeant. Une stratégie validée par l’actionnariat familial des Mulliez, propriétaires de l’entreprise. “Nous ne sommes pas adossés à un fonds d’investissement, donc nous n’avons pas pour objectif de revendre la boîte dans deux ou trois ans. Cela nous permet d’avoir le temps de bien s’occuper de nos clients et de nos collaborateurs, tout en acceptant le droit à l’erreur”, précise Patrick Stassi. Selon lui, c’est finalement une question de vie ou de mort : “Si on continue à ne suivre qu’une trajectoire financière, on ne survivra pas. Nos actionnaires ne voudront pas d’une marque dont le modèle n’est pas soutenable, nous aurons du mal à recruter et les clients ne viendront plus.” Les clients, pourtant, n’expriment pas encore de desiderata environnementaux. “Quand ils achètent un t-shirt à 4 euros en coton bio, ce n’est pas pour cela qu’ils sont venus, mais pour le prix. C’est la première fois que l’on met en place une stratégie qui ne répond pas à une demande de nos clients”, assure le directeur général.

Quelques échecs par le passé

Si l’enseigne peut se permettre de tels investissements, c’est en partie parce qu’elle a réussi à tirer son épingle du jeu ces dix dernières années, malgré le Covid et la crise du prêt-à-porter en France. “Kiabi fait partie de ces acteurs qui ont pris le virage du digital très tôt, souligne Noria Cung, cofondatrice du cabinet Pixis Conseil. Un atout quand la demande a grimpé pendant la pandémie. C’est une entreprise qui communique peu, mais qui travaille beaucoup.” Fait notable dans le secteur, le groupe n’a fermé aucun magasin en 2023 et a réalisé un chiffre d’affaires de 2,2 milliards d’euros, en croissance de 1 % par rapport à 2022.

La marque n’en est pas à sa première tentative de changement de modèle. Aux débuts des années 2000, elle s’était risquée à une montée en gamme. Un échec. “Kiabi a vécu une grosse crise tous les sept ans et en est ressorti grandi. Dans 70 % des cas, les causes étaient exogènes. Pour le reste, on a fait une petite erreur en se disant qu’on voulait sortir de notre ADN et on l’a payé cash”, se souvient Nicolas Hennon, patron du groupe de 2014 à 2020.

La méthode de l’entreprise libérée

A partir de 2010, sous l’impulsion de Jean-Christophe Garbino, alors directeur général, l’enseigne se recentre sur ce qui fait sa force : la mode à petits prix. “Cette proposition de valeur est devenue intergénérationnelle et multiculturelle, en France, comme à l’international”, appuie Céline Pagat-Choain. “J’arrivais d’Espagne où Primark s’était installé, et j’avais vu à quel point la marque faisait mal à la concurrence. Cela nous a permis de gagner quelques mois pour trouver une bonne réponse”, relate l’ancien directeur général, aujourd’hui président de la marque de prêt-à-porter féminin Grain de malice. Dès son arrivée, il instaure “le mouvement de libération de l’entreprise”, une méthode managériale qui permet de donner à chaque employé “la liberté de prendre des décisions au plus près du client”.

Une révolution qui paye : en 2014, Kiabi devient leader incontesté dans le secteur et dépasse les 10 % de part de marché. “L’engagement des collaborateurs vient du fait que la direction partage en toute transparence la stratégie de l’entreprise”, affirme Béatrice Hericourt, directrice générale de Kiabi entre 2019 et 2022. Tous les anciens patrons de la marque témoignent d’une expérience à nulle autre pareille. “Les compétences et le niveau d’engagement des équipes sont sans équivalent et il faut les préserver, insiste Jean-Christophe Garbino. Je me souviens d’un consultant intervenu dans l’entreprise et qui me disait : “Vos salariés donnent 200 % de plus que dans d’autres entreprises”.”

De nouveaux services à venir en magasin

Au sein du groupe, on redoute néanmoins les changements majeurs à venir. “On a de moins en moins de personnel dans les magasins. C’est progressif, mais cela fait un moment qu’on alerte. Il y a plein de choses qui vont se mettre en place. Le métier ne sera plus le même. Comment cela va se passer ? Quelle sera la charge de travail ?”, s’interroge Murielle Woldrich, déléguée syndicale centrale à la CGT, employée depuis plus de trente ans chez Kiabi. Le groupe souhaite en effet proposer de nouveaux services en magasins. Le futur Kiabi Village près de Lille devrait permettre d’éprouver la nouvelle offre.

Déjà précurseur sur la seconde main, l’enseigne teste un service de location. “Il y a quinze ans, on disait que le numérique allait tuer les magasins physiques, rappelle Noria Cung, de Pixis Conseil. On se rend compte que ce n’est pas le cas et que ce modèle a un avenir. Cela reste un endroit où faire des achats et trouver des services. Il faut que le client accède à autre chose que son premier besoin primaire.” Dans le même temps, même si la France reste son principal marché, Kiabi poursuit son développement à l’étranger, via un système de franchises. Dernièrement, l’enseigne a débarqué en Uruguay et en Egypte. Pour autant, malgré des voyants au vert, Patrick Stassi s’attend à une année 2024 difficile, dans un secteur qui devrait connaître, à coup sûr, son lot de nouvelles faillites.

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