La leçon d’humour de Rushdie, pendant qu’on tue en France au nom de l’islam, par Abnousse Shalmani

La leçon d’humour de Rushdie, pendant qu’on tue en France au nom de l’islam, par Abnousse Shalmani

Une lycéenne se fait tabasser parce qu’elle s’habille à l’européenne ; un collégien se fait lyncher pour avoir échangé des propos relatifs à la sexualité avec une fille de son âge ; un Algérien se fait poignarder à mort pour avoir consommé de l’alcool dans l’espace public le jour de l’Aïd-el-Fitr. En dix jours, on a tué et blessé en France pour non-respect de la norme communautaire musulmane. Malgré la gravité, on relativise, on se protège, on pense esquiver, on parle de “rixe” autour de l’alcool, on renvoie à des jalousies de cour d’école, ce ne sont que des histoires d’Arabes finalement.

C’est peu dire si Le Couteau de Salman Rushdie est bienvenu pour nous dessiller le regard, pour répéter que “vivre” est fondamental dans ce monde qui applaudit la grandeur du martyr confondant bourreaux et victimes dans un exercice de style postmarxiste. “A dix heures quarante-cinq le 12 août 2022, par un vendredi matin ensoleillé dans le nord de l’Etat de New York, j’ai été attaqué et j’ai failli être assassiné par un jeune homme armé d’un couteau juste après être monté sur scène dans l’amphithéâtre de Chautauqua pour y parler de l’importance de préserver la sécurité des écrivains.”

L’incipit du dernier opus de Salman Rushdie nous dit tout de suite que nous sommes en terrain littéraire. L’ironie dramatique – ou le destin farceur – est déjà là, cruelle et époustouflante. Et pour un écrivain réaliste magique, Salman Rushdie est le premier surpris de découvrir, dans la narration des jours qui l’ont emmené vers cette tragédie, une mystique, à laquelle il n’a jamais souscrit dans la vie quotidienne : le cauchemar qu’il fait deux jours auparavant où un homme armé d’une lance, un gladiateur, l’attaque dans un amphithéâtre romain ; l’héroïne poète de son dernier roman qui finit aveuglée par ses bourreaux ; la conversation solitaire avec la Lune la veille de l’attentat quand l’image de l’astre sélène éborgné par la fusée de Méliès s’imprime en lui.

Dans sa “reconstruction” en tant qu’homme et écrivain, Rushdie n’abandonne jamais l’arme littéraire, allant d’ailleurs jusqu’à écrire “mon couteau c’est le langage” et à user d’humour, l’arme la plus résistante à toutes les tyrannies – dont la mort. Rushdie refuse que tout soit foutu. Alors il rigole. Quand il est étendu sur le sol, blessé, en sang, il entend qu’on doit lui découper ses vêtements pour constater ses blessures, il se dit “Oh, pensai-je mon beau costume Ralph Lauren”. Cet humour permet à la littérature de reprendre ses droits et de révéler, par contraste, l’horreur de l’attaque : “J’ai vu l’homme en noir courir vers moi sur le côté droit de la salle. Vêtements noirs, masque noir. Il arrivait fort et bas, un missile trapu. Je l’avoue, j’avais parfois imaginé mon assassin se levant dans un forum public ou autre, et venant me chercher de cette manière. C’est pourquoi ma première pensée, lorsque j’ai vu cette forme meurtrière se précipiter sur moi, a été : ‘C’est donc Toi. Tu es là'”.

Et Rushdie de perdre son œil droit, Rushdie devenu le borgne, comme un personnage tout droit sorti de ses romans, et qui partage avec les Iraniennes éborgnées volontairement aujourd’hui par la même République islamique qui l’a condamné à mort hier, la même blessure devenue, soudain, un signe de refus de la mort, une pulsion de vie. Malgré tout. A cause de tout. Après Les Versets sataniques, Rushdie résiste en continuant de faire œuvre de littérature, œuvre de vie, il n’est pas revenu sur la fatwa, il n’est pas revenu sur les islamistes, il a continué son singulier chemin littéraire sans se laisser intimider. Même son autobiographie, Joseph Anton, écrite à la troisième personne, est un exercice de haut vol comique. Khomeini y est une comète, destructrice, malsaine, mais emmené à disparaître avec l’Histoire. Ne jamais laisser les islamistes dicter leur pulsion de mort, ne jamais les laisser gagner sur la littérature-vie.

Enfin, et ce n’est pas la moindre de ses qualités, Le Couteau est un livre d’amour, une déclaration d’amour à sa femme, Rachel Eliza Griffiths, romancière, poète et réalisatrice. C’est peut-être bête à dire, mais si intense à vivre, et indispensable pour ne pas répondre à la haine par la haine : l’amour, la plus pure des pulsions de vie, gagne toujours à la fin.

Abnousse Shalmani, engagée contre l’obsession identitaire, est écrivain et journaliste.

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