La FNSEA au cœur de la crise agricole : son influence, sa capacité de nuisance… et ses failles

La FNSEA au cœur de la crise agricole : son influence, sa capacité de nuisance… et ses failles

Comme un vent de panique. Comme une ardente obligation à convaincre. A quelques jours de l’ouverture du Salon de l’agriculture, le 24 février, l’exécutif se démultiplie pour apaiser une colère paysanne qui menace à tout moment de s’embraser. Rendez-vous au ministère, visites d’exploitations, interventions médiatiques… Marc Fesneau, Gabriel Attal, Emmanuel Macron, tous tentent de convaincre les campagnes de leur bonne volonté. Avec une même difficulté : à qui s’adresser ? A la FNSEA, le syndicat majoritaire, longtemps considérée comme l’interlocuteur unique des pouvoirs publics ? A d’autres, mieux à même d’être écoutés par un monde paysan plus remonté que jamais ?

Dans les rangs du pouvoir, ces derniers jours, on s’est interrogé sur la capacité d’Arnaud Rousseau, le président de la FNSEA, à refléter les attentes de sa base. Son tweet du 12 février, dans lequel il évoque un “curetage” des fossés et non un “curage”, a fait sourire ou affligé pour sa déconnexion avec les réalités du terrain. Ses exigences de grand prince, désirant être reçu au plus haut niveau, agacent ceux qui se démènent pour trouver une issue à la crise. Des signaux ont donc été envoyés à d’autres. Il y a d’abord eu le passage de Gabriel Attal sur le barrage de Jérôme Bayle en Occitanie, hors de tout cadre syndical classique. Puis, cette relative bienveillance des forces de l’ordre à l’égard des militants de la Coordination rurale lorsqu’ils décident de “monter” sur Rungis. Pas d’affrontements, une jolie photo et retour à la maison. Et, enfin, cette proposition de la préfecture du Lot-et-Garonne de légaliser la retenue d’eau de Caussade dont la construction avait valu aux dirigeants locaux de la Coordination rurale d’être condamnés à une peine de prison avec sursis.

Mais la FNSEA est vite revenue au centre du jeu. Presque faute de mieux. Ses concurrentes ne convainquent pas sur le fond. La Coordination rurale est jugée trop à droite et incapable de présenter une plateforme de revendications cohérente. La Confédération paysanne est, elle, critiquée pour ses prises de position de plus en plus radicales et est parfois comparée, en Macronie, à “une filiale de LFI”. Au ministère de l’Agriculture, à Matignon ou à l’Elysée, les deux sont poliment écoutées, mais à aucun moment on ne leur demande vraiment leur avis sur les mesures envisagées. Parce qu’elle rassure par son expertise et inquiète par sa capacité de nuisance, la FNSEA reste, malgré ses fragilités, incontournable.

Le moindre rouage de l’administration est sensible à la pression

Son influence se mesure d’abord à des détails. Les portes s’ouvrent plus facilement pour ses dirigeants que pour les autres. Au sens propre. Christiane Lambert, présidente de 2017 à 2023, a ainsi été vue entrer au ministère de l’Agriculture grâce à un badge permanent quand les invités extérieurs à l’administration doivent se soumettre à contrôle d’identité et portique. Autre exemple, à l’occasion de l’édition 2023 du Salon de l’agriculture, une convention doit être signée entre les chasseurs et les représentants des agriculteurs à propos de la prise en charge des dégâts causés par le “grand gibier”. Voilà des mois que le sujet empoisonne les relations entre les uns et les autres, le ministère veut donner de la solennité au moment. Mais à l’heure d’organiser la cérémonie, le cabinet du ministre ne prévoit de faire monter à la tribune que les chambres d’agriculture et la FNSEA, mais ni la Coordination rurale, ni la Confédération paysanne, pourtant signataires de la convention. Il faudra insister pour que tous figurent sur la photo.

Le président de la FNSEA Arnaud Rousseau (D) parle avec des paysans qui bloquent l’A16, près de Beauvais, à une centaine de kilomètres de Paris, le 28 janvier 2024.

Sur le fond, nombre de dossiers portent l’empreinte de la FNSEA. En mars 2023, le président de la République met au cœur du financement de son plan “eau” les taxes pour usage de l’eau et pour pollution diffuse. Un choix qui déplaît aux agriculteurs mais qui est confirmé dans une lettre de cadrage du ministère de la Transition écologique aux agences de l’eau en mai : “La réforme des redevances pollution de l’eau d’origine domestique et modernisation des réseaux de collecte et la révision des redevances pour pollution diffuse et de prélèvement qui seront portées en PLF 2024 en constitueront le socle.” Le langage est technocratique, la signification sans ambiguïté. Mais en décembre, après une rencontre à Matignon entre Elisabeth Borne et la FNSEA, les taxes “eau” sont abandonnées. “Ils ont le pouvoir de défaire des arbitrages pris au plus haut niveau de l’Etat. Résultat, ce sont les usagers qui paieront le coût de la dépollution de l’eau”, regrette Dan Lert, adjoint EELV à la mairie de Paris et président d’Eau de Paris. Le moindre rouage de l’administration est sensible à la pression. Récemment, une mission d’inspection réunissant plusieurs ministères a renoncé à inscrire dans ses préconisations une mesure contraignante pour les agriculteurs qui avait pourtant donné de bons résultats dans des pays voisins. La raison ? La FNSEA s’y opposait et l’inspecteur issu du corps de l’Agriculture ne souhaitait pas la froisser.

La crainte qu’inspire le syndicat est particulièrement vive en Macronie, bien au-delà des 1,5 % des actifs que représentent les paysans. Il est vrai que le syndicat est capable de montrer ses muscles lorsqu’une initiative lui déplaît. Il peut menacer de quitter la salle lors d’un discours présidentiel si un mot contraire à ses convictions et à ses revendications est prononcé. En 2016, lors du congrès de l’organisation à Laval, Stéphane Le Foll, ministre de l’Agriculture, avait dû parler devant des délégués restés debout et lui tournant le dos durant tout son discours. Le secteur est alors secoué par une crise de l’élevage et considère que les pouvoirs publics n’en font pas assez. Personne n’a envie, aujourd’hui, de s’exposer à pareil traitement.

Le Premier ministre Gabriel Attal (g) écoute Jérôme Bayle (d, debout), éleveur et figure du mouvement des agriculteurs, le 26 janvier 2024 près de Carbonne, sur le barrage de l’A64, au sud de Toulouse

Avec En Marche, l’entente s’est nouée très tôt, dès le second tour de la présidentielle de 2017 opposant Emmanuel Macron à Marine Le Pen. Christiane Lambert, qui préside le syndicat, prend la plume pour dire son attachement “à une agriculture insérée dans le projet européen”. Aucun nom n’est prononcé, mais il n’y a pas de doute sur le candidat qui a ses faveurs. Et si, au début du quinquennat, l’Elysée a la tentation de se passer des corps intermédiaires, très vite il lui faut renouer avec la FNSEA, soutien précieux pour un parti peu ancré en milieu rural. Moyen, aussi, d’effacer l’image d’un président “banquier”, “ami des riches”, dont la sortie sur les “illettrées” de l’abattoir de porcs Gad, en Bretagne, a fait de gros dégâts. Parmi les ministres, Julien Denormandie, en poste de 2020 à 2022, est jugé le plus réceptif aux desiderata de la FNSEA avec ses avancées sur les petites retraites et son moratoire sur les néonicotinoïdes. Ceux qui ont des états d’âme apprennent à se taire, comme ce ministre qui applique consciencieusement la feuille de route même si, en privé, il souligne la justesse d’Au nom de la terre, le film d’Edouard Bergeon avec Guillaume Canet qui dénonce le système productiviste défendu par la FNSEA.

20 millions d’euros de budget, des experts…

La force de l’organisation tient à son implantation. Avec 55,2 % des voix aux élections de 2019, elle préside 78 des 84 chambres d’agriculture, le mode de scrutin donnant une prime au syndicat majoritaire. Avec 20,7 % des voix, la Coordination rurale n’en détient qu’une poignée et la Confédération paysanne, aucune avec un score quasi-équivalent (20 %). Or, le financement public en dépend. La FNSEA dispose donc d’un budget de 20 millions par an (dont 14,5 millions de concours publics et subventions) quand les deux autres affichent entre 3 et 4 millions chacune. Et ce n’est pas tout, la FNSEA est le regroupement de syndicats spécialisés par produit qui ont des ressources propres et produisent eux aussi de l’expertise. Elle peut également s’appuyer sur une ribambelle d’institutions où elle siège au titre de syndicat majoritaire, comme les Safer, les Instituts techniques agricoles, les lycées, mutuelles… “C’est très poreux avec tout l’écosystème agricole, ils ont aussi des permanents et un service de presse qui alimente les journaux agricoles partout sur le terrain”, souligne Jean-Christophe Bureau, économiste, professeur à AgroParisTech.

Omniprésente, la FNSEA sait brouiller les cartes face à un pouvoir moins armé qu’elle. A force d’exiger des exceptions et des dérogations, elle est en partie à l’origine de la complexification à outrance qu’elle ne cesse de dénoncer. Sur le plan Ecophyto de réduction des pesticides, elle a pratiqué le double jeu : en janvier, ses représentants l’approuvent lors d’une réunion au ministère, deux semaines plus tard, ils exigent une pause dans son application. Localement, il lui arrive de flirter avec les limites de la légalité. En janvier, la Cour des comptes a pointé les irrégularités commises par la fédération départementale de l’Oise : certains de ses membres siégeaient à la chambre d’agriculture sans y être élus et l’octroi de subventions reflétait un mélange des genres mal venu.

Le ministre français de l’Agriculture, Marc Fesneau, aux côtés de la présidente sortante de la FNSEA Christiane Lambert, lors du 77e congrès de l’organisation syndicale, le 30 mars 2023 à Angers.

La FNSEA a une longue expérience du lobbying, à tous les niveaux. “Ses membres débutent tôt, aux Jeunes agriculteurs, et ils militent longtemps. Ils apprennent à parler aux préfets et à l’administration, ils ne sont pas intimidés par les hiérarchies sociales, ce qui les rend particulièrement efficaces. Ils appellent les députés ou les élus locaux au moindre problème”, détaille Alexandre Hobeika, chercheur, spécialiste du syndicalisme agricole. En siégeant dans des commissions d’indemnisation, ils peuvent mettre la pression sur l’administration et faire avancer les dossiers. A l’inverse, lorsqu’une directive de l’Etat leur déplaît, ils peuvent très vite l’enterrer en invitant leurs mandants à traîner des pieds pour donner les informations indispensables à son application.

Dîners discrets, messages transmis…

A Paris, le syndicat soigne les parlementaires qui comptent ou qui peuvent défendre ses intérêts. Outre les petits-déjeuners rassemblant une trentaine de députés chez Françoise, aux Invalides, ou le traditionnel déjeuner d’une centaine de parlementaires au Salon de l’agriculture, des dîners plus discrets sont organisés au siège de la Fédération, rue de la Baume à Paris. Six ou sept personnes, des élus, des chefs d’entreprise de l’agroalimentaire…, toujours en présence des plus hautes figures du syndicat, un repas soigné et des messages méticuleusement pesés pour convaincre les réticents ou flatter les convaincus. En 2022, la FNSEA a déclaré auprès de la Haute autorité pour la transparence de la vie publique 110 interventions de lobbying auxquelles elle a consacré entre 600 000 et 700 000 euros et 10 personnes. Il faut y ajouter les initiatives des structures départementales qui ont, chacune, déclaré 10 000 euros et une personne dédiée à la tâche.

A Bruxelles, les Français sont aussi très actifs, en alignant des poids lourds du lobbying, bien plus influents que les juniors mandatés par les associations environnementales. Récemment, un député européen a eu la surprise d’apprendre que Christiane Lambert, ancienne présidente de la FNSEA et désormais à la tête de sa version communautaire, le Copa-Cogeca, avait assisté à des réunions à huis clos avec les ministres sur la réforme de la PAC alors qu’un vice-président de la Commission à l’origine des textes en discussion s’était, lui, vu refuser l’entrée.

Si aucun acteur ne reproche à la FNSEA, dont c’est la vocation, de faire du lobbying, nombreux sont ceux à critiquer l’étendue de son influence. La reprise du terme “d’agribashing” par le gouvernement, son association à la création d’une cellule Déméter au sein de la gendarmerie pour lutter contre les violences en milieu agricole, ses multiples appels à la dissolution des Soulèvements de la terre en évoquant une “urgence à agir” ont montré que son influence va jusqu’aux ministères de l’Intérieur et à la Justice. Mais certains y voient désormais plus un signe de faiblesse que de force : “C’est très pratique de se désigner un ennemi commun pour avoir un discours unifiant, surtout lorsqu’il y a des tensions internes”, reprend Alexandre Hobeika.

L’ébullition récente a mis en lumière les lignes de fracture de la FNSEA. “Elle est présentée comme un tout homogène, dirigée par les grands céréaliers et l’Ile-de-France ou la Beauce, mais en réalité, elle est très divisée. C’est pour ça qu’il est difficile de trouver un point de sortie à la crise”, analyse Rémi Branco, vice-président socialiste du conseil départemental du Lot. “Ils essaient de négocier des mesurettes pour récupérer leur base. Mais ce sont des broutilles”, appuie Benoît Biteau, eurodéputé EELV, lui-même agriculteur. Christiane Lambert, éleveuse à l’accent chantant, était parvenue à maintenir une cohésion d’ensemble. Son successeur Arnaud Rousseau, également président du groupe agro-industriel Avril, un mastodonte dont les intérêts n’ont rien à voir avec ceux des éleveurs bovins ou autres, peine à convaincre de sa capacité à comprendre le terrain. Dangereux pour la FNSEA, à quelques mois d’élections aux chambres d’agriculture qui doivent se tenir au début de 2025. Dangereux, aussi, pour le pouvoir qui, en l’absence d’alternative, poursuit son tête-à-tête. Au risque de faire, tôt ou tard, face à une colère que personne ne saura, ni ne pourra contrôler.

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