La redoutable stratégie de la Russie et de la Chine pour déstabiliser la France en Outre-mer

La redoutable stratégie de la Russie et de la Chine pour déstabiliser la France en Outre-mer

La photo datée de décembre 2017 est toujours disponible sur le compte Facebook de Kemi Seba. L’activiste franco-béninois y serre la main de l’idéologue russe Alexandre Douguine, à Moscou. Sous son cliché avec “le plus influent idéologue actuel du Kremlin et de Poutine”, dixit Seba, le militant panafricaniste évoque “un échange fraternel et ô combien stratégique”, annonce une “alliance” à venir. Six ans plus tard, en février 2024, Kemi Seba effectue une tournée outre-mer. En Guadeloupe, en Guyane… Le propagandiste y dénonce devant des amphithéâtres pleins le “système colonial”, appelle les Noirs à se rebeller pour l’indépendance de leurs “pays”. “Ils sont en train de repeupler la Guadeloupe, comme ils ont repeuplé la Palestine. “Vous êtes une colonie comme la Palestine !”, lance-t-il par exemple le 16 février. Menacé par une procédure de déchéance de nationalité, il y répond, le 16 mars, en brûlant son passeport français devant les caméras.

La Russie savoure. Le 26 février, Kemi Seba était l’invité du Forum de la multipolarité, à Moscou, ouvert par Sergueï Lavrov, le ministre des Affaires étrangères, en présence de plusieurs éminences grises du Kremlin, dont Douguine ou Konstantin Malofeev. En 2022, plusieurs médias, dont Jeune Afrique et le quotidien allemand Die Welt ont révélé, documents à l’appui, que Kemi Seba a touché environ 440 000 dollars depuis des entités téléguidées par Wagner, la société paramilitaire russe, entre mai 2018 et juillet 2019. Ses meeting anti-Français en Afrique étaient soutenus par Moscou. Le militant a “diffusé de la propagande pro-Kremlin lors d’événements et de conférences parrainés par le gouvernement russe et des organisations liées à Evgueni Prigojine“, le défunt fondateur de Wagner, note aussi le département d’Etat américain dans un communiqué.

Talons d’Achille

Plusieurs signaux montrent que le monde russe cible désormais les Outre-mer comme un des talons d’Achille de l’influence française. Comme en Afrique, il s’agit de présenter la France comme un Etat néocolonial, afin de se poser en allié des pays du Sud tout en déstabilisant un adversaire fort de 2,2 millions d’habitants ultramarins et de 10 millions de kilomètres carrés de zone économique exclusive, sur tous les continents.

“La Russie a toujours soutenu l’Union des Comores dans sa volonté légitime de restituer l’île de Mayotte sous sa souveraineté. […] Nous considérons cela comme la condition la plus importante pour l’achèvement du processus de décolonisation globale”, déclare l’ambassadeur russe Andrey Andreev à la presse comorienne en avril 2023. En juillet de la même année, l’Azerbaïdjan, allié indéfectible de Moscou, lance dans sa capitale le Groupe d’initiative de Bakou contre le colonialisme français, en fait une table ronde avec des indépendantistes calédoniens, martiniquais et polynésiens, vouée à dénoncer les “méfaits des politiques de l’Etat colonial français”. “La question décoloniale est le dénominateur commun de l’argumentaire contre la France employé par les puissances étrangères”, commente, inquiet, un diplomate au Quai d’Orsay.

La Chine joue également de ce levier. “Comme la Russie, Pékin n’oublie pas d’utiliser l’enceinte des Nations unies pour mettre en avant la lutte contre les anciens colonisateurs. Les thèses des indépendantistes, notamment polynésiens, et les revendications des Comores sur Mayotte ou de l’île Maurice sur Tromelin font partie des choses qu’ils défendent et qu’ils financent”, observe Jean-Maurice Ripert, ancien représentant permanent de la France auprès de l’ONU et ancien ambassadeur en Russie ainsi qu’en Chine.

Une cible dans le Pacifique

En Nouvelle-Calédonie, l’Empire du Milieu a noué de longue date des relations avec des dirigeants indépendantistes. Sylvain Maillard, président du groupe Renaissance à l’Assemblée, en déplacement à Nouméa, le 9 février, en a fait l’expérience, lors d’une rencontre organisée avec Roch Wamytan, le président indépendantiste du Congrès, le Parlement calédonien. “Les Chinois ne nous ont jamais colonisés, contrairement aux Français. Les Calédoniens descendent en partie des Mélanésiens, qui descendent en partie des Austronésiens, qui proviennent des Chinois. Donc je suis, comme tous les Kanaks, 75 % papou et 25 % chinois”, affirme Wamytan, selon Maillard, qui relève une autre remarque de celui-ci : “Il m’a dit : ‘Les forces françaises présentes en Nouvelle-Calédonie font de nous une cible, sinon, personne ne nous attaque. Et de toute façon, si on nous attaquait, les soldats français ne viendraient jamais nous sauver’. Il a ajouté : ‘Mettre des soldats français en Nouvelle-Calédonie, c’est mettre une cible sur notre dos.”

Les experts géopolitiques estiment que la Chine rêve de parachever sur le Caillou son implantation pacifique, utile en cas de conflit avec les Etats-Unis… tout en lorgnant sa production de nickel, exportée à plus de 50 % vers l’Etat le plus peuplé du monde. “L’usine de production du nord est en grande difficulté. Certains indépendantistes n’hésitent pas à déclarer que des repreneurs chinois pourraient y investir pour la première fois”, indique Sonia Backès, présidente loyaliste de la province Sud de Nouvelle-Calédonie et ex-ministre en métropole. En octobre 2017, déjà, l’ambassadeur de Chine en France s’était rendu à Nouméa à l’invitation de l’Association d’amitié sino-calédonienne, présidée par des cadres du Front de libération nationale kanak et socialiste (FLNKS), premier mouvement indépendantiste kanak. Il avait multiplié les promesses en cas de vote positif au référendum d’indépendance, un an plus tard. “Ils demandaient de quoi nous avions besoin : tourisme, aquaculture, tout ce qui était susceptible d’intéresser, ils le proposaient”, a affirmé le député UDI Philippe Gomès auprès du Monde.

“Chinois ou Français ?”

Une stratégie d’incitation subtile complémentaire de menées diplomatiques plus agressives : le FLNKS fait partie du Groupe mélanésien fer de lance – qui rassemble des Etats du Pacifique sous influence chinoise -, son siège au Vanuatu a été entièrement financé par Pékin. Lors de son 22e sommet, en août 2023, l’organisation conteste le résultat du troisième référendum d’indépendance en Nouvelle-Calédonie. Ses membres s’entendent pour adresser une réclamation à la Cour internationale de justice afin de maintenir la Nouvelle-Calédonie sur la liste de l’ONU des pays à décoloniser. “Il est tout de même rare de voir une organisation intergouvernementale prendre à partie un Etat, la France, s’agissant de ses affaires internes”, s’agace Cameron Diver, directeur de cabinet de Sonia Backès.

Dès 2014, Ray Mabus, secrétaire d’Etat à la Marine des Etats-Unis, avait mis les pieds dans le plat lors d’une visite à Nouméa. “J’avais invité le président du Congrès à la réception. A la fin du repas, Mabus se tourne vers lui : ‘Mais vous, finalement, vous préférez être chinois ou français ?'”, se souvient Vincent Bouvier, alors haut-commissaire de la République en Nouvelle-Calédonie.

La Polynésie française apparaît encore plus perméable aux intérêts chinois. Un Institut Confucius, organe clé de la propagande chinoise à l’étranger, est installé à l’université de Polynésie depuis 2013. “La Polynésie et la France sont un couple où l’un des deux partenaires menace régulièrement de quitter l’autre pour aller dans les bras d’un amant plus offrant, schématise Eric Clua, ancien délégué territorial à la recherche et à la technologie pour la Polynésie française. L’amant, c’est la Chine.”

Un grand projet de ferme aquacole

En 2015, quand l’entrepreneur Wang Chang propose de transformer l’atoll de Hao en plus grande ferme aquacole du monde, il est accueilli favorablement par le président polynésien d’alors, Edouard Fritch. Mais ce projet pharaonique alerte au plus haut niveau de l’Etat. Dans un discours clôturant un voyage officiel dans le Pacifique en 2021, Emmanuel Macron s’inquiète des “projets exotiques”, dotés “d’étranges investisseurs”. Il vise directement la future ferme aquacole. Pas suffisant pour décourager Pékin. “On a entendu le gouvernement et l’Etat qui se posaient des questions. Mais d’un autre côté, des ministres et des investisseurs sont également pour. Il y a donc encore une chance de voir ce projet aboutir”, expliquait Lixiao Tian, consul de Chine à Papeete, au média polynésien TNTV News, en janvier 2023. Depuis, le nouveau président indépendantiste, Moetai Brotherson, a également exprimé des réserves liées au projet, qui semble désormais au point mort. “Mais il ne faut pas s’y tromper : Brotherson sait aussi bien que Fritch l’importance de la Polynésie dans les ambitions françaises. C’est parce que nous avons une base navale que Paris peut revendiquer sa présence dans la zone, pointe Sémir Al Wardi, maître de conférences en science politique à l’université de Polynésie. La Polynésie a intérêt à faire jouer les rivalités. Désormais, Paris se réinstalle, en particulier au niveau militaire.”

Une émulation dont la Chine sait profiter. En août 2023, le consulat chinois et la mairie de Faa’a, dirigée par le leader indépendantiste Oscar Temaru, annoncent la tenue d’une conférence le 6 septembre baptisée “Développement commun : réduction de la pauvreté, amélioration du bien-être du peuple, durabilité”. Parmi les intervenants annoncés, le consul Lixiao Tian, Antony Geros, président de l’Assemblée de Polynésie ou deux chercheurs de l’université de Polynésie, Sémir Al Wardi et l’historien Jean-Marc Regnault. “Mais nous n’avions jamais été consultés !, s’indigne ce dernier. Devant nos protestations, l’affaire a finalement été enterrée”. La conférence, qui devait être retransmise par la CGTN – la chaîne d’information multilingue de la télévision chinoise -, s’est finalement muée en “visite de courtoisie” du consul au président de l’Assemblée de Polynésie. “Pékin utilise la méfiance à l’égard de Paris générée par le passé colonial et les essais nucléaires (1966-1996), poursuit Jean-Marc Regnault. Le consul de Chine fait tout ce qu’il peut pour mettre en valeur les bonnes relations de la Chine avec la Polynésie, quelle que soit la tendance politique du gouvernement local, mais en profitant de l’alternance politique de 2023 qui a mis au pouvoir les indépendantistes soucieux de marquer leur différence avec la politique nationale.”

Même dans la recherche, le rare domaine non régalien encore dépendant de Paris en Polynésie, les représentants de l’Etat ont ainsi appris à regarder de près les propositions venues de Pékin. “Je me souviens d’une discussion avec le consul chinois à Tahiti : celui-ci a eu le bon goût de me citer une étude scientifique française, se souvient un diplomate en poste dans la zone dans les années 2010. Mais il y avait un problème : elle n’avait pas encore été rendue publique.” Eric Clua se rappelle avoir eu des réunions avec les agents de la DGSI “une à deux fois par mois” lorsqu’il était en poste. “C’était étroitement surveillé, confirme Pierre Labrosse, ancien délégué territorial à la recherche la technologie en Nouvelle-Calédonie avant de l’avoir été en Polynésie. Pratiquement toutes les deux semaines, mes collègues de la DGSI m’interrogeaient sur d’éventuelles ingérences pouvant être liées à la Chine.”

Un intérêt scientifique

En Polynésie, où se trouvent certains des laboratoires les plus pointus au monde en biologie marine, les propositions de “partenariats” avec la Chine sont régulières, et devenues source de méfiance, comme en novembre 2022, lorsque la Shanghai Ocean University offre ses services à Moorea, où est situé un des récifs coralliens les plus connus du monde. “Si vous faites de la prospection minière, vous allez chercher à connaître les coraux. L’intérêt que suscite le centre de Moorea n’est jamais complètement anodin”, glisse un diplomate ayant évolué dans la zone, convaincu que la Chine rêverait d’y mener des recherches industrielles et cherche ainsi à obtenir des informations clés par la voie universitaire.

Hiria Ottino, ancien conseiller du président Fritch, surnommé le “M. Chine” du gouvernement polynésien, est à l’origine de cette dernière proposition – refusée – comme tant d’autres. A la tête de l’Association d’amitié Pacifique-Chine depuis 2021, l’homme est connu pour ses liens avec Pékin – il est diplômé de médecine chinoise et a collaboré à la version française du Quotidien du peuple, l’organe de propagande officiel du Parti communiste chinois. “De notre avis, le Parti communiste chinois, en s’identifiant aux intérêts de la nation, en étant les intérêts de la nation… Grâce à ce courage, la Chine a su se reconstruire en une société moderne, harmonieuse, créative, et pour nous, inspirante”, s’extasie-t-il dans une vidéo relayée en 2022 par Le Quotidien du peuple. Il est suivi dans les couloirs du Quai d’Orsay, où ses amitiés ont longtemps interrogé. “Evidemment qu’on le soupçonnait d’être un agent d’influence !”, s’exclame un ancien diplomate, spécialiste de la zone indo-pacifique. Le conseiller n’a jamais été inquiété, comme aucun des dirigeants ultramarins aujourd’hui tentés par la Chine.

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