La campagne verrouillée de Bardella pour les Européennes : “On n’est au courant de rien”

La campagne verrouillée de Bardella pour les Européennes : “On n’est au courant de rien”

On ferait mieux, parfois, de laisser sonner son téléphone. Parlez-en aux eurodéputés du Rassemblement national. Le 3 avril, ils ont été plusieurs à recevoir un appel de Jordan Bardella. Bonne pioche pour certains, qui ont appris qu’ils faisaient partie des sélectionnés sur la liste du parti d’extrême droite pour les élections européennes. Coup dur pour d’autres, qui se sont entendu dire qu’ils devaient songer à de nouveaux horizons. On a perçu quelques éclats de voix dans les couloirs du Parlement européen à la suite de cette vague de coups de fil.

Il faut dire que, depuis plusieurs semaines, l’ambiance est électrique à Bruxelles où, faute d’information, une nouvelle rumeur chasse l’autre quotidiennement. La dernière en date : Jean-Lin Lacapelle, eurodéputé, frontiste historique et membre du premier cercle de Jordan Bardella, se serait fait débarquer en plein vol. Lui qui était pourtant responsable de la tournée des fédérations pendant la campagne, et certain de conserver sa place sur la liste. “Le pauvre…”, commente-t-on laconiquement dans la délégation, en espérant que ce nouveau sacrifié permettra de sauver sa propre peau, avant d’enchaîner : “Vous savez, ça sent le roussi pour Eric Minardi…”

Certains ont déjà passé la phase des regrets. Informés assez tôt que l’aventure européenne était terminée pour eux, ils ont entamé le processus de deuil depuis des semaines. C’est le cas de Gilles Lebreton, Dominique Bilde, Annika Bruna ou Aurélia Beigneux, à qui on a gentiment fait comprendre qu’il était temps de céder la place. En deux mots : “Comprenez-nous… Nous ne sommes plus en 2019, le parti est entré dans une autre dimension et les places éligibles sont plus demandées.” D’autres sont toujours dans l’attente et quelques-uns, comme Thierry Mariani, essuient des coups de chaud lorsqu’ils reçoivent un message d’un journaliste : “Vous n’êtes pas reconduit, comment réagissez-vous ?”. Depuis le début de la campagne, l’opacité la plus totale règne sur la composition de la liste, y compris parmi les premiers intéressés. “C’est simple, on n’est au courant de rien, résume un résident du Parlement européen. Personne ne sait quoi que ce soit, donc tout le monde monte en pression avec le stress. Et humainement, c’est très indélicat, les gens ne sont pas des marchepieds. A force de les considérer comme tels, ça va créer des blessures.”

Les élus adoptent donc des comportements différents : il y a ceux qui tentent de se renseigner par toutes les voies, ceux qui redoublent d’efforts pour mettre la main à la pâte dans la campagne, et ceux qui tentent de se faire oublier. Pour l’instant, presque aucune stratégie ne paie, et à part le président de la délégation Jean-Paul Garraud, qui a obtenu l’assurance de sa reconduction, et les ralliements rendus publics, ceux de l’ancien président de Frontex Fabrice Leggeri, de l’essayiste et ex-soutien de François Fillon Malika Sorel, de l’avocat du parti Alexandre Varaut, issu des milieux catholiques, et de l’ancien porte-parole du syndicat des commissaires Matthieu Vallet (qui devrait rejoindre la liste sous peu), quasiment aucune information ne filtre.

Le verrouillage comme stratégie

Pour le plus grand bonheur de l’état-major du parti, qui a théorisé depuis des mois ce verrouillage de la campagne, y compris en interne. Autour de Jordan Bardella, l’équipe a été réduite au strict minimum pour éviter les fuites dans la presse et les désagréments causés par d’éventuels mécontents. Les réunions du bureau de campagne se tiennent à Paris. Une quarantaine de personnes y ont accès, mais on y évoque seulement les décisions opérationnelles, la sortie d’un tract ou la date du prochain meeting. Les questions stratégiques sur la ligne ou la composition de la liste se décident à huis clos. “Y compris sur la stratégie future de notre groupe, se lamente un élu. Si au prochain mandat les conservateurs ont un rôle aussi déterminant qu’on le dit, que fera-t-on ? Sera-t-on dans l’opposition directe, ou dans une volonté de coconstruction, comme le RN le fait à l’Assemblée ?”.

Sur leurs futurs alliés aussi, les eurodéputés sont laissés dans le flou. Depuis la prise de distance de Marine Le Pen avec l’AFD, à la suite d’une réunion de cadres du parti avec des représentants de la mouvance néonazie pour évoquer une politique de “remigration”, les relations entre les deux formations restent tendues, et leur collaboration future remise en cause. Le député Thibaut François, nommé par Marine Le Pen et Jordan Bardella “coordinateur européen”, s’occupe avec ces derniers de mener les négociations avec les éventuels partenaires européens. Tant pis pour les mécontents.

“C’est vrai, on est partis du principe que la campagne serait longue, avec des annonces de ralliement jusqu’à la mi-avril, donc que l’information devait être restreinte, mais les eurodéputés ont toujours été sollicités, pour des déplacements ou des propositions”, défend le directeur de campagne, également député de Moselle, Alexandre Loubet. Les nouveaux venus, eux aussi, sont d’ailleurs priés de se plier aux règles du parti. Sur un point en particulier : leurs rapports avec la presse. Lorsqu’elle est sollicitée pour un rendez-vous physique, Malika Sorel redirige donc vers Victor Chabert, chargé des relations presse. “C’est lui qui gère mon agenda”, assure cette dernière. Aux autres, on déconseille de rencontrer tel ou tel journaliste. “Attention, elle va déformer tes propos, c’est une adversaire politique”, s’est vu prévenir Alexandre Varaut, à propos d’une journaliste chargée du suivi RN. Globalement, la presse, à l’exception des plateaux télévisés que Jordan Bardella affectionne, n’a pas la cote dans cette campagne, et les tentatives de verrouillages s’accumulent.

Les journalistes indésirables

A la moindre parution dont le ton déplaît, on menace : “C’est terminé, vous n’aurez plus d’infos de notre part.” Le club pas très sélect des indésirables grandit un peu chaque jour. Récemment, les équipes de Bardella ont trouvé un excellent prétexte pour mettre fin aux “off”, ce temps d’échange informel entre journalistes et politiques. Fin février, interrogé sur son éventuelle participation au débat du 14 mars sur Public Sénat, Jordan Bardella se laisse aller à l’ironie devant une vingtaine de journalistes : “Et pourquoi pas Coquelicot TV !” L’anecdote est relayée par La Tribune dimanche, ce qui fait enrager l’équipe de communication, qui décide de ne plus s’adonner à l’exercice. “Et vous direz bien merci à votre confrère !”, répète le staff aux journalistes qui réclament un temps d’échange avec la tête de liste du RN. Justification interne : “Le off, c’est un exercice journalistique, ça ne ramène pas un électeur et ne nous apporte rien, à part des emmerdes.”

Et dans la mesure où Jordan Bardella, pour l’heure, marche sur l’eau, crédité de près de 30 % des intentions de vote pour les élections du 9 juin, on estime qu’il peut se payer le luxe de s’éviter les questions gênantes comme les débats qui ne l’intéressent pas. C’est d’ailleurs Fabrice Leggeri qui le remplace, le 10 avril, au débat organisé par RFI. “Regardez les sondages, la dynamique ne nous invite pas à modifier en profondeur notre stratégie de campagne, Jordan Bardella fait des émissions et c’est largement suffisant”, se gargarise un cadre.

Aux exercices qui pourraient mettre cette campagne bien huilée en difficulté, on préfère donc ceux où le candidat peut dérouler ses éléments de langage en toute sérénité, comme lors de ses rencontres avec les patrons d’entreprises, où il a pu répéter mot pour mot le même discours devant deux publics différents. Ce qui n’est pas passé inaperçu en interne. “Oui, notre campagne est assez médiocre, mais elle est validée par les sondages, regrette un cadre. Sur le fond, c’est parfaitement vide, on ne parle pas de véritables enjeux européens, donc on ne propose rien, on ne fait campagne sur rien, et tout notre argumentaire repose sur la seule personne de Jordan Bardella.” L’intégralité de la liste devrait être dévoilée le 1er mai, mais sans autre ralliement de poids. D’ici là, les eurodéputés garderont tout de même une oreille sur leur téléphone, ressassant sans doute le slogan frontiste qui s’adresse aussi à eux : “vivement le 9 juin”.

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