Le Petit Prince a-t-il effacé Antoine de Saint-Exupéry ?

Le Petit Prince a-t-il effacé Antoine de Saint-Exupéry ?

Raphaël Enthoven avait ouvert les hostilités sur Europe 1 en 2017, avant de récidiver dans Le Point en 2018 : ne trouvant “aucun intérêt à toutes ces pages interchangeables”, il dézinguait Le Petit Prince, une “salade consensuelle [pleine de] truismes”. En 2023, la critique littéraire Elisabeth Philippe lui emboîtait le pas dans L’Obs, se gaussant de ce “petit conte gentillet et doucereux” qui aligne, selon elle, les “mantras de développement personnel”. On sait que, avec 550 langues et dialectes au compteur, Le Petit Prince est le deuxième livre le plus traduit au monde après la Bible. On sait moins que l’œuvre d’Antoine de Saint-Exupéry va tomber dans le domaine public à la fin de 2031. Pas de souci à se faire pour sa quinzaine d’ayants droit : le Petit Prince, personnage universel, est aussi (surtout ?) devenu une marque mondiale qui, entre films, expositions et produits dérivés, génère 80 % des revenus liés à leur grand-oncle. La fin des droits d’auteur sera presque un non-événement. Preuve que le business a pris le pas sur la littérature ?

Quelques mois avant la célébration des 80 ans de la mort de Saint-Exupéry (disparu en mer au large des côtes marseillaises, avec son avion, lors d’une mission de repérage, le 31 juillet 1944), deux essais saluent sa mémoire. Dans Saint-Exupéry. Du vent dans le cœur, livre serré comme du Pierre Michon, l’universitaire et auteure Nathalie Prince (nom prédestiné !) s’amuse à raconter la vie de l’écrivain en reprenant la structure du Petit Prince. Dans Saint-Exupéry. Un petit prince en exil, le journaliste et écrivain Jean-Claude Perrier se concentre sur ses années américaines, de 1940 à 1943, celles pendant lesquelles il a notamment écrit Le Petit Prince. Nathalie Prince comme Jean-Claude Perrier voient en “Saint-Ex” un homme tourmenté, très éloigné de l’image kitsch d’auteur pour enfants un brin niais que ses adversaires aimeraient lui coller pour l’éternité.

Rappelons que, dans le genre casse-cou, Saint-Exupéry aurait fait passer Sylvain Tesson pour Eric Reinhardt. Pilote de l’Aéropostale, il fut un aviateur extrêmement aventureux, dont on ne compte plus les crashs – les plus célèbres : celui dans le désert de Libye, en 1935 ; celui au Guatemala, en 1938, qui lui laissera à vie séquelles et douleurs. Quand il n’emprunte pas la Bugatti de Gaston Gallimard pour rouler à tombeau ouvert, il écrit. Chez Gallimard, il est publié par André Gide en personne. Il décroche le prix Femina en 1931 pour Vol de nuit, puis le grand prix du roman de l’Académie française en 1939 pour Terre des hommes. Il collabore en parallèle au Paris-Soir de Pierre Lazareff, comme Joseph Kessel, dont il est l’ami. Mal marié à Consuelo, il a de nombreuses liaisons et se noie dans l’alcool, à l’image de Fitzgerald – ils sont d’ailleurs morts au même âge, à 44 ans. Qu’ajouter ? Qu’il était adulé à la fois par Jean Renoir, Orson Welles et Martin Heidegger et qu’il s’est brouillé avec André Breton, ce qui est toujours une preuve d’intelligence. Difficile, après ça, de voir en Saint-Exupéry le nigaud décrit par ses ennemis…

“Quelques jalousies”

Alors qu’un autre aviateur, Romain Gary, a droit à tous les éloges, pourquoi Saint-Exupéry est-il ainsi mésestimé ? Selon Jean-Claude Perrier, il y a plusieurs raisons : “Dès son premier livre, paru en effet chez le plus grand éditeur français, et adoubé par Gide, véritable gourou en son temps, Saint-Exupéry a été à la fois respecté par ses pairs, primé, et lu par le grand public. De quoi susciter quelques jalousies, de son vivant déjà. Ensuite, pendant la guerre, quelques esprits forts lui ont reproché, absolument à tort, une éventuelle récupération par Vichy, ainsi que de n’avoir pas été gaulliste – sujet d’ailleurs plus complexe qu’il n’y paraît, ainsi que je le montre dans mon livre… Saint-Exupéry, lu par des millions de gens dans le monde, n’est paradoxalement pas mainstream : il ne fait pas l’objet de thèses universitaires, de publications savantes. Il n’est pas à la mode. Espérons que les commémorations des 80 ans de sa mort pour la France changeront la donne. Cela dit, vous citez le cas de Gary, et il me semble que vous vous trompez : Gary souffrait le martyre de n’être pas assez reconnu comme écrivain, snobé par le milieu littéraire. Il s’est peut-être suicidé à cause de cela. Il est plus en faveur aujourd’hui, mais pas auprès de la supposée intelligentsia.”

Sur ce dernier point, Nathalie Prince nous renvoie à nos mondanités : “J’avoue ne pas trop pouvoir répondre : je ne connais pas assez de snobs qui ne citent pas Saint-Ex, et encore moins de snobs qui citent trop Gary ! Tous les deux ont été des élèves passables. Tous les deux ont eu l’écriture dans le sang. Tous les deux ont servi pendant la guerre et ont été des héros. Tous les deux ont mis beaucoup d’eux-mêmes dans leurs livres. Tous les deux ont regardé la mort en face, mais avec des méthodes différentes. Tous les deux ont eu les honneurs de la Pléiade, des statues à leur nom… Je dirai juste que Saint-Exupéry a vécu moins longtemps – ça peut compter, ça aussi. L’un est mort en 1980, l’autre, il y a quatre-vingts ans.”

Et Nathalie Prince d’aller à rebours de notre thèse et de défendre l’idée que le commerce fait autour du personnage du Petit Prince sert Saint-Exupéry : “Je ne crois pas qu’il ait été éclipsé. On n’est clairement pas dans le cas d’un James Matthew Barrie, dont plus personne ne se rappelle qu’il a écrit Peter Pan. Saint-Exupéry a encore sa place dans les esprits et dans le cœur des gens, même si son Petit Prince semble lui voler la vedette. Avec les innombrables produits dérivés de son œuvre, qui sont les marqueurs de notre société, on est loin des valeurs défendues par Saint-Exupéry. Je ne me positionne pas sur le bien-fondé ou le mal-fondé du marketing ; on est dans cette société en tant qu’acteurs, que consommateurs et demandeurs. Mais le marketing, et c’est là que ça m’intéresse, ne gomme pas l’écrit. Pour avoir consacré une grande partie de mes travaux de recherche à la littérature de jeunesse [La Littérature de jeunesse, Armand Colin, 2021], je dirai que, lorsque l’enfant manipule une figurine du Petit Prince ou met une pièce jaune dans sa tirelire en forme d’avion rouge, il commence à entrer dans le livre. C’est un vaste processus transmédiatique et transculturel qu’on ne doit pas occulter. C’est une forme de première rencontre avec l’univers littéraire.”

Quand on demande à nos deux spécialistes quel livre de Saint-Exupéry il faut relire, ils s’accordent sur Citadelle. Jean-Claude Perrier y voit “un riche livre posthume, d’une grande profondeur, même si ce n’est pas le livre tel que Saint-Exupéry l’aurait lui-même publié”. Nathalie Prince se fait plus diserte : “Citadelle me rappelle les grands textes fragmentaires du romantisme allemand. C’est un livre qui ne pouvait pas être achevé, ou qu’il ne fallait surtout pas achever. Un livre qui veut donner du sens à la vie des hommes, qui montre l’importance du lien, un livre sur la vulnérabilité humaine. Un livre partagé entre la tentation de la légèreté et celle de la pesanteur, entre l’urgence et la patience, entre la beauté de la solitude et l’amour des hommes, entre la ressemblance et la différence. Un livre de chevet, qui permet de répondre à cette question qui a littéralement hanté Saint-Exupéry : pourquoi y a-t-il autant d’hommes sur terre… et si peu d’humanité ?” Une bonne idée de cadeau à faire à Raphaël Enthoven, pour le réconcilier avec Saint-Exupéry.

Saint-Exupéry. Du vent dans le cœur, par Nathalie Prince. Calype, 109 p., 11,90 €.

Saint-Exupéry. Un petit prince en exil, par Jean-Claude Perrier. Plon, 162 p., 19 €.

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