La littérature suisse ne se limite pas à Joël Dicker

La littérature suisse ne se limite pas à Joël Dicker

Christian Kracht tient ces propos un brin défaitistes dans son excellent nouveau roman, Eurotrash : “Il n’y avait ni musique ni cinéma ni littérature, il n’y avait absolument rien en Suisse, si ce n’est une avidité de luxe, une formidable envie de sushis, de baskets aux couleurs criardes, de Porsche Cayenne et d’autres hypermarchés de bricolage dans les agglomérations qui s’accroissaient démesurément.”

Pas de littérature en Suisse, vraiment ? Chez nous, les amateurs de classiques s’arrêteront à deux Genevois qui commencent à dater, Jean-Jacques Rousseau et Germaine de Staël. Les lecteurs de Sylvain Tesson se contenteront de Nicolas Bouvier. Les plus chauvins feront remarquer que les meilleurs écrivains suisses ont tendance à se faire naturaliser français (Benjamin Constant, Blaise Cendrars, Philippe Jaccottet). Du côté du jury Goncourt, on ne notera pas plus de goût pour nos voisins, vu que le palmarès du prix compte un seul Suisse : Jacques Chessex pour L’Ogre en 1973. Des statistiques qui s’améliorent un peu du côté du grand prix du roman de l’Académie française avec trois auteurs helvètes au compteur : Albert Cohen en 1968 pour Belle du Seigneur, Joël Dicker en 2012 pour La Vérité sur l’affaire Harry Québert et Giuliano da Empoli (italo-suisse) en 2022 pour Le Mage du Kremlin.

Joël Dicker : le nom de l’épouvantail est lâché. Dans certains cénacles parisiens, il est de bon ton de se boucher le nez quand son patronyme est prononcé. On se moque de son style jugé lourd, on jalouse ses tirages faramineux, ses oreilles ne cessent de siffler. On a pris le temps de lire calmement le nouveau livre de Dicker, Un animal sauvage. Pourquoi tant de haine ? Dans la construction de l’intrigue et l’art du suspense, il fait preuve d’une maîtrise dont devraient s’inspirer bon nombre de snobs qui publient chez P.O.L ou Minuit. Un animal sauvage raconte un casse dans une bijouterie de Genève, et les conséquences que cela aura sur cinq personnages, dont un banquier qui arbore une Rolex en or. Certes, Dicker semble peut se soucier de la misère sociale. L’intime ne l’intéresse pas plus. Il ne va pas chercher Edouard Louis sur son terrain. Mais il a le mérite de ne pas être démagogue, de peindre une société qu’il semble bien connaître, et il réussit à nous faire tourner les pages à un rythme rappelant le tic-tac de la meilleure horlogerie suisse – pas étonnant de la part d’un homme qui a été ambassadeur pour la marque Piaget.

Intelligence et mélancolie

Bien que nous lui reconnaissions des qualités, Joël Dicker n’a pas besoin de nous. Passons donc au moins médiatique Christian Kracht. Depuis la publication de Faserland en 1995, il est considéré dans son pays comme une sorte de Bret Easton Ellis du canton de Berne. A priori, Dicker incarne tout ce qu’il déteste. La littérature de Kracht s’inscrit dans le sillage d’un compatriote suisse (Fritz Zorn) et d’un cousin autrichien (Thomas Bernhard). C’est dire si l’humeur est à l’humour noir. Eurotrash met en scène les états d’âme d’un gosse de riches qui n’a pas eu à se plaindre du patrimoine immobilier de ses parents – entre autres propriétés, citons une villa à Saint-Jean-Cap-Ferrat, un chalet à Gstaad et un château à Morges, au bord du lac Léman. Avoir dans son arbre généalogique un grand-père officier SS a noirci le cœur du narrateur, qui vit avec d’autres démons. Son père est mort ; sa mère, octogénaire, perd la tête. Un matin, notre homme va la voir chez elle. Madame se shoote à la vodka, au vin blanc et aux calmants. Elle a ses habitudes dans un hôpital psychiatrique. Son fils lui propose de l’emmener en voyage et la fait monter dans un taxi. Elle se persuade qu’ils vont partir pour l’Afrique, sur la piste des zèbres. Ils ne prendront jamais l’avion. Les voilà qui tournent en rond en Suisse, se remémorent des souvenirs souvent sinistres, se chamaillent, s’envoient des vacheries ; puis s’attendrissent et se rapprochent. Ce roman en forme de joute oratoire gagne en profondeur au fil des pages, et Kracht touche par son intelligence et sa mélancolie, qui rappellent les écrits autobiographiques de Guy Debord (évoqué plusieurs fois).

Certains passages acerbes d’Eurotrash sont plus gratuits, tel celui-ci : “J’avais toujours eu Genève en exécration, cette ville protestante abominable, mensongère, glaciale, pleine de frimeurs, de vantards et de pinailleurs. Nous l’avions surnommé Calvingrad.” C’est à Genève que Joël Dicker vit et qu’il a installé, près de la rue du Rhône (l’avenue Montaigne locale), les bureaux de sa propre maison d’édition, Rosie & Wolfe. C’est aussi à Genève, dans le milieu de la banque, que Joseph Incardona avait situé l’intrigue de La Soustraction des possibles. Cette fois-ci, il prend le large et traverse l’Atlantique. Stella et l’Amérique nous emmène dans des Etats-Unis mystiques ou superstitieux (au choix) pas vus depuis La Sagesse dans le sang de Flannery O’Connor. Une jeune prostituée, Stella Thibodeaux, accomplit des miracles contraires à la morale chrétienne : quiconque couche avec elle ne souffre plus de ses tares et maladies. Cette femme serait-elle une sainte ? Un cardinal américain fait remonter l’information au pape, qui ne l’entend pas de cette oreille : il voit au contraire en elle une sorcière qu’il convient d’exterminer dans la plus grande discrétion. Le Vatican dépêche deux tueurs à gages, les frères Bronski, pour éliminer cette gênante diablesse. C’est compter sans un journaliste et surtout le père Brown, un prêtre ancien militaire d’élite : ils viennent en aide à la pécheresse bienfaitrice. Sauvera-t-elle sa peau ? Cette comédie sautillante et surprenante fait penser à une addition idéale entre Un privé à Babylone de Richard Brautigan, le Boris Vian période Vernon Sullivan, certains films des frères Coen et Monsignore de Jack-Alain Léger. Bigots s’abstenir…

Simili polar spirituel et sensuel

Lesdits bigots devraient être aussi choqués par le nouveau livre de Metin Arditi. Dans le précédent, déjà, Le Bâtard de Nazareth, il partait de l’hypothèse que Jésus serait le fils d’un soldat romain – il voyait dans cette blessure d’enfance le ressort psychologique de la vie de Jésus, la source de sa détestation des Pharisiens et de sa volonté de réformer le judaïsme. Avec L’Ile de la Française, Arditi quitte la Terre sainte pour la Grèce, en l’occurrence l’île imaginaire de Saint-Spyridon. On y trouve un couvent de moniales où les châtiments corporels ont toujours cours quand le livre s’ouvre, en 1950. Clio prend le voile. Problème : elle a été initiée à la photo par une Française, Odile. Alors que Clio commence à photographier ses sœurs religieuses dans des poses suggestives, la fille unique d’Odile disparaît. Les deux événements sont-ils liés ? On bascule dans un simili polar pour le moins singulier, à la fois spirituel et sensuel… Né à Ankara en 1945, naturalisé suisse en 1968, Arditi est un oiseau rare, à la croisée de plusieurs cultures. Des auteurs cités en préambule, c’est peut-être d’Albert Cohen qu’il est le plus proche. A la lecture de L’Ile de la Française, on se dit qu’il est dommage que Michel Déon ne soit plus de ce monde : ce roman était fait pour lui. On souhaite que de nombreux lecteurs reprennent le flambeau. Dans des genres on ne peut plus différents, Christian Kracht, Joseph Incardona et Metin Arditi montrent qu’il reste bien une littérature vivante en Suisse aujourd’hui. Mieux vaut lire ces trois-là que se laisser emporter par une formidable envie de sushis, de baskets aux couleurs criardes et de Porsche Cayenne.

Un animal sauvage, par Joël Dicker. Rosie & Wolfe, 398 p., 23 €. Eurotrash, par Christian Kracht, trad. de l’allemand (Suisse) par Corinna Gepner. Denoël, 186 p., 20 €. Stella et l’Amérique, par Joseph Incardona, Finitude, 214 p., 21 €. L’Ile de la Française, par Metin Arditi, Grasset, 229 p., 20 €.

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