“Le Problème à trois corps” adapté par Netflix : une “grande épopée” au service de la science

“Le Problème à trois corps” adapté par Netflix : une “grande épopée” au service de la science

“Ils arrivent, et il n’y a rien que vous puissiez faire pour les en empêcher”. La sentence, susurrée en fin de bande-annonce, reprend tous les codes de la science-fiction apocalyptique. “Ils”, entité lointaine et mystérieuse à la technologie avancée, viennent visiter la Terre avec de funestes projets. Ce 21 mars, Netflix dévoile la très attendue adaptation du best-seller international Le Problème à trois corps. Ecrit en 2006 par Liu Cixin, l’œuvre a ouvert la voie à une reconnaissance internationale de la science-fiction chinoise. Entretien avec Gwennaël Gaffric, son traducteur français (le roman est publié aux éditions Acte Sud) et maître de conférences en études chinoises à l’Université Jean Moulin Lyon 3.

L’Express : L’œuvre de Liu Cixin a été pionnière dans la découverte internationale de la science-fiction chinoise. Est-elle fondamentalement différente de son pendant occidental ?

Gwennaël Gaffric : En réalité, il n’y a pas en soi de différence fondamentale. La science-fiction est le genre littéraire moderne par excellence. Ses œuvres ne sont donc pas issues d’une tradition ancestrale et culturelle, que ce soit en Chine, en Europe ou aux Etats-Unis. Plus que n’importe quel genre, peut-être, la science-fiction se nourrit de son contexte socio-historique, certes, mais aussi des autres ouvrages de science-fiction produits à l’international. Il y a certainement des points communs dans un corpus national, mais qui sont plus circonstanciels et contextuels que culturels et nationaux. Pendant la période maoïste, la science-fiction produite en Chine imagine une société maoïste idéale. Dans les années 1950, la science-fiction aux Etats-Unis était très marquée par la guerre froide. La littérature de science-fiction est toujours une littérature qui parle du présent.

Peut-on relier Cixiu Liu à une école précise de science-fiction ?

En Chine, il est généralement considéré comme un auteur relevant de la “hard-science fiction”. C’est un sous-genre très intéressé par les questions scientifiques, et assez à cheval sur la cohérence et la rigueur de la science présentée dans le roman. D’un point de vue littéraire, Cixiu Liu est davantage dans la filiation d’Arthur C. Clarke, voire de Jules Verne, dont il se dit régulièrement un admirateur. Ses sources d’inspiration sont plus occidentales et américaines que chinoises.

Il est dans la filiation d’une science-fiction de l’idée, qui met son style rêche au service de son propos. Le Problème à trois corps est une grande épopée, moins centrée sur l’intériorité des personnages que sur l’évolution des systèmes politiques. On peut dégager une seule croyance de son auteur : sa foi en la science.

Cette inspiration très américaine explique-t-elle le succès occidental de ses romans ?

Il y a évidemment des facteurs propres à la qualité de l’œuvre elle-même. Son sous-genre a également eu un rôle. La “hard science-fiction” n’était plus forcément à la mode dans les années 2010 et avait connu son âge d’or soixante ans plus tôt. Le Problème à trois corps a donc signifié un renouveau, un regain d’intérêt pour un genre qui avait presque disparu. Il y a également eu une curiosité générale sur la question de la Chine elle-même. Le succès de la trilogie s’explique donc par de multiples facteurs, autant liés aux qualités littéraires de l’œuvre que par un intérêt pour ce qu’on imagine être un discours de la Chine sur son futur.

Vous évoquez un “renouveau”. Liu Cixin a donc été un pionnier ?

C’est le premier auteur chinois qui a vraiment émergé à l’international. Par le passé, il y avait certes eu un intérêt important pour le cinéma d’art martial et de genre chinois dans les années 1990-2000. Mais celle-ci est peu comparable à l’intérêt porté à Liu Cixin. Sa publication a jeté un nouveau regard sur la science-fiction chinoise, à la fois localement et internationalement, ce qui a permis à de nouveaux auteurs d’émerger. Il n’a toutefois pas créé d’école : son style n’est pas forcément prôné par les jeunes auteurs de science-fiction actuels. Ces derniers peuvent se dire admirateurs de son travail, sans être dans la même filiation littéraire. Résultat : quand un auteur chinois se fait connaître en dehors des frontières, il s’agit plus souvent d’un coup éditorial que quoi que ce soit d’autre. Aux Etats-Unis, l’émergence de Liu Cixin a créé un appel d’air permettant la traduction d’autres auteurs chinois – ce qui a moins été le cas en France.

Pour comprendre Liu Cixin, il est très important de souligner qu’il est né en 1963. C’est un enfant de la Révolution culturelle. Les textes auxquels lui-même a eu accès dans sa jeunesse, dont il s’est inspiré, étaient surtout de la vulgarisation scientifique, de la littérature russe, et quelques grands classiques américains. Les auteurs qui occupent la nouvelle scène de la SF aujourd’hui, nés dans les années 1980-1990, n’ont pas du tout le même rapport avec ce corpus. Ils sont lecteurs d’une science-fiction plus contemporaine. Les thématiques qui les préoccupent sont différentes. Là où Liu Cixin a une vision universaliste, les auteurs actuels vont être plus marqués par le contexte proprement chinois de la société actuelle. Ils vont se pencher sur des questions plus sociales, là où Liu Cixin est plus cosmopolite. Le Problème à trois corps a été écrit dans les années 2000, à une époque où, contrairement à aujourd’hui, on interrogeait moins les questions plus folkloriques, régionales, religieuses. Les tonalités ne sont plus les mêmes.

Le Problème à trois corps aborde des questions très politiques. Est-il une clé de lecture du régime chinois actuel ?

Pas vraiment. Même si l’œuvre est contemporaine, elle est déjà un peu datée. A l’époque de sa publication, en 2006 [NDLR : le roman a d’abord été publié par épisodes dans un magazine chinois], Xi Jinping n’était pas encore au pouvoir. Les problématiques du régime actuel ne sont pas exactement les mêmes. On peut lire certaines choses dans l’intrigue sur la politique chinoise internationale, peut-être, mais cela reste périlleux.

Il n’existe pas de “pensée chinoise” unifiée à proprement parler. C’est donc un peu vain d’y chercher quelque chose. Néanmoins, on peut trouver des sillages de réflexions issus de philosophie chinoise possibles. Mais ce n’est en aucun cas une vision chinoise de l’avenir.

Beaucoup ont pourtant vu dans l’œuvre un petit précis de la politique chinoise à l’avenir…

En Europe, notamment. En Chine, la puissance symbolique de voir cette œuvre gagner un prix littéraire aussi important que le prix Hugo, la voir adaptée, a également pu laisser penser cela. Mais dans les deux cas, c’est assez faux. Le Problème à trois corps est avant tout un projet fictionnel, qui ne cherche pas à être relié à une idéologie politique. Même si cela était le cas, il serait difficile de faire d’un auteur le symbole de la pensée de toute une nation. Diriez-vous qu’Alain Damasio est le symbole de la vision française du futur ? Il y a peu de chance.

Comment le succès international du Problème à trois corps est-il perçu en Chine ?

Le pouvoir se réjouit évidemment de voir un ouvrage chinois adapté sur Netflix. Une crainte agite toutefois une partie des fans : ce sera une œuvre américaine, plutôt destinée à un public américain, avec un certain nombre de changements scénaristiques dans la construction des personnages et de l’intrigue. Les personnages ne sont plus chinois pour la plupart, à l’inverse de la trilogie. Il y a de quoi agacer des fans attachés à l’histoire originale.

Davantage que l’œuvre elle-même, c’est la science-fiction en général qui est utilisée par le pouvoir. Récemment, la WorldCon, grande convention de science-fiction, a été organisée à Shanghai. Des efforts financiers significatifs ont été déployés. Un effort est fait pour valoriser le “soft power” des œuvres de SF, avec une contrainte : la Chine est un pays où l’on ne peut pas écrire ce que l’on veut. Les auteurs de science-fiction n’échappent pas à la règle. Certains auteurs parviennent d’ailleurs à se montrer subtilement critiques, mais sans s’en prendre frontalement au Parti communiste chinois.

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